472.1 « Elle ne me plaît pas du tout, cette halte avec l’homme qui nous a rejoints… » bougonne Pierre qui se trouve avec Jésus dans un verger touffu.
Ce doit être déjà l’après-midi du sabbat, car le soleil est encore haut sur l’horizon alors que c’était le crépuscule à leur arrivée au village.
« Après les prières, nous partirons. C’est le sabbat. Nous ne pouvions pas voyager, et le repos ici nous a fait du bien. Nous ne nous arrêterons plus jusqu’au prochain sabbat.
– Mais tu t’es si peu reposé ! Tous ces malades !…
– Ce sont autant de personnes qui maintenant louent le Seigneur. Pour vous épargner tant de route, je serais volontiers resté ici deux jours, pour donner à ceux qui ont été guéris le temps d’apporter la nouvelle au-delà des frontières. Mais vous n’avez pas voulu.
– Non ! Non ! Je voudrais être déjà loin. Et… n’aie pas trop confiance, Maître. Tu parle, tu parles… Mais sais-tu que, dans certaines bouches, chacune de tes paroles se change en poison pour toi ? Pourquoi nous l’ont-ils envoyé ?
– Tu le sais.
– Oui. Mais pourquoi est-il resté ?
– Ce n’est pas le premier qui reste après m’avoir approché. »
Pierre hoche la tête. Il n’est pas convaincu. Il grommelle :
« C’est un espion ! Un espion !
– Ne juge pas, Simon. Tu pourrais te repentir un jour de ton jugement actuel…
– Je ne juge pas. J’ai peur pour toi. Et cela, c’est de l’amour. Le Très-Haut ne peut me punir de t’aimer.
– Je ne dis pas que tu te repentirais de cela, mais d’avoir pensé du mal de ton frère.
– Lui, il est le frère de ceux qui te haïssent. Ce n’est donc pas le mien.
Ce raisonnement est humainement juste, 472.2 mais Jésus souligne :
« Il est disciple de Gamaliel. Gamaliel n’est pas contre moi.
– Mais il n’est pas avec toi non plus.
– Qui n’est pas contre moi, est avec moi, même s’il n’en donne pas l’impression. On ne peut pas demander qu’un Gamaliel, le plus grand docteur que possède Israël aujourd’hui, un puits de science rabbinique, une vraie mine dans laquelle se trouve toute la… substance de la science rabbinique, puisse rapidement tout rejeter pour me suivre, moi. Simon, il est difficile, même à vous, de me choisir en laissant de côté tout le passé…
– Mais nous, nous t’avons suivi !
– Non. Sais-tu ce que c’est que de me choisir ? Ce n’est pas seulement m’aimer et me suivre. Cela, c’est plutôt le mérite de l’Homme que je suis et qui attire votre sympathie. Me choisir, c’est prendre ma doctrine, qui est pareille à l’ancienne pour ce qui est de la Loi divine, mais qui est complètement différente de cette loi, de cet amas de lois humaines qui se sont accumulées au cours des siècles pour fabriquer tout un règlement et un formulaire qui n’ont rien de divin. Vous, tous les humbles d’Israël, et aussi certains grands très justes, vous vous plaignez et vous critiquez les subtilités pointilleuses des scribes et des pharisiens, leur intransigeance et leur dureté… Mais vous aussi, vous n’en êtes pas exempts. Ce n’est pas votre faute. Pendant des siècles et des siècles, vous, les Hébreux, avez assimilé lentement les… exhalaisons humaines de ceux qui ont manipulé la Loi de Dieu, pure et surnaturelle. Tu le sais. Lorsque quelqu’un continue des années durant à vivre d’une certaine manière différente de celle de son pays natal — parce qu’il est dans un pays qui n’est pas le sien, et que ses enfants et ses petits-enfants y vivent —, il arrive que sa descendance finisse par s’assimiler à celle de l’endroit. Elle s’acclimate au point de perdre jusqu’à l’aspect physique de sa nation en plus des habitudes morales et, malheureusement, au point de perdre la religion de ses pères… 472.3 Mais voici les autres. Allons à la synagogue.
– Tu y prends la parole ?
– Non. Je suis un simple fidèle. J’ai parlé par les miracles ce matin…
– Pourvu que cela ne t’ait pas porté tort… »
Pierre est vraiment mécontent et préoccupé, mais il suit le Maître, qui s’est réuni aux autres apôtres et se trouve rejoint en route par l’homme de Giscala, et d’autres qui sont peut-être du village.
Dans la synagogue, le chef de la synagogue se tourne vers Jésus avec respect :
« Rabbi, veux-tu expliquer la Loi ? »
Mais Jésus refuse, et c’est comme un juif quelconque qu’il suit toutes les cérémonies, baisant comme les autres le rouleau que lui présente l’adjoint (dans l’ignorance du terme approprié, j’appelle ainsi cet assistant du chef de la synagogue) et écoutant l’explication du passage choisi. Pourtant, même s’il ne parle pas, la façon dont il prie est déjà une prédication… Beaucoup le regardent. Le disciple de Gamaliel ne le perd pas de vue une seule minute. Et les apôtres, soupçonneux comme ils sont, ne perdent pas de vue le disciple.
Jésus ne se retourne pas même quand, sur le seuil, se produit un bourdonnement qui distrait beaucoup de gens. Mais la cérémonie prend fin et les fidèles sortent sur la place où se trouve la synagogue. Jésus, bien qu’étant plutôt vers le fond, sort dans les derniers, et se dirige vers la maison pour prendre son sac et partir.
472.4 Beaucoup d’habitants de la ville le suivent, parmi lesquels le disciple de Gamaliel que hèlent à un certain moment trois hommes adossés au mur d’une maison. Il parle avec eux, et en leur compagnie se fraie un chemin vers Jésus.
« Maître, ces gens désirent te parler, dit-il pour attirer l’attention de Jésus qui discutait avec Pierre et son cousin Jude.
– Des scribes ! Je l’avais bien dit ! » s’écrie Pierre, déjà troublé.
Jésus salue profondément les trois hommes qui en font autant, et il demande :
« Que voulez-vous ? »
Le plus âgé prend la parole :
« Tu n’es pas venu. C’est donc nous qui venons. Et pour que personne ne pense que nous n’avons pas respecté le sabbat, nous disons à tous que nous avons partagé le parcours en trois temps : le premier jusqu’à ce que la dernière lueur du crépuscule ait disparu ; le second, de six stades, pendant que la lune éclairait les sentiers ; le troisième se termine maintenant et n’a pas dépassé la distance légale. Cela dit pour nos âmes et les vôtres. Mais pour notre esprit, nous te demandons ta sagesse. Es-tu au courant de ce qui est arrivé dans la ville de Giscala ?
– Je viens de Capharnaüm, je ne sais rien.
– Ecoute : un homme s’était absenté pour de longues affaires de sa maison. A son retour, il apprit que, durant son absence, sa femme l’avait trahi, et jusqu’au point d’avoir un fils, qui ne pouvait être du mari, puisqu’il avait été absent pendant quatorze mois. L’homme a tué secrètement sa femme. Mais, dénoncé par quelqu’un qui l’avait appris de la servante, il a été mis à mort conformément à la loi d’Israël. L’amant, qui selon la Loi aurait dû être lapidé, s’est réfugié à Cédès, et il cherchera sûrement à en repartir pour d’autres lieux. Le bâtard, que le mari voulait trouver pour le tuer lui aussi, ne lui fut pas remis par la nourrice qui l’allaitait : au contraire, elle est allée à Cédès demander au vrai père du bébé de s’occuper de son enfant, car le mari de la nourrice refuse de garder le bâtard chez lui. Mais l’homme l’a repoussée en lui disant que son fils le gênerait dans sa fuite. Et toi, comment juges-tu cette affaire ?
– Je ne pense pas qu’on puisse encore la juger : tout jugement, juste ou injuste, a déjà été prononcé.
– Quel est, selon toi, le jugement juste et celui qui est injuste? Il y a eu divergence d’idées entre nous au sujet du supplice de l’assassin. »
472.5 Jésus les regarde, fixement, l’un après l’autre. Puis il dit :
« Je vais parler. Mais d’abord, répondez à mes questions, quelle que soit leur importance. Et soyez sincères. Celui qui a tué la femme était-il de l’endroit ?
– Non. Il s’y était établi après avoir épousé la femme qui, elle, en était.
– L’adultère était-il de l’endroit ?
– Oui.
– Comment le mari a-t-il su qu’il était trahi ? La faute était-elle publique ?
– Non, vraiment, et on ne comprend pas comment il a pu l’apprendre. La femme s’était absentée depuis des mois en disant que, pour ne pas rester seule, elle se rendait à Ptolémaïs dans sa famille, et elle est revenue en disant qu’elle avait pris avec elle le bébé d’une parente morte.
– Quand elle était à Giscala, sa conduite était-elle effrontée ?
– Non. Au contraire, nous avons tous été étonnés de sa relation avec Marc.
– Mon parent n’est pas un pécheur. C’est un accusé innocent, dit l’un des trois qui n’a encore jamais parlé.
– C’était ton parent ? Qui es-tu ? demande Jésus.
– Le premier des Anciens de Giscala. C’est pour cela que j’ai voulu la mort du meurtrier, car non seulement il a tué, mais il a tué une innocente. »
Et il regarde de travers le troisième, qui a environ quarante ans, et qui répond :
« La Loi prescrit de tuer l’homicide.
– Tu voulais la mort de la femme et de l’amant.
– C’est la Loi.
– S’il n’y avait pas d’autre raison, personne n’aurait parlé. »
La discussion s’envenime entre les deux antagonistes, qui en oublient presque Jésus. Mais celui qui a parlé le premier, le plus âgé, impose le silence en disant avec impartialité :
« On ne peut nier que l’homicide ait été consommé, comme on ne peut nier qu’il y ait eu une faute. La femme l’a finalement avouée à son mari. Mais laissons parler le Maître.
– Je vous demande : comment le mari l’a-t-il appris ? Vous ne m’avez pas répondu. »
Celui qui défend la femme dit :
« Parce que quelqu’un a parlé dès le retour du mari.
– Je vous dis que celui-là n’avait pas l’âme pure, dit Jésus en abaissant ses paupières pour voiler son regard et l’empêcher d’accuser.
Mais l’homme de quarante ans qui voulait la mort de la femme et de son amant s’emporte :
« Moi, je ne désirais pas cette femme.
– Ah ! maintenant c’est clair ! C’est toi qui as parlé ! Je le soupçonnais, mais tu viens de te trahir ! Assassin !
– Et toi, tu favorises l’adultère. Si tu n’avais pas averti Marc, il ne se serait pas enfui. Mais c’est ton parent ! C’est ainsi qu’on rend la justice en Israël ! C’est pour cela que tu défends aussi la mémoire de la femme : pour défendre ton parent. S’il n’y avait qu’elle, tu ne t’en soucierais pas !
– Et toi, alors ? Toi qui as jeté le mari contre sa femme pour te venger de ses refus ?
– Et toi, le seul à avoir témoigné contre l’homme ? Toi qui dans cette maison payais une servante pour qu’elle te favorise ? Un seul témoignage n’est pas valide : c’est la Loi qui le dit. »
C’est un vrai brouhaha de foire !
Jésus et le plus âgé cherchent à calmer les deux hommes, qui représentent deux intérêts et deux courants opposés, et qui révèlent une haine implacable entre deux familles. Ils y parviennent non sans peine, 472.6 et Jésus prend la parole. Calme, solennel, il commence par se défendre de l’accusation venue de l’un des deux adversaires : “ Toi qui protèges les prostituées… ”
« Moi, non seulement j’affirme que l’adultère consommé est un crime contre Dieu et le prochain, mais j’ajoute : même celui qui a des désirs impurs pour la femme d’un autre est adultère dans son cœur, et il pèche. Malheur si tout homme qui a désiré la femme d’autrui devait être mis à mort ! Les lapidateurs devraient avoir toujours des pierres à la main. Mais si, bien des fois, le péché reste impuni par les hommes sur terre, il sera expié dans l’autre vie, parce que le Très-Haut a dit : “ Tu ne forniqueras pas et tu ne désireras pas la femme d’autrui ”, et il faut obéir à la parole de Dieu. Cependant, je dis aussi : “ Malheur à celui par qui se commet un scandale, et malheur à celui qui dénonce son prochain. ” Ici, il y a eu des manquements de la part de tous. De la part du mari : y avait-il pour lui une véritable nécessité d’abandonner sa femme si longtemps ? L’avait-il toujours traitée avec cet amour qui gagne le cœur de sa compagne ? S’est-il examiné lui-même pour voir si, avant d’être offensé par sa femme, il ne l’avait pas offensée, lui ? La loi du talion dit “ œil pour œil, dent pour dent ”. Mais si elle le dit pour exiger réparation, cette réparation doit-elle être faite par un seul ? Je ne défends pas la femme adultère, mais je dis : “ Combien de fois aurait-elle pu accuser son conjoint de ce péché ? ”
Les gens murmurent : “ C’est vrai ! C’est vrai ! ” et ils approuvent aussi le vieillard de Giscala et le disciple de Gamaliel.
Jésus poursuit :
« … Moi, je dis : comment n’a-t-il pas craint Dieu, celui qui par vengeance a provoqué une pareille tragédie ? L’aurait-il voulue au sein de sa famille ? Moi, je dis : l’homme qui s’est enfui et, qui, après avoir joui et causé ces malheurs, repousse aussi maintenant l’innocent, croit-il qu’en fuyant il échappera au Vengeur éternel ?
Voilà ce que je dis. 472.7 Et j’ajoute : la Loi exigeait la lapidation des adultères et la mise à mort du criminel. Mais un jour viendra où la Loi — nécessaire pour contenir la violence et la luxure des hommes qui ne sont pas fortifiés par la grâce du Seigneur —, sera modifiée. S’il restera les commandements : “ Ne pas tuer et ne pas commettre l’adultère ”, les sanctions contre ces péchés seront remises à une justice plus élevée que celle de la haine et du sang. En comparaison avec cette justice, celle, toujours hypocrite et indigne, des juges humains — tous adultères, peut-être plusieurs fois, et pourquoi pas homicides —, sera moins que rien. Je parle de la justice de Dieu qui demandera raison aux hommes, même des désirs impurs d’où proviennent les vengeances, les délations, les meurtres ; elle demandera surtout raison des prétextes pour lesquels on refuse aux coupables le temps de se racheter et pour lesquels on impose aux innocents de porter le poids des fautes d’autrui. Tous sont coupables ici. Tous. Même les juges mus par des motifs opposés de vengeance personnelle. Il n’y a qu’un innocent, et c’est à lui que va ma pitié. Moi, je ne peux revenir en arrière. Mais qui de vous fera preuve de charité envers le bébé, et envers moi qui souffre pour lui ? »
Jésus jette sur la foule un regard de prière attristé.
Plusieurs disent :
« Que veux-tu ? Mais rappelle-toi : c’est un bâtard !
– A Capharnaüm, il y a une femme qui s’appelle Sarah. Elle est d’Aféqa. C’est l’une de mes disciples. Conduisez-lui l’enfant, et dites-lui : “ Jésus de Nazareth te le confie. ” Quand le Messie que vous attendez aura fondé son Royaume, et édicté ses lois qui n’annulent pas la Parole du Sinaï, mais la perfectionnent en y apportant l’amour, les bâtards ne resteront plus sans mère, car je serai moi-même le Père de ceux qui n’en ont pas, et je dirai à mes fidèles : “ Aimez-les par amour pour moi. ” Et d’autres choses seront changées, car la violence sera remplacée par l’amour.
472.8 Vous croyiez peut-être, en m’interrogeant, que je m’opposerais à la Loi. Et c’est pour cela que vous m’avez recherché. Dites-vous et rapportez à ceux qui vous ont envoyés que je suis venu pour perfectionner la Loi, jamais pour la contredire. Dites-vous et rapportez aux autres que Celui qui prêche le Royaume de Dieu ne peut pas enseigner ce qui ferait horreur dans le Royaume de Dieu et ne pourrait donc être accueilli. Dites-vous et rapportez aux autres qu’il faut garder en mémoire ce passage du Deutéronome : “ Le Seigneur ton Dieu suscitera pour toi, de ta nation, parmi tes frères, un prophète comme moi que vous écouterez. C’est cela même que tu as demandé au Seigneur ton Dieu à l’Horeb. Tu as dit : “ Pour ne pas mourir, que je n’entende plus la voix du Seigneur mon Dieu et que je ne voie plus ce grand feu ”. Et le Seigneur m’a dit : “ Ils ont bien parlé. Je leur susciterai, du milieu de leurs frères, un prophète semblable à toi, je mettrai mes paroles sur ses lèvres et il leur dira tout ce que je lui ordonnerai. Et si un homme ne veut pas écouter les paroles qu’il dira en mon nom, je lui en demanderai compte moi-même. ”
Dieu vous a envoyé son Verbe pour qu’il parle sans que sa voix vous tue. Dieu avait déjà abondamment parlé à l’homme, plus que celui-ci n’avait mérité de l’entendre. Il s’était adressé à lui par la Loi du Sinaï et par les prophètes. Mais il y avait encore beaucoup à dire, et Dieu l’a réservé pour son prophète du temps de grâce, pour celui qui a été promis à son peuple, en qui est la Parole de Dieu et en qui s’accomplira le pardon. Fondateur du Royaume de Dieu, il codifiera la Loi avec de nouveaux préceptes d’amour, car le temps de l’amour est venu. Et il ne demandera pas vengeance au Très-Haut pour ceux qui ne l’écoutent pas, mais seulement que le feu de Dieu fasse fondre le granit des cœurs et que la Parole de Dieu puisse les pénétrer et y fonder le Royaume, qui est le Royaume de l’esprit de même que son Roi est un Roi spirituel. A quiconque aimera le Fils de l’Homme, le Fils de l’Homme indiquera le chemin, la vérité et la vie pour aller à Dieu, le connaître, et entrer dans la vie éternelle. En ceux qui recevront ma parole, s’ouvriront des sources de lumière grâce auxquelles il connaîtra le sens caché des paroles de la Loi. Il verra alors que les interdictions ne sont pas des menaces, mais des invitations de Dieu, qui veut que les hommes soient bienheureux et non pas damnés, bénis et non pas maudits.
472.9 Une fois de plus, d’un drame désormais résolu, comme la sainteté ne l’aurait pas résolu, vous avez fait un instrument d’inquisition pour me prendre en faute. Mais moi, je sais que je ne pèche pas. Et je ne crains pas de dire ma pensée : l’homme homicide a expié, d’abord par le déshonneur, puis par la mort, d’avoir fait du profit le but de sa vie. La femme a expié par sa mort son péché, et — cela vous étonnera, mais c’est ainsi — son aveu dans l’intention d’amener son mari à la pitié pour l’innocent, a diminué auprès de Dieu le poids de son péché. Les autres, c’est-à-dire vous deux, et celui qui s’est enfui sans même avoir pitié de son enfant, vous êtes plus coupables que les deux premiers. Vous n’êtes pas d’accord ? Vous n’avez pas expié par la mort et vous n’avez pas les circonstances atténuantes du mari trahi, ni celles de la femme délaissée et qui avait avoué sa faute. Et tous, vous avez un péché, tous, sauf la nourrice de l’innocent : vous avez repoussé ce pauvre petit comme s’il était un mal honteux. Vous avez su tuer l’homicide, vous auriez su aussi tuer les adultères. Ce qui est justice sévère, vous avez su le faire et vous auriez su le faire. Mais aucun n’a su et ne sait ouvrir les bras à la pitié pour l’enfant. Mais vous n’êtes pas complètement responsables. Vous ne savez pas… Vous ne savez jamais exactement ce que vous faites et ce qu’il faudrait faire. Et en cela, vous avez une excuse.
Quand ce disciple de Gamaliel est venu me trouver, il m’a dit : “ Viens. Ils veulent t’interroger sur un scandale dont les conséquences durent encore. ” Ces conséquences, c’est l’innocent. Eh bien ? Maintenant que vous connaissez ma pensée, changez-vous donc votre jugement là où il peut l’être ? A lui, j’ai dit : “ Moi, je ne juge pas. Je pardonne ”. Gamaliel a dit : “ Seul Jésus de Nazareth jugerait ici avec justice. ” Comme je l’ai répondu à cet homme, j’aurais conseillé à tous, je dis bien à tous, d’attendre, pour frapper, que l’on procède à un examen attentif et que les passions se soient calmées. Bien des choses pouvaient être changées sans offenser la Loi. 472.10 C’est désormais trop tard. Que Dieu pardonne à ceux qui se sont repentis ou le feront. Je n’ai rien d’autre à dire. Ou plutôt, si : que Dieu vous pardonne, une fois encore, d’avoir tenté le Fils de l’homme.
– Pas moi. Maître ! Pas moi ! Moi… j’aime le rabbi Gamaliel comme un disciple doit aimer son maître : plus qu’un père, puisqu’un rabbi forme l’intelligence qui est plus grande que la chair. Et… je ne puis quitter mon rabbi pour toi. Mais voici : pour te saluer, je ne trouve que les paroles du cantique de Judith. Elles jaillissent du fond de mon cœur, car j’ai senti la justice et la sagesse dans toutes tes paroles. “ Adonaï, Seigneur, tu es grand et admirable dans ta puissance. Nul ne peut te surpasser. Personne ne peut résister à ta voix. Qui craint le Seigneur se tiendra toujours devant toi ! ”… Seigneur, je vais descendre à Capharnaüm chez la femme dont tu parles… Quant à toi, prie pour moi afin que mon granit fonde et qu’y pénètre la Parole qui établit le Royaume de Dieu en nous… Maintenant j’ai compris. Nous sommes dans l’erreur. Et nous, disciples, nous sommes les moins coupables…
– Que dis-tu, imbécile ? interrompt violemment l’Ancien de Giscala en s’adressant au disciple de Gamaliel.
– Ce que je dis ? Que mon maître a raison, et que celui qui lui offre un royaume temporel pour le tenter est un Satan : car lui est un vrai Prophète du Très-Haut et la Sagesse parle par ses lèvres. Dis-moi, Maître, que dois-je faire ?
– Méditer.
– Mais…
– Méditer. Tu es un fruit vert, et il te faut une greffe. Je prierai pour toi. Vous autres, venez… »
Et, avec les apôtres chargés de leurs sacs, il se met en route, laissant derrière lui les commentaires.