475.1 « Levez-vous et partons » ordonne Jésus aux apôtres, qui dorment lourdement sur du foin, ou plutôt des joncs, entassés sur un champ près d’un ruisseau qui attend les pluies d’automne pour remplir d’eau son lit.
Les apôtres, encore à moitié endormis, obéissent sans mot dire. Ils ramassent les sacs, mettent leurs manteaux dont ils s’étaient servis comme couvertures pendant la nuit, et prennent la route avec Jésus.
« Nous passons par le Carmel ? demande Jacques, fils d’Alphée.
– Non, par Séphoris. Puis nous prendrons la route pour Mageddo. Nous avons à peine le temps… répond Jésus.
– Oui. Et les nuits se font trop humides et trop fraîches pour dormir dans les champs, quand, pour quelque raison, aucune maison ne nous accueille, observe Matthieu.
– Les hommes ! Comme ils oublient facilement ! Seigneur ? Ce sera donc toujours la même chose ? demande André.
– Toujours.
– Eh bien ! S’il en est ainsi avec toi, quand ce sera nous qui agirons, tout sera effacé dès que nous aurons le dos tourné, soupire Thomas, découragé.
475.2 – Moi, je dis pourtant qu’il y a ici quelqu’un qui fait oublier. Car les hommes, certes, oublient facilement. Mais ils n’oublient pas toujours. Je vois que parmi nous, les hommes, nous nous souvenons de ce que nous avons eu et donné. En ce qui te concerne, en revanche… Non. Ce sont toujours les mêmes qui travaillent à effacer tout souvenir de toi, conclut Pierre.
– Ne juge pas sans t’appuyer sur une certitude, dit Jésus.
– Maître, cette certitude, je l’ai !
– Tu l’as ? Qu’as-tu découvert ? » demande Judas, l’air très intéressé.
D’autres aussi lui posent la même question, mais l’intérêt de Judas est le plus vif, je dirais même inquiet.
Pierre, qui regardait Jésus, se tourne et observe l’Iscariote d’un air attentif, pénétrant, soupçonneux. Mais il se tait, en gardant les yeux sur lui pendant un long moment. Puis il dit :
« Oh ! rien… et tout, si cela ne t’ennuie pas de le savoir. Au point que, si j’étais homme à employer tous les moyens pour réussir, je courrais dénoncer beaucoup de choses à nos gouvernants, et je suis sûr que quelqu’un aurait des ennuis. Mais je préfère ne pas réussir plutôt que d’obtenir de l’aide de ce côté. Dans les affaires de Dieu, je n’admets que le secours de Dieu, et il me semblerait faire entrer la profanation dans la cause de Dieu, si j’utilisais leur… aide pour écraser les reptiles. Eux aussi sont des reptiles… et… je ne m’y fierais pas… Capables d’écraser en même temps ceux qui sont dénoncés et les dénonciateurs… Ainsi… j’agis par moi-même. Voilà !
– Mais tu ne t’aperçois pas que tu offenses le Maître ?
– Moi? Pourquoi ?
– Parce que lui les fréquente.
– Lui, c’est lui, et s’il les fréquente, ce n’est pas par intérêt, mais pour les amener à Dieu. Lui peut le faire… et il le fait. Mais il ne court pas après eux… Tu vois que… c’est à eux de venir à lui pour entendre le “ philosophe ”, comme ils disent. Mais maintenant, ils ne le désirent plus autant, me semble-t-il. Et personnellement, ça ne m’attriste pas.
– Tu paraissais content, toi aussi, à la Pâque !
– Il semblait. L’homme est souvent un sot. Mais il ne semble plus, et cela n’est plus. Et j’ai raison.
– Comme créature qui ne mélange pas l’intérêt humain aux réalités spirituelles, tu as raison, Simon » dit Jésus. « Mais, comme apôtre qui se réjouit que d’autres s’éloignent de la lumière, non. Tu n’as pas raison. Si tu réfléchissais au fait que toute âme gagnée à la lumière est une gloire pour ton Maître, tu ne parlerais pas ainsi. »
Judas Iscariote lorgne Pierre avec un sourire sarcastique. Pierre le voit… mais il se domine et ne dit rien.
Jésus le voit aussi et, s’adressant à Pierre, mais comme s’il parlait pour tous, il reprend :
« Sachez pourtant qu’un excès de scrupule religieux visant à une bonne fin est plus excusable qu’une indifférence totale, pour atteindre un but humain. Je vous l’ai dit plusieurs fois : c’est la volonté bonne ou mauvaise qui donne du poids à l’action. Et dans ce cas, c’est une volonté bonne, même si elle est imparfaite dans sa forme, qui s’oppose à ce que l’on mêle au surnaturel l’humain et ce que l’on considère comme impur auprès de Dieu. Son intransigeance n’est pas juste, parce que je suis venu pour tout le monde. Mais son jugement est très voisin de la perfection lorsqu’il estime que, dans les affaires de Dieu, on ne doit recourir qu’à son aide surnaturelle, sans mendier une aide humaine intéressée ou terre à terre. »
Et par cette sentence équitable, Jésus met fin à la discussion.
475.3 Ils ont franchi à pied sec le lit d’un autre ruisseau brûlé par l’été et rejoint la route principale qui va de Sycaminon à la Samarie. Si j’ai bon souvenir, je crois avoir déjà vu cet endroit. La route est très fréquentée à cause de la proximité de la fête et elle a déjà pris l’aspect caractéristique des routes palestiniennes à l’époque des pèlerinages obligatoires au Temple : voyageurs, ânes, chars qui portent des personnes, avec des tentes, du mobilier pour les haltes entre les étapes, et dans Jérusalem elle-même, toujours envahie lors des solennités, au point qu’il est conseillé de camper sur les collines qui l’entourent, si la saison le permet. Qui plus est, cette migration de familles entières est encore plus sensible à cette fête des Tentes, non parce que les pèlerins seraient plus nombreux que pour la Pâque ou la Pentecôte, mais parce que, devant obligatoirement vivre sous des cabanes pendant plusieurs jours, ils emportent le mobilier que, lors des autres solennités, tous évitent de traîner avec eux. C’est vraiment l’exode de tout un peuple qui se déverse par toutes les routes en direction de la capitale, comme le sang afflue au cœur par toutes les veines.
475.4 Aujourd’hui encore, la religion obstinée d’Israël est très tenace, et unie. C’est pourquoi les coreligionnaires s’aident entre eux, en quelque endroit qu’ils se trouvent poussés par le sort et, quelle que soit la nation où ils sont nés ; cela n’est pas un obstacle, car un autre juif d’une autre nation se sent toujours frère et compatriote du coreligionnaire qu’il rencontre. Pour bien le comprendre, il faut se souvenir qu’eux, dispersés, persécutés, méprisés, apparemment sans véritable patrie, ne se sentent rien de tout cela. Ils ont leur patrie, celle que Yahvé leur a donnée. Ils ont leur capitale : Jérusalem, et c’est là, de toutes les parties du monde, que converge le meilleur de leur être : leur esprit, leur cœur. Ils ont péché ? Dieu les a punis ? Les prophéties se sont réalisées ? Oui, c’est vrai. Mais il leur reste celle, lumineuse, source pour eux d’une merveilleuse espérance, de la reconstruction du royaume d’Israël… de ce Messie qui doit venir… Et c’est dans la douleur qui craint d’avoir démérité de Dieu, et avec cette perpétuelle question : “ Jésus de Nazareth était-il le vrai Messie ? ”, qu’ils cherchent à se reconstituer en nation, pour l’avoir, ce Messie. Ils cherchent à conserver cette foi tenace en leur religion pour mériter le pardon de Dieu et voir s’accomplir la promesse.
Je suis une pauvre femme, et je ne connais rien aux problèmes politiques, je ne me suis jamais intéressée aux juifs d’aujourd’hui et à leurs malheurs. Quelquefois même, j’ai ri d’eux, parce qu’ils attendent encore Celui qui est venu et qu’ils ont crucifié. Il me semblait qu’ils versaient peut-être des larmes de crocodile, leur conduite ne m’a pas paru et ne me paraît pas telle qu’elle puisse mériter ce qu’ils espèrent de Dieu : non pas le Christ qui, désormais, ne viendra qu’au dernier Jour, mais pas non plus le rassemblement, dans une nation indépendante, de la race hébraïque dispersée. Pourtant, maintenant que je vois, spirituellement, les pères des juifs actuels, je comprends leur drame séculaire et leur ténacité, la source de cette ténacité qu’ils gardent toujours. C’est encore le Peuple de Dieu qui, par la volonté de Dieu, converge vers la terre promise à leurs pères, aux patriarches, ce peuple qui depuis des dizaines de siècles accomplit le rite mosaïque, en pensant à Jérusalem, à son Temple qui resplendit sur le mont Moriah. Ils ne peuvent y aller ? Si. Mais ils s’y rendent en esprit.
Les baïonnettes, les canons, les prisons servent contre l’homme, pas contre l’esprit. Israël ne peut périr, car il est resté dans sa religion. Théorique, pharisaïque, rituelle, privée de ce qui fait la vraie vie d’une religion : la correspondance de l’esprit avec le rite matériel ? Tout ce que vous voulez. Mais autour de ce corps émietté qui fut une nation, et qui est maintenant une infinité de fragments épars sur toute la terre, il reste pour les garder unis un ensemble d’idées, de rites, de préceptes séculaires, venus des prophètes et des rabbins et, comme un phare visible de toutes les parties du monde, un lieu resplendit : Jérusalem. Son nom est comme un appel au rassemblement, il est comme un étendard déployé pour le rappel, le souvenir, la promesse. Non, ce peuple ne peut être réduit au silence par aucune force humaine. Il y a en lui une force plus qu’humaine.
Tout cela se comprend quand on observe ce peuple en marche, par des chemins impossibles, à des saisons pénibles, insoucieux de tout ce qui est peine, joyeux de se rendre à la Cité Sainte. Tout cela se comprend quand on les voit cheminer, les riches avec les pauvres, les enfants avec les vieillards, de la Palestine ou de la Diaspora, vers leur cœur : Jérusalem. Tout cela se comprend quand on les entend chanter leurs cantiques… Et, je l’avoue, je voudrais que nous, les chrétiens et les catholiques, nous soyons comme eux, que nous ayons pour le cœur du catholicisme, Rome, l’Eglise, et pour celui qui y vit, le Pierre d’aujourd’hui, les sentiments de ceux que je vois marcher, marcher, marcher… Je voudrais que nous ayons ce qu’ils ont, eux, en plus de notre foi, parfaite parce que chrétienne.
On me dira : “ Ils sont pleins de défauts. ” Et nous ? En sommes-nous exempts, nous qui sommes pourtant fortifiés par la grâce et les sacrements ? Nous qui devrions être “ parfaits comme le Père qui est dans les Cieux ? ”
475.5 J’ai fait une digression. Mais, en suivant la marche des apôtres mêlés aux foules d’Israël, je me perds dans mes pensées…
Et cela jusqu’au moment où, à un croisement de routes, un groupe de disciples aperçoit le Maître et se presse autour de lui. Parmi eux se trouve Abel de Bethléem, qui se jette aussitôt aux pieds de Jésus en disant :
« Maître, j’ai tant prié le Très-Haut pour qu’il me permette de te rencontrer. Je ne l’espérais plus. Mais il m’a exaucé. A ton tour, maintenant, exauce ton disciple.
– Que veux-tu, Abel ? Viens là, au bord du champ. Ici, il y a trop de monde, et nous dérangeons. »
Ils se rendent tous à l’endroit que Jésus indique et, là, Abel parle.
« Maître, tu m’as sauvé de la mort et de la calomnie et tu as fait de moi l’un de tes disciples. Tu m’aimes donc beaucoup ?
– Comment peux-tu me poser cette question ?
– C’est pour être certain que tu vas exaucer ma prière. Quand tu m’as sauvé, tu as infligé à mes ennemis un terrible châtiment. Il est certainement juste. Mais, Seigneur, il est bien horrible ! J’ai cherché ces trois hommes. Chaque fois que je venais chez ma mère, je les cherchais, sur les montagnes, dans les cavernes près de ma ville. Et je ne les trouvais jamais.
– Pourquoi les as-tu recherchés ?
– Pour leur parler de toi, Seigneur. Pour que, croyant en toi, ils t’invoquent et obtiennent pardon et guérison. C’est seulement pendant l’été que je les ai trouvés, et pas ensemble. L’un d’eux, celui qui me haïssait à cause de ma mère, s’est séparé des autres qui sont allés plus haut, vers les monts plus élevés de Jiphtaël. Ils m’ont dit où il est… Et par eux j’ai eu la trace des bergers de Bethléem qui t’ont accordé l’hospitalité ce soir-là. Les bergers, avec leurs troupeaux, vont de tous côtés, et ils savent tant de choses ! Ils savaient que c’était à la montagne de la Belle Source que se trouvaient les deux lépreux que je cherchais. J’y suis allé. Oh !… »
L’horreur se peint sur le visage du tout jeune homme.
« Continue.
– Ils m’ont reconnu. Moi, je ne pouvais reconnaître mes concitoyens en ces deux monstres… Ils m’ont appelé… et ils m’ont prié, comme si j’étais un dieu… Le serviteur surtout m’a fait pitié, à cause de son pur repentir. Il ne veut que ton pardon. Seigneur… Aser demande aussi la guérison. Il a une vieille mère, Seigneur, une vieille mère qui meurt de chagrin en ville…
– Et l’autre ? Pourquoi s’est-il séparé ?
– Parce que c’est un démon. Principal coupable, déjà adultère quand il est devenu homicide, il a poussé Aser, corrompu le serviteur de Joël, qui est un peu naïf et facilement influençable, et il continue à être un démon. De sa bouche sort le venin et le blasphème, de son cœur la haine et la cruauté. Je l’ai vu, lui aussi… Je voulais le rendre bon. Il s’est rué sur moi comme un vautour et je n’ai dû mon salut qu’à ma fuite rapide et à ma résistance puisque je suis jeune et en bonne santé. Mais je ne désespère pas de le sauver. Je retournerai… Une fois, deux fois, autant qu’il faudra avec des secours, avec amour. Je me ferai aimer. Lui croit que je viens me moquer de sa ruine. Moi, j’y vais pour la réédifier. S’il peut arriver à m’aimer, il m’écoutera ; s’il m’écoute, il finira par croire en toi. C’est ce que je souhaite. Pour les autres, cela a été facile, car ils ont médité et compris par eux-mêmes. Et le serviteur est devenu le véritable maître de l’autre parce qu’il a tant de foi, un si grand désir de pardon ! 475.6 Viens, Seigneur ! Je leur ai promis de te conduire à eux quand je t’aurais rencontré.
– Abel, leur crime était grand, il y avait même plusieurs crimes en un. Bien court est le temps de leur expiation…
– Grands ont été leur tourment et leur repentir. Viens.
– Abel, ils voulaient ta mort.
– Peu importe, Seigneur. Je veux pour eux la vie.
– Quelle vie ?
– Celle que tu donnes, celle de l’âme, le pardon, la rédemption.
– Abel, c’étaient tes Caïn et ils t’ont haï comme on ne le peut davantage. Ils voulaient tout t’enlever : la vie, l’honneur et ta mère…
– Ils ont été mes bienfaiteurs, puisque c’est grâce à eux que je t’ai trouvé, toi. Moi, je les aime pour ce don qu’ils m’ont fait, et je te demande qu’ils soient là où moi je suis : à ta suite. Je veux leur salut comme le mien, plus que le mien, car plus grand est leur péché.
– Quelle offrande ferais-tu à Dieu en échange de leur salut, s’il t’en demandait une ? »
Abel réfléchit un moment… puis il dit avec assurance :
« Jusqu’à moi-même, jusqu’à ma vie. Je perdrais une poignée de boue, pour posséder le Ciel. Ce serait une heureuse perte pour un grand profit, infini : Dieu, le Ciel. Et deux pécheurs sauvés : les premiers-nés du troupeau que j’espère te conduire et t’offrir, Seigneur. »
Jésus a un geste qu’il ne fait jamais ainsi en public. Il se penche — car il est beaucoup plus grand qu’Abel — et, prenant la tête d’Abel dans ses mains, il dépose un baiser sur sa bouche en disant : “ Qu’il en soit ainsi. ” Je crois du moins que c’est ce que signifie son “ Marana Tha ”. Puis il ajoute :
« Pour tes sentiments, qu’il te soit fait selon ce que demandent tes paroles. Viens avec moi, tu me guideras. Jean, accompagne-moi. Quant à vous, allez de l’avant, par la route de Mageddo à Engannim. Vous m’attendrez là, si je ne suis pas encore arrivé.
– Et nous te prêcherons, ainsi que ta doctrine, dit Judas.
– Non. Vous m’attendrez, simplement, en vous comportant comme de justes et humbles pèlerins, et rien de plus. Comportez-vous les uns avec les autres comme des frères. Et, en chemin, vous passerez chez les paysans de Yokhanan pour leur donner ce que vous avez, et leur annoncer que le Maître, s’il le peut, passera par Jezréel après-demain, à l’aurore. Allez. Que la paix soit avec vous. »