Une initative de
Marie de Nazareth

Les prophéties de Sabéa de Betléchi

dimanche 11 novembre 29
Jéricho
Jude, fils d’Alphée, dit le Thadhée (Lorenzo Ferri, d'après les descriptions de Maria Valtorta)

Vision de Maria Valtorta

       525.1 C’est une bien pauvre exploitation qui sert à faire vivre le groupe hétérogène des amis de Zachée. Surtout maintenant que c’est l’hiver, elle est loin de réjouir le cœur. Ils l’aiment pourtant, et c’est avec fierté qu’ils la montrent à Jésus : les trois champs de blé, labourés et bruns, le verger avec quelques arbres de bon rapport, d’autres encore trop jeunes pour qu’on puisse en attendre des fruits, quelques pauvres rangées de vignes, le potager… une petite étable où se trouvent une vache, et un âne pour la noria, un réduit avec quelques poules et cinq couples de colombes, six brebis, un taudis comprenant une cuisine et trois chambres, un hangar qui sert de bûcher, de débarras et de grenier à foin, un puits à la margelle ébréchée, et une citerne à l’eau croupie. Rien de plus.

       « Si la saison est favorable…

       – Si les bêtes ont des petits…

       – Si les jeunes arbres prennent bien racine… »

       Tout est au conditionnel… Ce sont des espoirs très précaires…

       Mais un homme se rappelle ce qu’il avait entendu dire, il y a quelques années : la prodigieuse récolte qu’avait eue Doras grâce à une bénédiction donnée par le Maître pour que Doras soit plus humain avec ses serviteurs paysans, et il dit :

       « Et si tu bénissais ce lieu… Doras aussi était pécheur…

       – Tu as raison. Ce que j’ai accompli en sachant que je n’allais pas changer ce cœur, je l’accomplirai aussi pour vous, dont le cœur a changé. »

       Et il ouvre les bras pour bénir :

       « Je le fais immédiatement, car je veux vous convaincre de mon amour. »

       Puis ils reprennent leur route en direction du fleuve, en longeant des champs labourés dont la terre est grasse et noire, et des arbres fruitiers que la saison a dénudés.

       525.2 A un détour, voilà quelques pharisiens qui s’avancent :

       « Paix à toi, Maître. Nous t’avons attendu ici pour… te vénérer.

       – Non, pour vous assurer que je ne triche pas. Vous avez bien fait. Soyez persuadés que je n’ai pas eu moyen de voir la femme, ni aucun de ceux qui sont avec elle. Vous, toi et toi, étiez de garde à la maison de Zachée, et vous vous êtes rendu compte qu’aucun de nous n’en est sorti. Vous m’avez précédé sur ce chemin, et vous avez vu qu’aucun de nous n’est parti en avant. Vous avez le désir de m’imposer des conditions, pour l’entrevue avec cette femme, et je vous dis que je les accepte avant même que vous ne le fassiez.

       – Mais… si tu ne les connais pas…

       – N’est-il pas vrai que c’est votre intention ?

       – Si.

       – De même donc que je connais vos pensées intimes, je sais aussi ce que vous allez me dire, et je vous déclare que j’accepte ce que vous voulez me proposer : cela servira à glorifier la Vérité. Parlez.

       – Sais-tu ce dont il s’agit ?

       – Je sais que vous jugez cette femme possédée, mais qu’aucun exorciste n’a pu chasser le démon. Je sais pourtant qu’elle ne tient pas de propos démoniaques. C’est ce que disent ceux qui l’ont entendue parler.

       – Peux-tu jurer que tu ne l’as jamais vue ?

       – Le juste ne jure jamais, car il sait qu’il a le droit d’être cru sur parole. Je vous assure que je ne l’ai jamais vue et que je ne suis jamais passé par son village : tous les habitants peuvent le confirmer.

       – Pourtant, elle prétend connaître ton visage et ta voix.

       – En effet, son âme me connaît, de par la volonté de Dieu.

       – Tu dis “ de par la volonté de Dieu ”. Mais comment peux-tu l’affirmer ?

       – On m’a rapporté qu’elle dit des paroles inspirées.

       – Le démon aussi parle de Dieu.

       – Mais avec des erreurs mêlées à dessein, pour dévoyer les hommes dans des pensées erronées.

       525.3 – Eh bien… nous voudrions que tu nous laisses éprouver cette femme.

       – De quelle manière ?

       – Tu ne la connais vraiment pas ?

       – Je vous ai dit que non.

       – Alors voilà : nous envoyons quelqu’un en avant pour crier : “ Voici le Seigneur ”, et nous verrons si elle salue celui qui l’accompagne comme si c’était toi.

       – Quelle pauvre preuve ! Je l’accepte pourtant. Choisissez parmi ceux qui m’accompagnent les personnes que vous voulez envoyer en avant, et moi, je vous suivrai avec les autres. Cependant, si la femme parle, vous devez la laisser s’exprimer pour que je juge ses propos.

       – C’est juste. Le pacte est conclu et nous le tiendrons loyalement.

       – Qu’il en soit ainsi, et que cela serve à toucher votre cœur.

       – Maître, nous ne sommes pas tous des adversaires. Certains de nous sont indécis… et ont une volonté sincère de voir ce qui est vrai pour te suivre, dit un scribe.

       – C’est vrai. Et ils seront encore aimés de Dieu. »

       Les scribes examinent les apôtres et s’étonnent de l’absence de plusieurs, et en particulier de Judas, puis ils choisissent Jude et Jean. Ils prennent en plus le jeune voleur converti, qui est pâle et malingre et a une chevelure légèrement rousse, ceux, en somme, qui, par l’âge et la physionomie, ont des points communs avec le Maître.

       « Nous partons avec eux. Toi, reste ici avec nos compagnons et les tiens, et suis-nous dans un moment. »

       Ainsi font-ils.

       525.4 Ils sont déjà en vue des bois qui bordent le fleuve. Un soleil couchant d’hiver dore le sommet des arbres et répand une vive lumière jaune sur les personnes rassemblées près d’eux.

       « Voici le Messie ! Levez-vous ! Venez à sa rencontre ! » crient les scribes, qui ont pris de l’avance en coupant par un sentier. Celui-ci aboutit à un rouvre gigantesque aux racines puissantes à demi découvertes, qui peuvent servir de sièges à ceux qui s’abritent près de son tronc.

       Le groupe de personnes rassemblées tout autour se retourne, se lève, s’ouvre et se sépare pour aller à la rencontre des arrivants. Près du tronc, il reste seulement trois scribes, Jean d’Ephèse, ainsi qu’un homme et une femme âgés, et encore une autre femme, assise sur une racine en saillie, dos au tronc, la tête penchée sur ses genoux enlacés par ses bras. Elle est toute couverte d’un voile violet si foncé qu’il paraît noir. Elle semble étrangère à tout, et le cri ne la fait pas bouger.

       Un scribe touche son épaule :

       « Le Maître est ici, Sabéa. Lève-toi et salue-le. »

       La femme ne répond pas, ne bouge pas.

       Les trois scribes se regardent et sourient ironiquement en faisant un signe entendu aux autres qui s’avancent. Et comme les personnes qui attendaient, ne voyant pas Jésus, s’étaient tues, eux et leurs compagnons crient plus fort que jamais, pour que la femme ne s’aperçoive pas de la supercherie.

       « Femme, dit un scribe à la vieille mère qui est avec la fille, toi, au moins, salue le Maître et demande à ta fille de le faire. »

       La femme se prosterne en même temps que son mari devant Jude, Jean et le voleur repenti. Puis, se levant, elle se tourne vers sa fille :

       « Sabéa, ton Seigneur est ici. Vénère-le. »

       La jeune femme ne bouge pas.

       Le sourire des scribes se fait encore plus ironique et l’un d’eux, maigre, avec un gros nez, nasille d’une voix traînante :

       « Tu ne t’attendais pas à cette épreuve, n’est-ce pas ? Et ton cœur tremble : tu sens que ton renom de prophétesse est en danger et tu ne tentes pas ta chance… Il me semble que cela suffit pour te déclarer menteuse… »

       Du coup, la femme relève la tête, elle rejette son voile en arrière et le regarde avec de grands yeux :

       « Je ne mens pas, scribe. Et je n’ai pas peur, car je suis dans la vérité. Où est le Seigneur ?

       – Comment ? Tu prétends le connaître, et tu ne le vois pas ? Il est devant toi !

       – Aucun d’eux n’est le Seigneur. C’est pour cela que je n’ai pas bougé. Aucun d’eux.

       – Aucun d’eux ? Comment ? Ce Galiléen blond, ce n’est pas le Seigneur ? Moi, je ne le connais pas, mais je sais qu’il est blond, avec des yeux bleu ciel.

       – Ce n’est pas le Seigneur.

       – Alors, cet autre, qui est grand et sévère. Regarde ces traits de roi ! C’est lui, certainement.

       – Non, ce n’est pas le Seigneur. Le Seigneur n’est pas parmi eux. »

       Et la femme baisse de nouveau la tête dans ses genoux comme avant.

       525.5 Après quelque temps, Jésus survient. Les scribes ont imposé le silence à la petite assistance. Aussi son arrivée n’est-elle trahie par aucun hosanna.

       Jésus s’avance entre Pierre et son cousin Jacques. Il marche lentement… Silencieusement… L’herbe touffue amortit tout bruit de pas. Pendant que la vieille femme essuie ses larmes avec son voile et qu’un scribe l’offense en disant : « Votre fille est folle et menteuse », pendant que le père soupire et fait même des reproches à sa fille, Jésus arrive au bout du sentier et s’arrête.

       La jeune femme, qui n’a rien pu entendre, qui n’a rien pu voir, bondit sur ses pieds, rejette son voile, découvrant ainsi toute sa tête, et tend les bras en s’écriant avec force :

       « Voilà mon Seigneur qui vient à moi ! C’est lui, le Messie, ô hommes qui espériez me tromper et m’humilier. Je vois sur lui la lumière de Dieu qui me l’indique, et je l’honore ! »

       Alors elle se jette au sol, mais en restant à sa place, à environ deux mètres de Jésus, le visage contre terre, dans l’herbe, et elle s’écrie :

       « Je te salue, Roi des peuples, admirable Prince de paix, Père du siècle sans fin, chef du nouveau peuple de Dieu ! »

       Et elle reste prosternée, sous son ample manteau foncé, d’un violet presque noir, aussi noir que le voile.

       Puis elle se relève, et s’appuie debout contre le tronc sombre. Lorsqu’elle a rejeté son voile, elle est restée, les bras tendus en avant comme une statue ; cela m’a permis de voir qu’elle porte sous son manteau un habit de lourde laine d’un blanc d’ivoire, serré simplement par un cordon au cou et à la ceinture. Et surtout j’ai pu admirer sa beauté de femme d’âge mûr. Elle peut avoir environ trente ans, et trente ans en Palestine équivalent au moins à quarante des nôtres en général ; si la très sainte Marie fait exception à cette règle, pour les autres femmes, la maturité vient de bonne heure, surtout pour celles qui sont brunes de cheveux et de visage, et corpulentes comme celle-ci.

       C’est le type classique de la femme hébraïque. Je crois que Rachel, Ruth et Judith, célèbres pour leur beauté, devaient lui ressembler. Grande, plantureuse et pourtant élancée, la peau lisse et d’une pâleur brunâtre, la bouche petite aux lèvres un peu grosses d’un rouge vif, le nez droit, long et fin, deux yeux profonds, sombres, veloutés sous un arc de cils longs et fournis, un front haut, lisse, royal, un ovale plutôt allongé, et une chevelure d’ébène magnifique comme une couronne d’onyx. Sans être une merveille, elle a un corps de statue et une majesté de reine.

       525.6 Elle se met donc debout en s’appuyant contre le tronc noir, et présente ses mains longues, brunes, très belles, reliées au bras par un fin poignet. Elle observe le Maître en silence, secouant la tête parce que des scribes lui soufflent :

       « Tu te trompes, Sabéa. Le Messie, ce n’est pas lui, mais l’homme que tu as vu auparavant sans le reconnaître. »

       Elle secoue la tête, ferme, l’air sévère, et ne détache pas les yeux du Seigneur. Puis son visage se transfigure, en prenant une expression dont je ne sais dire si elle est de joie fervente ou de ravissement extatique. Elle tient de l’un et de l’autre. Elle paraît pâlir comme si elle était sur le point de s’évanouir, alors que toute la vie se concentre dans ses yeux, qui deviennent lumineux, d’une lumière de joie, de triomphe, d’amour… Je ne sais. Rient-ils, ces yeux ? Non, ils ne rient pas, pas plus que la bouche à l’expression sévère. Et pourtant, il y a en eux une lumière de joie, et ces yeux acquièrent de plus en plus une intensité puissante qui vous frappe.

       Jésus la regarde avec douceur et un peu de tristesse.

       « Tu vois bien que c’est une folle ? » lui murmure un scribe.

       Jésus ne répond pas. La main gauche pendant le long de son côté, la droite retenant son manteau sur la poitrine, il regarde et se tait.

       La femme étend les bras comme avant. On dirait un gigantesque papillon aux ailes violettes, et au corps de vieil ivoire. Et un nouveau cri sort de ses lèvres :

       « O Adonaï, tu es grand ! Toi seul es grand, ô Adonaï ! Tu es grand au Ciel et sur la terre, dans le temps et dans les siècles des siècles, et au-delà du temps, depuis toujours et pour toujours, ô Seigneur, Fils du Seigneur. Tes ennemis sont sous tes pieds, et l’amour de ceux qui t’aiment soutient ton trône. »

       Sa voix se fait de plus en plus forte et assurée, tandis que ses yeux se détachent du visage de Jésus pour regarder dans le lointain, un peu au-dessus de la tête de ceux qui l’entourent et l’observent attentivement. Du fait qu’elle se tient debout contre le tronc du rouvre, qui est lui-même sur une levée de terre, elle les domine sans difficulté.

       Après une pause, elle reprend :

       « Le trône de mon Seigneur est orné de douze pierreries, celles des douze tribus des justes. Dans la grande perle qu’est le trône, le trône blanc et précieux resplendissant du très saint Agneau, sont enchâssés des topazes avec des améthystes, des émeraudes avec des saphirs, des rubis avec des sardoines, et des agates, des chrysolithes, des béryls, des onyx, des jaspes, des opales. Ceux qui croient, ceux qui espèrent, ceux qui aiment, ceux qui se repentent, ceux qui vivent et meurent en justes, ceux qui souffrent, ceux qui délaissent l’erreur pour la vérité, ceux qui étaient durs de cœur et sont devenus doux en son nom, les innocents, les repentis, ceux qui se dépouillent de tout afin d’être agiles pour suivre le Seigneur, les vierges à l’esprit resplendissant d’une lumière semblable à une aube du Ciel de Dieu… Gloire au Seigneur ! Gloire à Adonaï ! Gloire au Roi qui siège sur son trône ! »

       Sa voix claironne. Les gens frémissent. La femme semble réellement voir ce qu’elle dit, comme si le nuage doré qui passe dans un ciel serein et qu’elle semble suivre des yeux, était pour elle une lentille qui lui permet de contempler avec ravissement les gloires célestes.

       525.7 Elle se repose, comme épuisée, mais sans changer d’attitude. Seul son visage se transfigure encore plus, accentuant la pâleur de sa peau et l’éclat du regard.

       Puis elle recommence à parler en baissant les yeux sur Jésus qui l’écoute attentivement, au milieu d’un cercle de scribes qui hochent la tête d’un air sceptique et ironique, et des apôtres et des fidèles que fait pâlir une émotion sacrée. Sa voix est distincte, mais moins forte :

       « Je vois ! Je vois dans l’Homme ce qui se cache dans l’Homme. Saint est l’Homme, mais je ploie les genoux devant le Saint des Saints enfermé dans l’Homme. »

       Puis sa parole redevient puissante, impérieuse comme un commandement :

       « Regarde ton Roi, peuple de Dieu ! Connais son visage ! La beauté de Dieu est devant toi. La sagesse de Dieu a pris une bouche pour t’instruire. Ce ne sont plus les prophètes, ô peuple d’Israël, qui te parlent de l’Innommable. C’est lui-même. Lui qui connaît le mystère qu’est Dieu, qui te parle de Dieu. Lui qui connaît la pensée de Dieu, qui t’attire sur son sein, ô peuple encore enfant après tant de siècles, et qui te nourrit du lait de la sagesse de Dieu pour te rendre adulte en lui. C’est pour cela qu’il s’est incarné dans le sein d’une femme d’Israël, plus grande que toute autre devant Dieu et les hommes. Elle a ravi le cœur de Dieu par une seule de ses palpitations de colombe. La beauté de son âme a séduit le Très-Haut et il a fait d’elle son trône. Myriam, soeur d’Aaron, a péché, car le péché était en elle. Déborah discerna ce qu’il fallait faire, mais ne le fit pas de ses mains. Jahel fut courageuse, mais se souilla de sang. Judith était juste et craignait le Seigneur, et Dieu fut dans ses paroles et lui permit d’agir en sorte qu’Israël soit sauvé, mais par amour de sa patrie, elle se servit d’une ruse homicide. Mais la Femme qui l’a engendré les surpasse, parce qu’elle est la servante parfaite de Dieu et qu’elle le sert sans pécher. Toute pure, innocente et lumineuse, c’est le bel Astre de Dieu, de son lever à son coucher. Toute belle, resplendissante et pure, pour être Etoile et Lune, lumière pour les hommes afin qu’ils trouvent le Seigneur. Elle ne précède pas et ne suit pas l’Arche sainte, comme Marie, femme d’Aaron, car elle est elle-même l’Arche. Sur l’eau trouble de la terre recouverte par le déluge des fautes, elle s’élance et sauve, car celui qui entre en elle trouve le Seigneur. Colombe sans tache, elle sort et porte l’olivier, l’olivier de paix aux hommes, car elle est la belle Olive. Elle se tait, et dans son silence elle parle et agit plus que Déborah, Jahel et Judith ; et elle ne conseille pas la bataille, ne pousse pas aux massacres, ne répand pas d’autre sang que le meilleur du sien, celui dont elle a fait son Fils. Mère malheureuse ! Mère sublime !… Judith craignait le Seigneur, mais sa fleur a appartenu à un homme. Elle, en revanche, a offert au Très-Haut sa pureté inviolée. Le Feu de Dieu est descendu dans le calice du doux lys, et un sein de femme a contenu et porté la Puissance, la Sagesse et l’Amour de Dieu. Gloire à cette Femme ! Chantez ses louanges, femmes d’Israël ! »

       525.8 La femme se tait comme si sa voix était épuisée. Effectivement, je ne sais comment elle fait pour parler si longuement avec une telle force.

       Les scribes s’écrient :

       « Elle est folle ! Elle est folle ! Fais-la taire ! Folle ou possédée. Ordonne à l’esprit qui la retient de s’en aller.

       – C’est impossible. Il n’y a que l’esprit de Dieu en elle, et Dieu ne se chasse pas lui-même.

       – Tu ne le fais pas parce qu’elle te loue, toi et ta Mère, et cela flatte ton orgueil.

       – Scribe, réfléchis à ce que tu sais de moi, et tu verras que je ne connais pas l’orgueil.

       – Pourtant, seul un démon peut parler en elle pour célébrer ainsi une femme !… Qu’est-ce que la femme en Israël et pour Israël, sinon un péché aux yeux de Dieu ? Elle est séduite et séductrice ! Si on n’avait pas la foi, on hésiterait à penser que la femme a une âme. Il lui est interdit de s’approcher du Saint, à cause de son impureté. Et cette femme prétend que Dieu est descendu en elle !… » lance un autre scribe, scandalisé.

       Ses compagnons lui font écho.

       Jésus dit, sans regarder personne en face — il semble se parler à lui-même :

       « “ La Femme écrasera la tête du Serpent… La Vierge concevra et enfantera un Fils qui sera appelé Emmanuel… Un germe sortira de la souche de Jessé, une fleur viendra de cette souche et sur lui reposera l’Esprit du Seigneur. ” Cette femme, c’est ma Mère. Scribe, pour l’honneur de ta science, rappelle-toi et comprends les paroles du Livre. »

       Les scribes ne savent que répondre. Ces paroles, ils les ont dites et redites mille fois, et annoncées comme vraies. Peuvent-ils maintenant les nier ? Ils se taisent.

       525.9 Quelqu’un ordonne d’allumer des feux, car le froid se fait sentir près de la rive où souffle le vent du soir. On obéit, et des branches flambent en cercle autour du groupe qui se serre.

       La lumière dansante du feu semble réveiller la femme, qui s’était tue et restait les yeux fermés, comme recueillie. Elle les ouvre, se secoue, regarde de nouveau Jésus et s’écrie de nouveau :

       « Adonaï ! Adonaï, tu es grand ! Chantons au Divin un cantique nouveau ! Shalem ! Shalem ! Malchik !!… Paix ! Paix ! ô Roi à qui rien ne résiste !… »

       Soudain, elle se tait. Elle tourne les yeux, pour la première fois depuis qu’elle parle, sur ceux qui entourent Jésus, et fixe les scribes, comme si elle ne les avait jamais vu ; alors, sans motif apparent, des larmes se forment dans ses grands yeux, et son visage devient triste et sans éclat.

       Elle s’exprime à présent lentement, d’une voix profonde, comme quelqu’un qui parle de choses douloureuses :

       « Non. Il y en a qui te résistent ! O peuple, écoute ! Depuis ma douleur, ô peuple de Betléchi, tu m’as entendue parler. Après des années de silence et de souffrance, j’ai entendu et j’ai dit ce que j’entendais. Maintenant, je ne suis plus au milieu des verts bosquets de Betléchi, vierge veuve qui trouve dans le Seigneur son unique paix. Je n’ai pas autour de moi mes seuls concitoyens pour leur dire : “ Craignons le Seigneur, car l’heure est arrivée d’être prêts à entendre son appel. Rendons beau le vêtement de notre cœur pour ne pas être indignes en sa présence. Ceignons-nous de force, car l’heure du Christ est l’heure de l’épreuve. Purifions-nous comme des hosties pour l’autel, pour pouvoir être accueillis par Celui qui l’envoie. Que celui qui est bon devienne meilleur. Que celui qui est orgueilleux devienne humble. Que celui qui souffre de la volupté se dépouille de sa chair pour pouvoir suivre l’Agneau. Que l’avare devienne généreux, car Dieu nous comble dans son Messie, et que chacun pratique la justice afin de pouvoir appartenir au Peuple du Béni qui vient. ” Maintenant je parle devant lui, devant ceux qui croient en lui et aussi devant ceux qui ne croient pas et qui se moquent du Saint et de ceux qui parlent et croient en son nom, et en lui. Mais je n’ai pas peur. Vous prétendez que je suis folle, vous assurez qu’un démon parle en moi. Je suis consciente que vous pourriez me faire lapider comme blasphématrice. Je sais que ce que je vous dirai vous paraîtra insulte et blasphème, et que vous allez me haïr. Mais je n’ai pas peur. Je suis peut-être la dernière des voix qui parlent de lui avant sa manifestation, et il est possible que je connaisse le sort de plusieurs autres voix. Mais je ne crains rien. Trop long est l’exil dans le froid et la solitude de la terre, pour qui pense au sein d’Abraham, et, plus saint que le sein d’Abraham, au Royaume de Dieu que le Christ nous ouvre.

       Sabéa de Carmel, de la descendance d’Aaron, ne redoute pas la mort, mais elle craint le Seigneur. Elle s’exprime quand il le lui demande pour ne pas désobéir à sa volonté, et elle dit la vérité, car elle parle de Dieu dans les termes que Dieu lui donne. Je ne redoute pas la mort, même si vous m’appelez démon et me lapidez comme blasphématrice ; même si mon père, ma mère et mes frères meurent à cause de ce déshonneur, je ne tremblerai pas de peur et de peine. Je sais que le démon n’est pas en moi, car en moi tout foyer mauvais fait silence, et Betléchi tout entière le sait. Je sais que les pierres ne pourront arrêter mon chant plus longtemps que la durée d’une respiration, et qu’ensuite, je pourrai chanter plus librement au-delà de la terre. Je sais que Dieu réconfortera la douleur de ceux de mon sang, et elle sera courte, alors qu’éternelle sera ensuite leur joie de parents, martyrs d’une martyre. Je ne crains pas votre mort, mais celle qui me viendrait de Dieu si je n’obéissais pas. Et je parle. Je dis ce qui m’est transmis. O peuple, écoute, et écoutez, vous tous, scribes d’Israël. »

       525.10 Elle élève de nouveau sa voix affligée :

       « Une voix, une voix me vient d’en haut et elle crie dans mon cœur. Elle dit : “ L’ancien Peuple de Dieu ne peut chanter le nouveau cantique parce qu’il n’aime pas son Sauveur. Ceux qui chanteront le cantique nouveau sont ceux de toutes les nations qui seront sauvés, ceux du Peuple nouveau du Christ Seigneur, non pas ceux qui haïssent mon Verbe ”… Horreur ! (elle pousse réellement un cri qui donne le frisson). La voix donne la lumière ; la lumière donne la vue ! Horreur ! Je vois ! »

       Elle hurle, plutôt qu’elle ne crie. Elle se tord comme si elle était retenue de force devant un spectacle redoutable qui lui torture le cœur et qu’elle cherchait à y mettre fin par la fuite. Le manteau glisse de ses épaules, et elle reste dans son vêtement blanc contre le grand tronc noir. Dans la lumière qui baisse lentement dans le reflet vert du bois, et dans celui, rougeâtre, de la flamme qui danse, son visage prend un aspect fortement tragique. Des ombres se dessinent sous ses yeux, autour des narines, au-dessous des lèvres. On dirait un visage creusé par la douleur. Elle se tord les mains en répétant plus doucement : “ Je vois ! Je vois ! ”, et elle boit ses larmes en poursuivant :

       « Je vois les crimes de mon peuple, et je suis impuissante à les arrêter. Je vois le cœur de mes compatriotes et je ne puis le changer. Horreur ! Horreur ! Satan a quitté son séjour et il est venu demeurer dans leur cœur.

       – Fais-la taire ! ordonnent les scribes à Jésus.

       – Vous avez promis de la laisser parler… » répond Jésus.

       La femme continue :

       « Visage contre terre, dans la boue, ô Israël qui sais encore aimer le Seigneur, couvre-toi de cendres, revêts le cilice. Pour toi ! Pour eux ! Jérusalem ! Jérusalem, sauve-toi ! Je vois une ville qui entre en tumulte pour demander un crime. J’entends les cris de haine de ceux qui appellent un sang sur eux. Je vois qu’on élève la Victime dans la Pâque de sang et ce sang couler, ce sang qui crie plus fort que le sang d’Abel, tandis que les cieux s’ouvrent, que la terre tremble et que le soleil s’obscurcit. Et ce sang ne crie pas vengeance, mais demande pitié pour son peuple assassin, pitié pour nous ! Jérusalem !!! Convertis-toi ! Tout ce sang ! Ce sang ! C’est un fleuve, un fleuve qui lave le monde en guérissant tout mal, en effaçant toute faute… Mais pour nous, pour nous le peuple d’Israël, ce sang c’est du feu, pour nous c’est le scalpel qui écrit sur les fils de Jacob le nom de déicide et la malédiction de Dieu. Jérusalem ! Aie pitié de toi-même et de nous !…

       525.11 – Mais fais-la taire, nous te l’ordonnons ! hurlent les scribes, tandis que la femme sanglote en se couvrant le visage.

       – Je ne puis imposer à la vérité de se taire.

       – La vérité ! La vérité ! C’est une folle en délire ! Quel Maître es-tu si tu prends pour vérité les paroles d’une femme qui divague ?

       – Quel Messie es-tu si tu ne sais pas faire taire une femme ?

       – Et quel prophète es-tu si tu ne sais pas mettre en fuite le démon ? Et pourtant, d’autres fois, tu l’as fait !

       – Il l’a fait, oui. Mais maintenant cela ne lui convient pas. C’est un jeu bien combiné pour effrayer les foules !

       – Et j’aurais choisi cette heure, ce lieu et cette poignée d’hommes pour cela, alors que cela m’était possible à Jéricho, lorsque j’avais plus de cinq mille personnes qui me suivaient et m’entouraient plusieurs fois, quand l’enceinte du Temple était trop petite pour accueillir tous ceux qui voulaient m’entendre ? Le démon peut-il donc parler avec sagesse ? Qui de vous, en conscience, peut dire qu’une parole erronée est sortie de ces lèvres ? Ne résonnent-elles pas sur ses lèvres, avec une voix de femme, les terribles paroles des prophètes ? N’entendez-vous pas le hurlement de Jérémie, les pleurs d’Isaïe et des autres prophètes ? N’entendez-vous pas la voix de Dieu à travers la créature, la voix qui cherche à se faire accueillir pour votre bien ? Moi, vous ne m’écoutez pas. Je parle, vous pouvez le penser, en ma faveur. Mais elle, qui m’est inconnue, quelle faveur espère-t-elle de ces paroles ? Qu’obtiendra-t-elle sinon votre mépris, vos menaces, peut-être votre vengeance ? Non, je ne lui impose pas silence ! Et même, pour que ces quelques personnes l’entendent, et pour que vous aussi vous l’entendiez et puissiez vous repentir, je lui ordonne : “ Parle ! Parle, je te le dis, au nom du Seigneur ! ” »

       Maintenant, c’est Jésus qui en impose, c’est le Christ puissant des heures de miracle, aux grands yeux magnétiques dans leur splendeur d’étoile bleue, que la flamme d’un brasier, allumé entre la femme et lui, avive encore.

       La femme, au contraire, accablée par la douleur, est moins royale et elle reste, la tête inclinée, le visage voilé par ses mains et par ses cheveux noirs qui se sont défaits et retombent sur ses épaules et en avant, comme un voile de deuil sur son vêtement blanc.

       « Parle, je te le répète. Tes paroles douloureuses ne restent pas sans fruit. Sabéa, de la race d’Aaron, parle ! »

       525.12 La femme obéit. Mais elle murmure, de sorte que tous se serrent plus près pour mieux l’entendre. Elle semble s’adresser à elle-même, en regardant vers le fleuve qui coule à sa droite, ses eaux bruissant sous le reflet des dernières lueurs du jour. On dirait qu’elle parle au fleuve :

       « O Jourdain, fleuve sacré de nos pères, à l’onde céruléenne et sinueuse comme une soie de prix, qui reflètes les pures étoiles et la lune candide, et caresses les saules de tes rives, tu es le fleuve de paix, et pourtant tu connais bien des souffrances. O Jourdain qui, aux heures de tempête, transportes sur tes eaux gonflées et troubles les sables de mille torrents et ce qu’ils ont arraché, et parfois déracines un tendre arbuste sur lequel il y a un nid pour le transporter en tourbillonnant vers l’abîme mortel de la Mer Salée, tu n’as pas pitié du couple d’oiseaux qui suivent en volant et en criant de douleur leur refuge détruit par ta violence ; tu verras de même, ô Jourdain sacré, le peuple qui n’a pas voulu du Messie être frappé par la colère divine, arraché aux maisons et à l’autel, et aller à sa ruine pour périr dans une mort plus grande. 525.13 Mon peuple, sauve-toi ! Crois en ton Seigneur ! Suis ton Messie ! Reconnais-le pour ce qu’il est : non pas un roi de peuples et d’armées, mais le Roi des âmes, de tes âmes, de toutes les âmes. Il est descendu rassembler les âmes justes, il remontera les conduire au Royaume éternel. Vous qui pouvez encore aimer, serrez-vous contre le Saint ! Vous qui avez à cœur le sort de votre patrie, unissez-vous au Sauveur. Que ne meure pas tout entière la descendance d’Abraham ! Fuyez les faux prophètes à la bouche mensongère et au cœur voleur qui veulent vous arracher au salut. Sortez des ténèbres qui s’élèvent autour de vous. Ecoutez la voix de Dieu ! Il n’y a qu’un seul Vivant. Les grands que vous craignez aujourd’hui, sont déjà poussière dans le décret de Dieu. Les lieux où ils règnent et d’où ils oppriment sont déjà des ruines. Un seul dure. Jérusalem ! Où sont les fiers fils de Sion dont tu te vantes ? Où sont les rabbis et les prêtres, qui étaient ton ornement et en qui tu te complaisais ? Regarde-les ! Accablés, enchaînés, ils partent en exil, à travers les ruines de tes palais, la puanteur de ceux qui sont morts par l’épée ou la faim. La colère de Dieu est sur toi, ô Jérusalem qui repousses ton Messie et le frappes au visage et au cœur. Toute beauté est détruite en toi. Toute espérance est morte pour toi. Le Temple et l’autel sont profanés…

       – Fais-la taire ! Elle blasphème ! Nous te demandons de lui imposer silence !

       – … l’éphod est arraché. Il ne sert plus…

       – Tu es coupable si tu ne lui cloues pas la bouche !

       – … car il ne règne plus. Il y en a un autre, un Grand-Prêtre éternel, qui, lui, est saint et envoyé par Dieu : Roi et Prêtre pour l’éternité, par Celui qui prend comme siennes les offenses faites au Christ et en demande vengeance. Cet autre Grand-Prêtre est le vrai, le Saint, oint par Dieu et par son sacrifice, à la place de ceux sur le front desquels la tiare est un déshonneur, car elle couvre des pensées d’horreur !…

       – Tais-toi, maudite ! Tais-toi, ou nous te frappons ! » 

       Les scribes la malmènent rudement, mais elle semble ne rien sentir.

       525.14 Le peuple proteste violemment ;

       « Laissez-la s’exprimer, vous qui parlez tant. Elle dit la vérité. C’est ainsi : il n’y a plus de sainteté parmi vous. Un seul est le Saint, et vous le tourmentez. »

       Les scribes jugent plus prudent de se taire, et la femme poursuit de sa voix lasse et dolente :

       « Il était venu t’apporter la paix, et tu lui as fait la guerre… Le salut, et tu l’as méprisé… L’amour, et tu l’as haï… Le miracle, et tu l’as traité de démon… Ses mains ont guéri tes malades, et tu les as transpercées. Il t’apportait la lumière, et tu as couvert de crachats et d’ordure son visage. Il t’apportait la vie, et tu lui as donné la mort. Israël, pleure ton erreur et ne t’en prends pas au Seigneur alors que tu pars vers ton exil, un exil qui n’aura pas de fin comme ceux d’autrefois. Tu parcourras toute la terre, Israël, mais comme un peuple vaincu et maudit, poursuivi par la voix de Dieu et par les mêmes paroles qui furent dites à Caïn. Et tu ne pourras pas revenir ici te reconstruire un nid solide, sinon quand tu reconnaîtras avec les autres peuples qu’il est, lui, Jésus, le Christ, le Seigneur Fils du Seigneur… »

       La voix de la femme est blanche de peine et de fatigue, lasse comme la voix d’un agonisant. Mais elle ne se tait pas encore, au contraire, elle se ranime pour un dernier commandement :

       « A terre, peuple qui sais encore aimer ! Couvre-toi de cendre, revêts-toi d’un cilice. La fureur de Dieu est suspendue sur nous comme un nuage chargé de grêle et d’éclairs au-dessus d’un champ maudit. »

       La femme tombe à genoux, les bras tendus vers Jésus, et s’écrie :

       « Paix, paix, ô Roi de justice et de paix ! Paix, ô Adonaï grand et puissant, auquel le Père lui-même ne résiste pas ! Implore pour nous la paix, par ton nom, ô Jésus, Sauveur et Messie, Rédempteur et Roi, et Dieu, trois fois saint ! »

       Puis elle s’abat, secouée par des sanglots, le visage sur l’herbe.

       525.15 Les scribes entourent Jésus, en le tirant à part et ils éloignent toute autre personne par des paroles et des regards menaçants. L’un d’eux déclare :

       « Le moins que tu puisses faire, c’est de la guérir. Car, si tu veux vraiment soutenir qu’elle n’a pas de démon, tu ne peux nier qu’elle est malade. Ces femmes !… Et des femmes sacrifiées par le destin… Leur vitalité doit bien s’épancher quelque part… elles divaguent… elles voient des choses irréelles… et surtout elles te voient, toi qui es jeune et beau… et…

       – Tais-toi, bouche de vipère ! Toi-même, tu ne crois pas ce que tu dis, s’emporte Jésus d’un ton impérieux qui rend muet le scribe maigre au gros nez qui, au commencement, avait raillé la femme comme fausse prophétesse.

       – N’offensons pas le Maître. Nous l’avons choisi comme juge d’un cas que nous n’arrivions pas à trancher… » intervient un autre scribe.

       C’est celui qui était allé à la rencontre de Jésus sur la route avec les autres, pour lui dire que tous les scribes ne lui sont pas opposés, mais que certains l’observent pour discerner, avec une volonté sincère de le suivre s’ils jugent qu’il est bien Dieu.

       « Tais-toi donc, Joël, dit Alamot, fils d’Abia ! Seul un avorton comme toi peut parler de la sorte ! » lui lancent méchamment les autres.

       Le scribe devient congestionné sous l’insulte, mais il se domine et répond avec dignité :

       « Si la nature n’a pas favorisé ma personne, cela n’a pas amputé mon cerveau. Au contraire, en m’enlevant beaucoup de plaisirs, elle a fait de moi un homme sage. Si vous étiez saints, vous n’humilieriez pas l’homme, mais vous respecteriez le sage.

       – Bien ! Parlons de ce qui nous préoccupe. Tu as le devoir de la guérir, Maître, car dans son délire, elle épouvante les gens et offense le sacerdoce, les pharisiens et nous.

       – Si elle vous avait loués, m’imposeriez-vous de la guérir ? demande doucement Jésus.

       – Non. Car cela inciterait les gens à nous respecter, ce peuple capricieux qui nous hait en son cœur et nous méprise quand il le peut, répond un scribe sans s’apercevoir qu’il tombe dans le piège.

       – Mais ne serait-elle pas encore une malade ? N’aurais-je pas le devoir de la guérir ? » questionne encore doucement Jésus.

       On dirait un écolier qui demande à son maître ce qu’il doit faire. Mais les scribes, aveuglés par l’orgueil, ne comprennent pas qu’ils sont en train de se trahir…

       « Dans ce cas, non. Au contraire ! La laisser, la laisser à son délire ! Faire tout ce qui est possible pour que les gens la croient prophétesse. L’honorer ! L’indiquer…

       – Mais si ce n’était pas la vérité ?

       – Oh ! Maître ! Une fois enlevé ce qu’elle dit contre nous, le reste serait très utile pour relever la fierté d’Israël contre les Romains, pour rabaisser l’orgueil du peuple envers nous !

       – Mais on ne pourrait lui dire : “ Parle comme ceci, mais ne dis pas cela ”, dit fermement Jésus.

       – Et pourquoi ?

       – Parce que celui qui délire parle sans savoir ce qu’il dit.

       – Oh ! avec de l’argent et quelques menaces… on obtiendrait tout. On contrôlait aussi les prophètes…

       – Je ne suis pas au courant, en vérité…

       – Hé ! c’est que tu ne sais pas lire entre les lignes et que tout n’a pas été couché par écrit.

       – Mais l’esprit prophétique ne connaît pas d’influence extérieure, scribe. Il vient de Dieu, or Dieu ne s’achète pas et on ne l’effraie pas » déclare Jésus en changeant de ton.

       C’est le commencement de sa contre-attaque.

       « Mais elle, ce n’est pas une prophétesse. 525.16 Ce n’est plus le temps des prophètes.

       – Ce n’est plus le temps des prophètes ? Pourquoi donc ?

       – Parce que nous ne les méritons pas. Nous sommes trop corrompus.

       – Vraiment ? Et c’est toi qui dis cela ? Toi qui tout à l’heure la jugeais digne de châtiment parce qu’elle tenait les mêmes propos? »

       Le scribe est désorienté. Un autre vient à son secours :

       « Le temps des prophètes a fini avec Jean. Ils ne sont plus utiles.

       – Et pourquoi donc ?

       – Parce que tu es là pour rappeler la Loi et parler de Dieu.

       – Même au temps des prophètes, il y avait la Loi, et la Sagesse parlait de Dieu ; ils existaient pourtant.

       – Mais que prophétisaient-ils ? Ta venue. Tu es venu. Ils ne servent plus à rien.

       – Des centaines de fois vous, les prêtres et les pharisiens, m’avez interrogé pour savoir si j’étais ou non le Christ ; et parce que je l’affirmais, j’ai été traité de blasphémateur et de fou, et on a même pris des pierres pour me les lancer. N’es-tu pas, Sadoq, appelé le scribe d’or ? dit Jésus, en montrant le scribe au gros nez, qui a maltraité la femme après avoir essayé de la tromper.

       – C’est vrai. Eh bien ?

       – Eh bien, c’est toi, précisément, qui as été le premier, à Giscala comme au Temple, à déclencher la violence contre moi. Mais je te pardonne. Je te rappelle seulement que tu le faisais en prétendant que je ne pouvais être le Christ, alors que maintenant tu soutiens le contraire. Et je te rappelle aussi le défi que je t’ai lancé à Cédès. D’ici peu, tu verras s’en accomplir une partie. Quand la lune sera revenue à la phase où maintenant elle brille dans le ciel, je t’en donnerai la preuve, la première. Tu auras l’autre quand le grain, qui actuellement dort en terre, agitera ses épis encore verts au vent de Nisan. 525.17 Mais à ceux qui prétendent que les prophètes sont inutiles, je réponds : “ Qui donc pourrait imposer des limites au Très-Haut ? ” En vérité, en vérité je vous dis qu’il y aura toujours des prophètes tant qu’il y aura des hommes. Ce sont des flambeaux au milieu des ténèbres du monde. Ce sont des brasiers au milieu de la glace du monde. C’est le son des trompettes qui réveillent les endormis. Ce sont les voix qui rappellent Dieu et ses vérités tombées dans l’oubli et négligées avec le temps, et qui portent à l’homme la voix directe de Dieu, en suscitant des frémissements d’émotion chez les oublieux, les apathiques fils de l’homme. Ils porteront d’autres noms, mais une pareille mission et un même sort d’humaine douleur et de joie surnaturelle. Malheur, s’il n’y avait pas ces âmes que le monde haïra et que Dieu aimera avec prédilection ! Malheur, s’il n’y en avait pas pour souffrir et pardonner, aimer et travailler dans l’obéissance au Seigneur ! Le monde périrait au milieu des ténèbres, du froid, d’une torpeur mortelle, d’une hébétude, d’une ignorance sauvage et abrutissante. C’est pourquoi Dieu en suscitera, et il y en aura toujours. D’ailleurs, qui pourrait imposer à Dieu de ne pas le faire ? Toi, Sadoq ? ou toi ? ou toi ? En vérité, je vous dis que même les esprits d’Abraham, de Jacob et de Moïse, d’Elie et d’Elisée, ne pourraient imposer à Dieu ces limites, or Dieu seul sait combien ils étaient saints et quelles lumières éternelles ils sont.

       – Alors, tu ne veux pas guérir la femme, ni la condamner ?

       – Non.

       – Et tu l’estimes prophétesse ?

       – Inspirée, oui.

       – Tu es un démon, comme elle. Partons. Il ne convient pas de perdre notre temps avec des démons » dit Sadoq, en bousculant le Christ comme un rustre, pour l’écarter.

       Un grand nombre le suivent. Certains restent, dont celui qu’ils ont appelé Joël Alamot.

       « Et vous, vous ne les suivez pas ? demande Jésus en montrant ceux qui s’en vont.

       – Non, Maître. Nous allons partir parce qu’il fait nuit, mais nous voulons te dire que nous croyons en ton jugement. Dieu peut tout, c’est vrai, et pour nous qui tombons dans des fautes nombreuses, il peut susciter des âmes qui nous rappellent à la justice, dit l’un d’eux, très âgé.

       – Tu as raison. Et l’humilité que tu montres est, aux yeux de Dieu, plus grande que ton savoir. 

       – Alors, souviens-toi de moi quand tu seras dans ton Royaume.

       – Oui, Jacob.

       – Comment sais-tu mon nom ? »

       Jésus sourit sans répondre.

       « Maître, souviens-toi aussi de nous » disent les trois autres.

       Et le dernier à parler, Joël Alamot, ajoute :

       « Et bénissons le Seigneur qui nous a accordé ce moment.

       – Bénissons le Seigneur ! » répond Jésus.

       Ils se saluent et se séparent.

       525.18 Jésus se réunit à ses apôtres et se rend en leur compagnie près de la femme, qui a repris sa position initiale : ramassée sur elle-même sur la racine qui fait saillie.

       Son père et sa mère demandent avec angoisse au Maître :

       « Notre fille est-elle donc un démon? C’est ce qu’ils ont dit avant de s’en aller.

       – Non, elle ne l’est pas. Soyez en paix, et aimez-la, car son sort est très douloureux, comme tous les sorts semblables au sien.

       – Mais ils ont dit que tu avais jugé de la sorte…

       – Ils ont menti. Moi, je ne mens pas. Soyez en paix. »

       Jean d’Ephèse s’avance avec Salomon et les autres disciples :

       « Maître, je veux t’informer que Sadoq les a menacés.

       – Eux ou elle ?

       – Eux et elle. N’est-ce pas, vous deux ?

       – Oui. Ils nous ont dit, à sa mère et à moi, que si nous ne savons pas faire taire notre fille, malheur à nous. Et ils ont menacé Sabéa : “ Si tu parles, nous te dénoncerons au Sanhédrin. ” Nous prévoyons de mauvais jours pour nous !… Mais notre cœur est en paix grâce à ce que tu nous as dit… et nous supporterons le reste. Mais pour elle… Que devons nous faire ? Conseille-nous, Seigneur. »

       Jésus réfléchit, puis répond:

       « N’avez-vous pas des parents loin de Betléchi ?

       – Non, Maître. »

       Après un nouveau temps de réflexion, Jésus lève la tête et regarde Joseph, Jean d’Ephèse et Philippe d’Arbel. Il ordonne :

       « Vous vous mettrez en voyage avec eux puis, de Betléchi, avec elle et son trousseau, vous vous rendrez à Aéra. Vous direz à la mère de Timon de la garder en mon nom. Elle sait ce qu’est avoir un fils persécuté.

       – Nous allons faire cela, Seigneur. C’est une bonne décision. Aéra est éloignée et hors de leur portée » disent-ils tous trois.

       Le père et la mère de Sabéa baisent les mains du Maître, le remercient et le bénissent.

       Jésus se penche sur la femme, touche sa tête voilée pour l’appeler doucement :

       « Sabéa, écoute-moi ! »

       La femme lève la tête et le regarde, puis glisse à genoux.

       Jésus lui pose la main sur la tête :

       « Ecoute, Sabéa. Tu vas aller là où je t’envoie, auprès d’une mère. J’aurais voulu t’envoyer chez la mienne, mais cela ne m’est pas possible. Continue à servir le Seigneur dans la justice et l’obéissance. Je te bénis, femme. Va en paix.

       – Oui, mon Seigneur, et mon Dieu. Mais quand je devrai parler, le pourrai-je ?…

       – L’Esprit qui t’aime te guidera suivant le moment. Ne doute pas de son amour. Sois humble, chaste, simple et sincère, et lui ne t’abandonnera pas. Va en paix ! »

       525.19 Il se réunit de nouveau aux apôtres et à Zachée avec les siens qui s’étaient arrêtés à quelques pas, pour retenir aussi les autres curieux.

       « Allons. Il fait nuit. Je ne sais pas comment vous allez faire pour retourner à Jéricho, vous qui devez y aller.

       – C’est plutôt pour la femme et ses parents, disons. Mais, si tu le juges bon, nous resterons hors de la maison et, vous tous, vous pourrez y dormir jusqu’au matin, propose l’un des amis de Zachée.

       – Bonne idée. Allez dire à Sabéa de venir avec ses parents et les disciples. Ils y dormiront. Moi, je resterai avec vous. Ce n’est pas une nuit venteuse. Nous ferons des feux et nous attendrons l’aube ainsi, moi en vous instruisant, vous en m’écoutant. »

       Et, lentement, il se met en chemin à la première clarté de la lune…

Observation

Un certain Joël d’Abiah surnommé Alamot

Une délégation de scribes tente de piéger Jésus en lui demandant de juger un cas délicat. L’un d’eux se montre loyal et déclare : « N'offensons pas le Maître. Nous l'avons choisi comme juge d'un cas que nous n'arrivions pas à trancher… ». Son intervention provoque la colère de ses compagnons qui s’exclament : « Mais tais-toi, Joël, dit Alamot, fils d'Abia ! Seul un avorton comme toi peut dire ces paroles » Refreinant une légitime colère, Joël répond dignement : « Si la nature n'a pas favorisé ma personne, cela n'a pas amputé mon cerveau. Au contraire, en m'enlevant beaucoup de plaisirs, elle a fait de moi un homme sage, et si vous étiez saints, vous n'humilieriez pas l'homme, mais vous respecteriez le sage » (EMV 525.15).

Abiah, roi de Judah

L’Histoire ne semble pas avoir gardé trace du nom de ce scribe, Yoël d'Abiah. Mais son existence reste crédible, puisque la maison d'Abiah (ou Abijah, « dieu est père ») (2 Ch 12,16) est connue comme étant l’une des 24 classes des prêtres, et celle à laquelle appartenait Zacharie (Lc 1,5). Quant au sobriquet peu flatteur dont ses compagnons affublent ce scribe, Alamoth, il semble qu’il signifiait jeunes femmes vierges, ou soprano (Cf. Ps 46,1), ce qui laisse supposer que Joël avait une voix aiguë, ou un aspect quelque peu efféminé. Et cela nous permet d’apprécier la finesse et l’à-propos de sa réaction. La Loi exigeant que les prêtres et les lévites soient exempts de défauts physiques ou d’infirmités, il apparaît conforme que Joël soit scribe plutôt que prêtre ou lévite, malgré son appartenance à la maison d’Abiah.

Mais on n’imagine guère que Maria Valtorta ait pu concevoir un récit aussi pertinent de sa propre initiative.

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