Une initative de
Marie de Nazareth

Voyage en barque des huit disciples avec Jean d’En-Dor et Syntica

mardi 19 décembre 28
Ptolémaïs, Tyr

Vision de Maria Valtorta

       318.1 La ville de Ptolémaïs semble devoir rester écrasée sous un ciel bas, lourd, sans la moindre échancrure bleue, sans même une nuance dans sa noirceur. Non. Pas un nuage, un cirrus ou nimbus, qui se déplace sur la chape bouchée du firmament, mais une seule voûte concave et pesante comme un couvercle que l’on va abattre sur une caisse. Un couvercle énorme d’un étain crasseux, noirâtre, opaque, oppressant. Les maisons blanches de la ville semblent être en plâtre, un plâtre rêche, grossier, désolé, sous cette lumière… la couleur verte des plantes vivaces paraît embuée, triste, le visage des personnes livide ou spectral, et les couleurs des vêtements pâles. La ville se noie dans un sirocco accablant.

       La mer répond au ciel par le même aspect lugubre : une mer infinie, immobile, déserte. Elle n’a même pas un aspect plombé, ce serait inexact de le dire. C’est une étendue sans fin, et je pourrais même dire sans rides, d’une substance huileuse, grise comme doivent l’être des lacs de pétrole brut, ou plutôt, si c’était possible, des lacs d’argent mélangé à de la suie, à de la cendre, pour en faire une pâte d’un éclat particulier qui rappelle celui du quartz, et qui pourtant ne semble pas briller tant elle est inerte et opaque. Cet éclat ne se remarque qu’à cause du désagrément qu’il apporte à l’œil, ébloui par ce scintillement de nacre noirâtre qui fatigue sans réjouir. Pas une vague à perte de vue. Le regard rejoint l’horizon là où la mer morte touche le ciel mort, sans que l’on perçoive le moindre frèmissement ; on se rend toutefois compte que ce n’est pas une mer solidifiée car elle a une houle profonde à peine perceptible à la surface à cause d’un miroitement obscur. Elle est morte à ce point qu’à la rive les eaux sont là, immobiles comme celles d’un bassin, sans le moindre indice de vague ou de ressac. Et le sable est nettement humide là, à un mètre ou un peu plus, indiquant ainsi qu’il n’y a pas eu de flux ni de reflux sur la rive, depuis de longues heures. Le calme plat.

       Les rares navires qui se trouvent dans le port n’ont pas le moindre mouvement. Ils semblent figés dans une matière solide tant ils sont immobiles, et les quelques morceaux d’étoffes qui sont étendus sur les ponts, vêtements ou enseignes, pendent lamentablement.

       318.2 Les apôtres, accompagnés des deux voyageurs pour Antioche, arrivent à la côte par une ruelle populaire du port. Je ne sais pas ce que sont devenus l’âne et le char. Ils ont disparu. Pierre et André portent un coffre, Jacques et Jean le second, tandis que Jude a chargé sur ses épaules le métier à tisser démonté ; Matthieu, Jacques, fils d’Alphée, et Simon le Zélote se sont chargés de tous les sacs, y compris celui de Jésus. Syntica a dans les mains un panier de vivres. Jean d’En-Dor ne porte rien. Ils marchent rapidement parmi les gens qui, pour la plupart, re­viennent du marché avec les provisions, ou se hâtent, s’il s’agit de matelots, vers le port pour charger ou décharger les navires, ou les réparer, suivant les besoins.

       Simon-Pierre avance, sûr de lui. Il doit déjà savoir où se rendre car il ne regarde pas autour de lui. Tout rouge, il transporte, avec un cordage qui sert de poignée, le coffre avec l’aide d’André. Et on voit, tant pour eux que pour leurs compagnons Jacques et Jean, l’effort que leur impose le poids qu’ils portent à la contraction des muscles des mollets et des bras car, pour être plus libres, ils ne sont vêtus que de leur sous-vêtement court et sans manches, semblables en tout point aux portefaix qui se hâtent des entrepôts aux navires, ou vice versa, pour leurs opérations. Aussi passent-ils absolument inaperçus.

       318.3 Pierre ne va pas à la grande cale, mais, par une passerelle grinçante, il se rend à la plus modeste, un petit môle arqué qui abrite un second bassin beaucoup moins vaste pour les barques de pêche. Il regarde et appelle.

       Un homme se lève d’une embarcation robuste plutôt grande et répond :

       « Tu veux absolument partir? Remarque que la voile ne sert à rien, aujourd’hui. Il faudra avancer à force de rames.

       – Cela servira à me réchauffer et à me donner de l’appétit.

       – Mais es-tu vraiment capable de naviguer ?

       – Eh, l’homme ! Je ne savais pas encore dire “ maman ” que déjà mon père m’avait mis dans les mains la drisse et le filin des voiles. J’y ai aiguisé mes dents de lait…

       – C’est parce que, tu sais, cette barque est mon seul bien, tu sais ?

       – Tu me l’as déjà dit hier… Tu ne connais pas une autre chanson ?

       – Je sais que si tu coules, je serai ruiné et…

       – C’est moi qui serai ruiné si j’y laisse ma peau, pas toi!

       – Mais c’est mon bien, mon pain, ma joie et celle de ma femme, la dot de ma fillette, et…

       – Ouf ! Ecoute, ne m’excite pas les nerfs, qui ont déjà une crampe… une crampe plus terrible que celle des nageurs ! Je t’ai tant donné que je pourrais dire : “ Cette barque, je l’ai achetée ” ! Je n’ai pas marchandé, voleur maritime que tu es, je t’ai montré que je connais la rame et la voile mieux que toi, et tout était conclu. Maintenant, si la salade de poireaux que tu as mangée hier soir – ta bouche en sent mauvais comme une sentine - t’a donné des cauchemars et des remords, peu m’importe. L’affaire a été conclue avec deux témoins, un pour toi et un pour moi, et cela suffit. Saute hors d’ici, crabe poilu, et laisse-moi entrer.

       – Mais… une garantie au moins… Si tu meurs, qui me paiera le navire ?

       – Le navire ? C’est le nom que tu donnes à cette courge creuse ? Ah ! Homme misérable et orgueilleux ! Mais je vais te tranquilliser pourvu que tu te décides : je vais te donner cent autres drachmes. Avec celles-ci et ce que tu as voulu pour la location, tu t’en fais trois autres de ces taupes… Ou plutôt non : pas d’argent. Tu serais capable de me traiter de fou et d’en vouloir davantage au retour. Car pour ce qui est de revenir, je reviendrai, tu peux en être sûr ! Au moins pour te faire la barbe avec des claques si tu m’as donné une barque dont la carène est défectueuse. Je te donnerai l’âne et le char en gage… Non, pas même cela ! Mon Antoine, je ne te le confie pas. Tu serais capable d’échanger ton métier de loueur de barques contre celui de cocher et de filer pendant que je suis parti. Et mon Antoine vaut dix fois ta barque. Il vaut mieux te donner de l’argent. Remarque pourtant que c’est à titre de garantie, et que tu me le rendras à mon retour. Tu as compris ? Oui ou non ? Ohé, vous du bateau ! Qui est de Ptolémaïs ? »

       D’un bateau voisin se penchent trois visages :

       « Nous.

       – Venez ici…

       – Non, non, c’est inutile. Réglons l’affaire entre nous » dit le passeur.

       Pierre le regarde d’un œil scrutateur, il réfléchit et, voyant que l’autre quitte la barque et s’empresse d’y mettre le métier que Jude avait posé par terre, il murmure :

       « J’ai compris ! »

       Il crie à ceux du bateau :

       « Plus besoin ! Restez. »

       Et il sort d’une petite bourse des pièces de monnaie, les compte et les porte à ses lèvres en disant :

       « Adieu, mes chéries ! »

       Puis il les donne au loueur de barques.

       « Pourquoi leur as-tu donné un baiser ? demande ce dernier, étonné.

       – Un… rite. Adieu, voleur ! Allons, vous ! Toi, tiens au moins la barque. Tu les compteras après. Le compte y est. Je ne veux pas t’avoir comme compagnon en enfer, tu sais ? Moi, je ne vole pas. Ho, hisse ! Ho, hisse ! »

       Et il embarque le premier coffre, puis aide les autres à arrimer le leur, les sacs et tout le reste, en équilibrant le chargement et en rangeant les objets de manière à laisser libres les manœuvres et, après les objets, les personnes.

       « Tu vois que je sais y faire, vampire ? Débarrasse le plancher maintenant et va à ton destin. »

       Aidé d’André, il appuie la rame contre le petit môle pour s’en détacher.

       318.4 Après s’être engagé dans le courant, il passe la barre à Matthieu, en disant :

       « De toutes façons, toi, pour nous plumer, tu venais nous pincer quand nous pêchions, et tu sais la tenir passablement bien. »

       Puis il s’assied à la proue en lui tournant le dos, sur le premier banc, avec André à côté de lui. Devant lui sont assis Jacques et Jean, fils de Zébédée, et ils rament à un rythme régulier et puissant.

       La barque avance sans secousses et rapidement, malgré sa lourde charge, en frôlant le flanc des gros navires, d’où viennent des éloges pour la perfection du coup de rame.

       Voici enfin le large en dehors des digues… Toute Ptolémaïs défile devant les yeux des voyageurs, étendue comme elle l’est sur la rive et avec le port au sud de la ville. Dans la barque, c’est le silence absolu. On n’entend que le grincement des rames dans les tolets. Après un bon moment, quand Ptolémaïs est déjà dépassée, Pierre dit :

       « Pourtant, s’il y avait un peu de vent… Mais rien ! Pas un souffle !

       – Pourvu qu’il ne pleuve pas ! Dit Jacques, fils de Zébédée.

       – Hum ! Ça menace… »

       Silence de l’équipage et bruit monotone des rames pendant un long moment. Puis André demande :

       « Pourquoi as-tu fait un baiser aux pièces de monnaie ?

       – Parce que, quand on se quitte, on doit se saluer. Je ne les reverrai plus, et j’en suis désolé. J’aurais préféré les donner à quelque malheureux… Mais, patience ! La barque est réellement bonne, solide et bien construite. La meilleure de Ptolémaïs. C’est pour ça que j’ai cédé aux prétentions de son maître, et aussi pour qu’on ne nous pose pas de questions sur notre destination. C’est pour ça que j’ai dit : “ Pour acheter au Jardin blanc ”… Hélas ! Hélas ! Il commence à pleuvoir. Couvrez-vous, vous qui le pouvez, et toi, Syntica, donne son œuf à Jean. C’est l’heure… D’autant plus qu’avec une mer aussi calme, on n’a pas l’estomac soulevé… Et Jésus, qu’est-ce qu’il doit faire ? Que peut-il bien faire ? Sans vêtements, sans argent ! Mais où peut-il bien être maintenant ?

       – Il doit sûrement prier pour nous, répond Jean, fils de Zébédée.

       – C’est bien. Mais où ? … »

       Personne ne peut dire où. Et la barque louvoie, lourde, avec peine, sous un ciel chargé, sur une mer de bitume couleur de cendre, sous une pluie fine comme la brume, agaçante comme une démangeaison qui n’en finit pas. Les montagnes qui, après une zone de plaine reviennent vers la mer, se rapprochent, livides dans l’air brumeux. La mer à proximité continue de fatiguer les yeux par sa phosphorescence étrange ; plus loin, elle se perd dans la brume.

       318.5 « Nous allons nous arrêter dans ce village pour nous reposer et pour déjeuner » dit Pierre qui est un rameur infatigable.

       Tout le monde est d’accord. On arrive au village : quelques maisons de pêcheurs à l’abri d’un éperon de la montagne qui s’avance vers la mer.

       « On ne peut pas débarquer ici. Il n’y a pas de fond… C’est bon, nous allons rester là où nous sommes » bougonne Pierre.

       Effectivement, les rameurs mangent de bon appétit, mais pas les exilés. La pluie reprend et cesse alternativement. Le village est désert comme s’il n’y avait pas d’habitants, et pourtant des vols de colombes d’une maison à l’autre et des vêtements étendus sur les hauteurs révèlent qu’il y a des gens. Enfin, on voit sur une route un homme à peine vêtu, qui se dirige vers une petite barque tirée sur la rive.

       « Hé, l’homme ! Tu es pêcheur ? crie Pierre en faisant un porte-voix de ses mains.

       – Oui. »

       Le oui arrive affaibli à cause de la distance.

       « Quel temps va-t-il faire ?

       – La mer va être agitée d’ici peu. Si tu n’es pas d’ici, je te con­seille de contourner tout de suite le cap. De l’autre côté, l’eau est plus tranquille, surtout si tu louvoies, et tu le peux parce que la mer est profonde. Mais vas-y immédiatement…

       – Oui. Paix à toi !

       – Paix et bonne chance à vous !

       – Allons-y, alors » dit Pierre à ses compagnons. « Et que Dieu soit avec nous.

       – Bien sûr qu’il l’est. Jésus prie certainement pour nous » répond André en reprenant la rame.

       Effectivement, la houle s’est déjà formée et elle repousse et attire la barque à chaque va-et-vient ; la pluie tombe plus drue… et un vent syncopé s’y unit pour tourmenter les pauvres navigateurs. Simon-Pierre le gratifie de toutes les épithètes les plus pittoresques, parce que c’est un mauvais vent qui ne peut servir pour la voile et qui tend à pousser la barque contre les écueils du cap désormais tout proche. La barque a du mal à naviguer dans la courbe de ce petit golfe, noir comme de l’encre. Ils rament tant et plus, épuisés, rouges, en sueur, serrant les dents, sans plus gaspiller le moindre effort en paroles. Les autres, assis en face d’eux – et je les vois de dos – se taisent, muets sous la pluie pénible : Jean et Syntica sont au milieu, près du mât de la voile, derrière eux se trouvent les fils d’Alphée, et en dernier Matthieu et Simon, qui luttent pour maintenir la barre à chaque vague.

       318.6 C’est une dure entreprise de doubler le cap. Enfin, c’est fait… Et un peu de relâche est accordé aux rameurs qui doivent être épuisés. Ils s’interrogent pour savoir s’ils doivent se réfugier dans un petit village, au-delà du cap. Mais l’avis dominant est “ qu’il faut obéir au Maître même contre le bon sens. Or il a dit qu’ils doivent arriver à Tyr dans la journée ”. Et ils continuent…

       La mer se calme à l’improviste. Ils remarquent le phénomène, et Jacques, fils d’Alphée, dit :

       « C’est la récompense de l’obéissance.

       – Oui. Satan est parti parce qu’il n’a pas réussi à nous faire désobéir, confirme Pierre.

       – Nous arriverons à Tyr à la nuit, pourtant. Ce vent nous a beaucoup retardés…, dit Matthieu.

       – Peu importe. Nous irons dormir, et demain nous chercherons le navire, répond Simon le Zélote.

       – Mais est-ce que nous allons le trouver ?

       – Jésus l’a dit. Nous le trouverons donc, dit Jude avec assurance.

       – Nous pouvons hisser la voile, mon frère » observe André. « Il y a maintenant un bon vent et nous irons plus vite. »

       La voile, en effet, se gonfle, pas beaucoup, mais suffisamment pour rendre moins nécessaire le travail des rameurs, et la barque glisse, comme allégée, vers Tyr dont le promontoire, ou plutôt l’isthme, apparaît là-bas, au nord, blanc dans les dernières lueurs du jour.

       La nuit tombe très vite. Et il paraît étrange, après la grisaille du jour, de voir pointer les étoiles avec une imprévisible clarté et palpiter celles de la Grande Ourse, alors qu’arrive sur la mer la lumière d’un clair de lune si blanc qu’on croirait voir l’aube pointer après le jour pénible, sans nuit…

       318.7 Jean la tête vers le ciel, regarde et rit, et à l’improviste se met à chanter, activant le mouvement des rames et le rythmant par son cantique :

 

    « Salut, Etoile du Matin,

    Jasmin de la nuit,

    Lune d’or de mon Ciel,

    Mère sainte de Jésus.

    

    Espérance des navigateurs,

    Celui qui souffre et meurt rêve de toi.

    Rayonne, Etoile sainte et pieuse,

    Vers celui qui t’aime, ô Marie !… »

   

       Il chante en déployant sa voix de ténor, bienheureux.

       « Mais que fais-tu ? Nous parlons de Jésus et toi tu parles de Marie ? demande son frère.

       – Il est en elle et elle en lui. Mais il existe parce qu’elle a existé… Laisse-moi chanter… »

       Et il s’y donne, entraînant les autres…

       Ils arrivent ainsi à Tyr, où le débarquement est facile dans le port le plus petit, celui qui est au sud de l’isthme et que veillent les lampes qui pendent de nombreuses barques ; et les hommes qui sont là ne refusent pas leur aide à ceux qui viennent d’arriver.

       Alors que Pierre reste dans la barque avec Jacques, fils de Zébédée, pour veiller sur les coffres, les autres, avec un homme d’une autre barque, vont à l’auberge se reposer.

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