540.1 Dans une région qui se ressent déjà de la proximité de la mer Morte, ils se dirigent directement vers le nord-est, en dehors de toute piste. Si l’on ne tient pas compte de l’aspérité du terrain, rempli de pierres coupantes et de cristaux de sel, et couvert d’herbes basses et épineuses, la marche est bonne et surtout tranquille, car à perte de vue il n’y a pas âme qui vive, la température est douce et le terrain est sec.
Ils conversent. Ils doivent avoir trouvé des bergers, les jours précédents, et avoir séjourné parmi eux, parce qu’ils en discutent. Ils parlent aussi d’un enfant guéri. Doucement, en s’aimant. Même quand ils se taisent, ils échangent avec le cœur, en se regardant avec les yeux de quelqu’un qui est heureux d’être avec un ami bien-aimé. Ils s’asseyent pour se reposer et prendre un peu de nourriture, puis se remettent en route, toujours avec cet air serein dont la seule vue donne la paix à mon cœur.
« Voici Galgala » dit Jésus en montrant au loin un groupe de maisons qui reflètent leur blancheur au soleil, sur un monticule, au nord-est. « Désormais, nous nous approchons du fleuve.
– Nous entrons à Galgala pour la nuit ?
– Non, Jean. J’ai évité intentionnellement toute ville, et j’en ferai de même cette fois encore. Si nous trouvons quelque autre berger, nous irons avec lui. Si, près de la route que nous allons bientôt atteindre, nous rencontrons des caravanes sur le point de s’arrêter pour la nuit, nous demanderons à être accueillis sous leurs tentes. Les nomades du désert sont toujours hospitaliers, et nous sommes à l’époque où on les rencontre facilement. Si personne ne nous reçoit, nous dormirons à la belle étoile, unis tous les deux sous nos manteaux, et nous serons veillés par les anges.
– Oh ! oui. Tout sera mieux que la nuit de tristesse que j’ai passée à Bethléem !
– Mais pourquoi n’es-tu pas venu à moi tout de suite ?
– Parce que je me sentais coupable. Je me disais aussi : “ Jésus est si bon que, loin de me gronder, il me consolera ”, comme ça a été le cas. Mais la pénitence que je voulais faire, où aurait-elle été possible ?
– Nous l’aurions faite ensemble, Jean. Moi aussi, je suis resté sans nourriture et sans feu, malgré les aliments et le bois trouvés le matin.
– Oui. Mais quand on est avec toi, plus rien ne compte. Quand je suis avec toi, je ne souffre plus de rien. Je te regarde, je t’écoute, et je suis tout à fait heureux.
– Je le sais. Je sais aussi qu’en personne ma pensée ne s’imprime comme en mon Jean, et encore que tu sais comprendre et te taire quand il y a lieu. Tu me comprends, oui, parce que tu m’aimes. 540.2 Jean, écoute-moi. D’ici quelque temps…
– Quoi, Seigneur ? l’interrompt aussitôt Jean en le saisissant par le bras et en l’arrêtant pour le regarder en face, avec des yeux effrayés et interrogateurs. Il est blême.
– D’ici quelque temps, cela fera trois ans que j’évangélise. Tout ce qu’il fallait annoncer aux foules, je l’ai annoncé. Désormais, celui qui veut m’aimer et me suivre a tous les éléments pour le faire avec assurance. Quant aux autres… Quelques-uns seront persuadés par les faits, la plupart resteront sourds, même devant ceux-ci. Mais à ces derniers, j’ai peu de choses à dire. Et je les dirai. Car il faut que non seulement la miséricorde, mais également la justice soient sauvegardées. Jusqu’à présent, la miséricorde s’est tue bien des fois et sur beaucoup de points. Néanmoins, avant de se taire pour toujours, le Maître s’exprimera aussi avec la sévérité d’un juge. Mais ce n’est pas de cela que je voulais te parler. Je veux te révéler que, sous peu, ayant dit au troupeau tout ce qui était nécessaire pour qu’il m’appartienne, je me recueillerai beaucoup pour prier et me préparer. Et quand je ne prierai pas, je me consacrerai à vous. J’agirai à la fin de la même manière qu’au début. Les femmes disciples viendront, et ma Mère également. Nous nous préparerons tous à la Pâque. Jean, je te demande dès maintenant de te consacrer beaucoup à ces disciples. A ma Mère, en particulier…
– Mon Seigneur, mais que puis-je donner à ta Mère qu’elle ne possède déjà en surabondance et au point de pouvoir en déborder sur nous tous ?
– Ton amour. Pense que tu es pour elle comme un second fils. Elle t’aime et tu l’aimes. Vous êtes unis par un même amour : celui que vous avez pour moi. Moi, son Fils selon la chair et le cœur, je serai toujours plus… absent, absorbé par mes… occupations. Et elle souffrira, parce qu’elle sait… elle sait ce qui va arriver. Tu dois aussi la consoler à ma place, devenir tellement son ami qu’elle puisse pleurer sur ton cœur et y trouver du réconfort. Ma Mère n’est pas une inconnue. Tu as déjà vécu avec elle. Mais c’est une chose de le faire comme un disciple qui éprouve un amour respectueux pour la Mère de son Maître, et autre chose de le faire en fils. Je veux que tu te comportes en fils pour qu’elle souffre un peu moins quand elle ne m’aura plus.
540.3 – Seigneur, tu vas mourir ? Tu parles comme un homme sur le point de mourir ! Tu me rends triste…
– Je vous ai annoncé plusieurs fois mon départ. C’est comme si je parlais à des enfants distraits ou qui n’arrivent pas à comprendre. Oui, je vais à la mort. Je le dirai aussi aux autres, mais plus tard. A toi, je le révèle dès maintenant. Souviens-t’en, Jean.
– Je m’efforce de toujours me rappeler tes paroles… Mais celle-là est si douloureuse…
– … que tu fais tout pour l’oublier, veux-tu dire ? Pauvre enfant ! Ce n’est pas toi qui oublies, toi qui te rappelles. Ce n’est pas ta volonté. C’est ton humanité même qui ne peut se souvenir de cette annonce trop importante pour qu’elle puisse la supporter. Or tu ne peux imaginer combien cette prédiction, qui t’étourdit comme une masse tombée de haut sur ta tête, concernera une réalité monstrueusement grande. Et pourtant, c’est ainsi : bientôt je vais aller à la mort et ma Mère restera seule. Je mourrai avec une goutte de douceur, dans mon océan de douleur, si je vois en toi un “ fils ” pour ma Mère…
– Oh ! mon Seigneur ! Si j’en suis capable… s’il ne m’arrive pas la même chose qu’à Bethléem, oui, je le ferai. Je veillerai sur elle avec un cœur de fils. Mais que pourrai-je lui donner qui la console, si elle te perd, toi ? Que pourrai-je lui offrir, si moi aussi je suis comme quelqu’un qui a tout perdu, que la douleur abrutit ? Comment ferai-je, moi qui n’ai pas su veiller et souffrir maintenant, dans le calme, pendant une nuit et pour un peu de faim ? Comment ferai-je ?
– Ne te trouble pas. Prie beaucoup en ce temps-ci. Je te garderai beaucoup avec moi et avec ma Mère. Jean, tu es notre paix, et tu le seras encore à ce moment-là. Ne crains rien, Jean. Ton amour fera tout.
– Oh oui, Seigneur ! Garde-moi beaucoup avec toi. Moi, tu le sais, je ne tiens pas à paraître, à faire des miracles, je veux — et je sais — seulement aimer… »
Jésus dépose encore un baiser sur son front du côté des tempes, comme dans la grotte…
540.4 Ils arrivent en vue de la route qui mène au fleuve. On y voit des pèlerins pousser leurs montures ou hâter le pas pour parvenir, avant la nuit, à un endroit où ils puissent faire étape. Mais tous sont bien emmitouflés car, après le coucher du soleil, le froid se fait vif ; personne ne remarque les deux voyageurs qui se dirigent rapidement vers le fleuve.
Un cavalier au trot soutenu, presque au galop, les rejoint et les dépasse. Quelques mètres plus loin, il doit s’arrêter à cause d’un encombrement d’ânes près d’un petit pont à cheval sur un gros ruisseau, qui veut se donner des airs de torrent et coule en écumant vers le Jourdain ou la mer Morte. Pendant qu’il attend son tour pour passer, le cavalier se retourne et a un geste de surprise. Il descend de sa selle et, tenant son cheval par les rênes, il revient sur ses pas vers Jésus et Jean, qui ne l’ont pas remarqué.
« Maître ! Comment se fait-il que tu sois ici ? Et seul avec Jean » demande-t-il en rejetant en arrière les bords de son couvre-chef, qui étaient baissés sur son visage pour servir de capuchon et, pour ainsi dire, de masque pour le protéger du vent et de la poussière. Le visage brun et viril de Manahen apparaît.
« Paix à toi, Manahen. Je vais vers le fleuve pour le traverser, mais je doute que je puisse le faire avant la nuit. Et toi, où allais-tu ?
– Dans cette tanière répugnante qu’est Machéronte. Tu ne sais pas où passer la nuit ? Viens avec moi. Je me hâtais vers une auberge sur la route des caravanes. Ou, si tu préfères, je vais dresser la tente sous les arbres du fleuve. J’ai sur la selle tout ce qu’il faut.
– Cela me plaît davantage. Mais toi, certainement, tu préférerais l’auberge.
– C’est toi que je préfère, mon Seigneur. Je considère comme une grande grâce de t’avoir rencontré. Allons-y donc. Je connais les rives du fleuve comme si c’étaient les couloirs de ma maison. Au pied des coteaux de Galgala, il y a un bois à l’abri des vents, avec de l’herbe en abondance pour ma monture et du bois pour faire du feu. Nous y serons bien. »
540.5 Quittant la route qui mène au gué ou à Jéricho, ils se dirigent rapidement vers l’orient et arrivent bientôt à la lisière d’un bois touffu qui descend des pentes du coteau et s’étend sur la plaine vers les rives.
« Je fais un détour par la maison que voilà. On me connaît. Je vais demander du lait et de la paille pour tous » dit Manahen en s’en allant à cheval.
Il revient vite, suivi de deux hommes qui portent des bottes de paille sur leurs épaules, ainsi qu’un petit seau de cuivre plein de lait.
Ils entrent dans le sous-bois sans parler. Manahen fait jeter la paille par terre et congédie les deux hommes. Des poches de la selle, il sort de l’amadou, un allume-feu, puis fait une flambée des nombreuses branches qui traînent sur le sol. Le feu réjouit et revigore. Placé sur deux pierres apportées par Jean, le chaudron chauffe. Pendant ce temps, Manahen, après avoir enlevé la selle du cheval, monte la tente moelleuse de poil de chameau, en la liant à deux piquets enfoncés dans le sol et en l’appuyant au tronc robuste d’un arbre centenaire. Il étend sur l’herbe une peau de brebis qui était aussi attachée à l’arçon, y place la selle et dit :
« Maître, viens. C’est un abri de cavalier du désert, mais il protège de la rosée et de l’humidité du sol. Pour nous, la paille suffira. Et je t’assure, Maître, que les tapis précieux et les baldaquins, les sièges du palais royal me semblent beaucoup moins beaux que ton trône, et que cette tente et cette paille ; de même, les plats succulents que j’ai dégustés plus d’une fois n’auraient jamais eu la saveur du lait et du pain que nous allons prendre ensemble là-dessous. Je suis heureux, Maître !
– Moi aussi, Manahen, et Jean également, c’est certain. La Providence nous a réunis ce soir pour notre commune joie.
– Ce soir, mais aussi demain, Maître, et après-demain, jusqu’à ce que je te sache en sûreté parmi tes apôtres. Je pense que tu vas les rejoindre…
– Oui, je vais les retrouver. Ils m’attendent à la maison de Salomon. »
« Je suis passé par Jérusalem… Et j’ai été informé par Béthanie. J’ai compris pourquoi tu ne t’y étais pas arrêté. Tu fais bien de te retirer. Jérusalem est un corps rempli de poison et de pourriture, plus que le pauvre Lazare…
– Tu l’as vu ?
– Oui. Il était abattu par les tourments du corps et par ceux du cœur, pour toi. Il meurt très affligé… Mais je voudrais mourir moi aussi plutôt que de voir le péché de nos compatriotes.
– La ville était-elle en pleine effervescence ? demande Jean, qui surveille le feu.
– Tout à fait. Elle est divisée en deux partis. Et, chose étrange, les Romains ont fait preuve de clémence envers certains hommes, arrêtés pour sédition la veille. On murmure en secret que c’est pour ne pas augmenter l’agitation. On dit aussi que le Proconsul viendra bientôt à Jérusalem, plus tôt que prévu. J’ignore si ce sera un bien. Je sais qu’Hérode l’imitera sans doute, et ce sera sûrement avantageux pour moi, car je pourrai être près de toi. Avec un bon cheval — les écuries d'Hérode Antipas ont de rapides chevaux arabes —, ce sera vite fait d’aller de la ville au fleuve, si tu t’y arrêtes…
– Oui, je m’y arrête. Pour l’instant, du moins… »
Jean apporte le lait chaud dans lequel chacun trempe son pain, après que Jésus l’a offert et béni. Manahen offre des dattes, blondes comme du miel.
« Mais où avais-tu tant de provisions ? s’étonne Jean.
– La selle d’un cavalier est un petit marché, Jean. Il y a tout le nécessaire pour l’homme et sa monture » répond Manahen avec un franc sourire sur son visage brun. 540.7Il réfléchit un instant, puis il demande : « Maître, est-il permis d’aimer les animaux qui nous servent et qui, si souvent, le font avec plus de fidélité que l’homme ?
– Pourquoi cette question ?
– Parce que j’ai récemment essuyé des mépris et des reproches de la part de certains qui m’ont vu recouvrir d’une couverture — qui maintenant nous sert de tente — mon cheval tout en sueur après la course qu’il avait faite.
– Et ils ne t’ont rien dit d’autre ? »
Manahen, interdit, regarde Jésus… et se tait.
« Parle avec sincérité. Ce n’est pas calomnier et ce n’est pas m’offenser de me rapporter ce qu’ils t’ont dit, pour lancer une nouvelle poignée de boue contre moi.
– Maître, tu sais tout. Vraiment, tu sais tout et il est inutile de vouloir te cacher nos pensées ou celles des autres. Oui, ils ont ajouté : “ On voit bien que tu es un disciple de ce Samaritain ! Tu es un païen comme lui, qui viole même les sabbats pour se rendre impur en touchant des animaux impurs. ”
– Ah ! c’était sûrement Ismaël ! s’écrie Jean.
– Oui, et d’autres avec lui. J’ai répliqué : “ Je vous comprendrais si vous me traitiez d’impur parce que je vis à la cour d’Hérode Antipas, et non parce que je prends soin d’un animal créé par Dieu. ” Or il y avait aussi des hérodiens dans le groupe — il est facile d’en voir depuis quelque temps, ce qui est des plus étonnants, car auparavant, il y avait entre eux une brouille sérieuse. Ils m’ont répondu : “ Nous ne jugeons pas les actes d’Hérode, mais les tiens. Jean-Baptiste lui-même était à Machéronte, et il était en relation avec le roi. Mais il est toujours resté un juste. Toi, au contraire, tu es un idolâtre… ” Des passants s’attroupaient, et je me suis arrêté pour ne pas les exciter. Depuis quelque temps, cette excitation est entretenue par certains de tes faux fidèles qui les poussent à se révolter contre ceux qui s’opposent à toi, ou qui commettent des injustices en prétendant être tes disciples envoyés par toi…
– Mais c’en est trop ! Maître ? Jusqu’où iront-ils ? s’inquiète Jean.
– Pas au-delà de la limite que je leur ai fixée. Au-delà de cette limite, c’est moi seul qui m’avancerai ; la Lumière resplendira, et personne ne pourra plus douter que je suis le Fils de Dieu. 540.8 Mais venez ici auprès de moi et écoutez. Auparavant, alimentez le feu. »
Les deux hommes se jettent avec joie sur l’épaisse peau de brebis étendue sur le sol sous les pieds de Jésus. Ce dernier est assis sur la selle écarlate contre la tente, adossée au tronc de l’arbre. Manahen est presque allongé, le coude appuyé sur le sol, la tête contre la main, les yeux dans les yeux de Jésus. Jean est assis sur les talons, la tête posée contre la poitrine de Jésus, qu’il entoure d’un bras dans sa position habituelle.
« Après le septième jour de la Création, Dieu lui donna pour roi l’homme fait à son image et à sa ressemblance. Il montra à l’homme toutes les créatures, et il voulut que l’homme leur donne un nom pour les distinguer les unes des autres. Et on lit dans la Genèse que “ tout nom qu’Adam donna aux animaux était bon, c’était leur vrai nom. ” Il y est aussi écrit que, ayant créé l’homme et la femme, Dieu dit : “ Faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance pour qu’il soit le maître des poissons de la mer, des oiseaux du ciel, des bêtes, et de toute la terre ainsi que des reptiles qui rampent sur elle. ”
Puis il créa une compagne pour Adam, la femme, faite comme lui à l’image et à la ressemblance de Dieu. Et comme il ne convenait pas que la Tentation aux aguets corrompe encore plus hideusement le mâle créé à l’image de Dieu, Dieu ordonna à l’homme et à la femme : “ Croissez, multipliez-vous, remplissez la terre et soumettez-la. Soyez les maîtres des poissons de la mer, des oiseaux du ciel et de tous les animaux qui se meuvent sur la terre. ” Et il ajouta : “ Je vous ai donné toutes les plantes qui font une semence sur la terre et tous les arbres qui ont en eux la semence de leur espèce pour qu’ils vous servent de nourriture ainsi qu’aux animaux de la terre, aux oiseaux du ciel et à tout ce qui se meut sur la terre et a en soi une âme vivante, pour qu’ils aient la vie. ”
Les animaux, les plantes et tout ce que Dieu a créé pour l’utilité de l’homme représentent donc un don d’amour et un patrimoine confié par le Père à la garde de ses enfants, afin qu’ils s’en servent dans leur intérêt et avec gratitude envers celui de qui vient toute providence. Il faut donc les aimer et prendre soin d’eux.
Imaginez un fils auquel son père a donné vêtements, meubles, argent, champs et maisons en lui disant : “ Je te les remets pour toi-même et tes descendants, afin que vous ayez de quoi être heureux. Servez-vous-en avec amour, en mémoire de mon amour qui vous le donne. ” Que diriez-vous si ce fils ou ses descendants laissaient tout tomber en ruines ou dilapidaient ses biens ? Vous diriez qu’ils n’ont pas fait honneur à leur père ou ancêtre, qu’ils ne l’ont pas aimé, et ses dons non plus. Pareillement, l’homme doit prendre soin de ce que Dieu, dans sa providence, a mis à sa disposition.
Prendre soin ne veut pas dire idolâtrer, ni montrer un attachement exagéré pour les animaux ou les plantes, ou quelque bel objet. Prendre soin veut dire éprouver un sentiment de pitié et de reconnaissance pour les biens de moindre importance qui nous servent et qui ont leur vie propre, c’est-à-dire leur sensibilité.
540.9 L’âme vivante des créatures inférieures dont parle la Genèse n’est pas semblable à celle de l’homme. C’est la vie, simplement la vie : être sensible aux jouissances actuelles tant matérielles qu’affectives. Quand un animal est mort, il est insensible, car la mort, pour lui, c’est la vraie fin. Il n’y a pas d’avenir pour lui, mais tant qu’il est vivant, il souffre de la faim, du froid, de la fatigue, et il est vulnérable aux blessures, à la souffrance, à la jouissance, à l’amour, à la haine, à la maladie et à la mort. Et l’homme, en souvenir de Dieu qui lui a donné ce moyen pour rendre moins dur son exil sur la terre, doit se montrer humain envers ces serviteurs inférieurs que sont pour lui les bêtes. Dans le livre de Moïse, n’est-il pas prescrit d’avoir des sentiments de pitié même pour les animaux, tant volatiles que quadrupèdes ?
En vérité, je vous dis qu’il faut savoir discerner avec justesse les œuvres du Créateur. Si on les regarde lucidement, on voit qu’elles sont “ bonnes ”. Et si tel est le cas, elles doivent être aimées. On voit qu’elles sont données pour une fin bonne et par un élan d’amour, et que comme telles nous pouvons, nous devons les aimer en reconnaissant, au-delà de la réalité finie, l’Etre infini qui les a créées pour nous. On voit qu’elles sont utiles et que, comme telles, elles doivent être aimées. Rien, rappelez-le-vous bien, n’a été fait sans but dans l’univers. Dieu ne perd pas sa parfaite puissance en des inutilités. Ce brin d’herbe n’est pas moins utile que le tronc puissant auquel s’appuie notre asile temporaire. La goutte de rosée, la petite perle de givre ne sont pas moins utiles que l’immense mer. Le moucheron n’est pas moins utile que l’éléphant, et le ver qui vit dans la boue n’est pas moins utile que la baleine. Il n’y a rien d’inutile dans la Création. Dieu a tout fait dans un bon but : par amour pour l’homme. L’homme doit user de tout avec une intention droite et avec amour pour Dieu, qui lui a donné tout ce qui existe sur la terre, pour que ce soit soumis au roi de la Création.
540.10 Tu as dit, Manahen, que l’animal sert souvent mieux les hommes que les hommes eux-mêmes. J’affirme, moi, que les animaux, les plantes, les minéraux, les éléments sont tous supérieurs à l’homme dans le domaine de l’obéissance, que ce soit en se conformant passivement aux lois de la Création, en suivant activement l’instinct qu’a mis en eux le Créateur, ou en se prêtant à la domestication dans le but pour lequel ils ont été créés. L’homme, qui devrait être la perle de la Création, en est trop souvent la laideur. Il devrait être la note qui répond le mieux au chœur des êtres célestes pour louer Dieu, au lieu de quoi il est trop souvent la note discordante qui lance des imprécations ou des blasphèmes, se révolte, ou dédie son chant à un éloge de la créature au lieu de l’adresser au Créateur. Ce qui est de l’idolâtrie, donc une offense, une souillure. Et cela, c’est le péché.
Sois donc en paix, Manahen. Ta pitié pour un cheval trempé de sueur après t’avoir servi, n’est pas un péché. Le péché, ce sont les larmes que l’on fait verser à ses semblables et les amours effrénées qui constituent une offense envers Dieu, alors qu’il est digne, lui, de tout l’amour de l’homme.
– Mais, en restant près d’Hérode Antipas, est-ce que je pèche ?
– Dans quel but y restes-tu ? Par plaisir ?
– Non, Maître. Pour veiller sur toi : tu le sais. J’y vais actuellement pour cette même raison, car je sais qu’ils ont envoyé des messagers à Hérode pour l’exciter contre toi.
– Alors, il n’y a pas de péché. Ne préférerais-tu pas rester avec moi, dans ma pauvreté de vie ?
– Pourquoi me poser cette question ? Je l’ai dit au début. Cette nuit sous la tente et la pauvre nourriture que nous avons mangée sont incomparables pour moi. Ah ! c’est bien parce que, pour écouter les sifflements des serpents, il faut rester près de leur tanière, sinon je resterais avec toi ! J’ai compris la vérité de ta mission. Je me suis trompé à un moment, mais cela m’a servi à comprendre, et je ne sortirai plus de la justice.
– Tu vois ! Il n’y a rien d’inutile. Pour celui qui tend au bien, même l’erreur sert au bien. L’erreur tombe comme l’enveloppe d’une chrysalide, et voilà que sort le papillon qui n’est pas difforme, qui ne sent pas mauvais, qui ne rampe pas, mais qui volette à la recherche des calices de fleurs et des rayons de lumière. Ainsi sont les âmes bonnes. Elles peuvent se laisser, pour un moment, envelopper par les misères et les difficultés mortifiantes, mais ensuite elles s’en dégagent et volent de fleur en fleur, de vertu en vertu, vers la Lumière, vers la Perfection. Louons le Seigneur pour ses œuvres de continuelle miséricorde, qui agissent même à l’insu de l’homme dans son cœur et autour de lui. »
540.11 Jésus prie, à genoux, car la tente, basse et étroite, ne permet pas d’autre position. Puis, après avoir alimenté le feu devant la tente et attaché le cheval, ils se préparent au repos, se promettant de veiller à tour de rôle sur le feu et l’animal, sur lequel Manahen a étalé la lourde toison pour lui servir de couverture et le protéger de la fraîcheur de la nuit.
Jésus et Manahen se jettent sur la litière de paille et s’enveloppent dans leurs manteaux pour dormir. Jean, craignant d’être pris par le sommeil, fait les cent pas dehors pour nourrir le feu et surveiller le cheval. Celui-ci le regarde d’un œil noir intelligent et bat le sol en mesure avec son sabot en secouant la tête, faisant tinter les chaînettes d’argent de son harnachement ; il broute les tiges aromatiques de fenouil sauvage qui ont poussé au pied de l’arbre auquel il est attaché. Et comme Jean lui en offre de plus belles, aperçues un peu plus loin, il hennit de plaisir et cherche à frotter ses naseaux doux et rosés contre le cou de l’apôtre.
Au loin, dans le grand silence de la nuit, on entend le paisible murmure du fleuve.
« A son tour, la troisième année de vie publique prend fin. Maintenant arrive la période préparatoire à la Passion, celle où tout semble se borner à un petit nombre d’actions et à quelques personnes. C’est comme si ma figure et ma mission s’estompaient. En réalité, Celui qui paraissait vaincu et écrasé était le héros, qui se préparait à l’apothéose. Et autour de lui, ce n’étaient pas les personnes, mais leurs passions qui se concentraient et se portaient à leurs limites extrêmes.
Tout ce qui a précédé et qui, pour certains épisodes, a pu paraître sans but à des lecteurs mal disposés ou superficiels, s’éclaire ici d’une lumière sombre ou resplendissante, en particulier les figures les plus importantes, celles que beaucoup ne veulent pas reconnaître comme étant incontournables, justement parce qu’il s’y trouve des leçons pour les maîtres de maintenant : car ceux-ci ont, plus que jamais, besoin d’être instruits pour devenir de vrais maîtres spirituels. Comme je l’ai dit à Jean et à Manahen, rien n’est inutile de ce que Dieu fait, pas même un petit brin d’herbe. Ainsi, il n’est rien de superflu dans cette œuvre, ni les figures resplendissantes ni celles qui sont faibles et ténébreuses. Au contraire, pour les maîtres de l’esprit, ces dernières sont d’une plus grande utilité que les figures bien dessinées et héroïques.
Du sommet d’une montagne, on peut embrasser toute la configuration des monts et la raison d’être des bois, des torrents, des prés et des pentes, pour passer de la plaine au sommet, d’où l’œil étreint toute la beauté du panorama. Nous en sommes mieux qu’ailleurs persuadés que les œuvres de Dieu sont toutes utiles et superbes, que l’une sert et complète l’autre et que toutes concourent à la formation de la splendeur de la Création.
De la même façon, pour celui qui a l’esprit droit, la diversité des figures, des épisodes, des leçons, de ces trois années de vie évangélique, contemplées comme du haut du sommet de mon œuvre de Maître, servent à donner la vision exacte de ce complexe ensemble politique, religieux, social, collectif, spirituel, égoïste jusqu’au crime ou altruiste jusqu’au sacrifice, où je fus un Maître et où je suis devenu Rédempteur. Le caractère grandiose du drame n’apparaît pas en une seule scène, mais dans toutes. La figure de l’acteur principal émerge des lumières diverses dont l’éclairent les parties secondaires.
Désormais près du sommet — le sacrifice pour lequel je m’étais incarné, une fois dévoilés tous les replis secrets des cœurs et toutes les menées des sectes —, il n’y a qu’à faire comme le voyageur arrivé tout en haut : regarder, contempler toutes choses et tous les gens. Connaître le monde hébraïque. Connaître ce que j’étais : l’Homme au-dessus des sens, de l’égoïsme, de la rancœur, l’Homme qui a dû être tenté, par tout un monde, par la vengeance, le pouvoir, même les joies honnêtes du mariage et du foyer, qui a dû tout supporter pour vivre au contact du monde et en souffrir — car infinie était la distance entre l’imperfection et le péché du monde et ma perfection — et qui, à toutes les voix, à toutes les séductions, à toutes les réactions du monde, de Satan et du “ moi ”, a su répondre : “ Non ”, et rester pur, doux, fidèle, miséricordieux, humble, obéissant, jusqu’à la mort sur la Croix.
540.13 Comprendra-t-elle tout cela, la société d’aujourd’hui à qui je me fais connaître moi-même pour la rendre forte contre les assauts de plus en plus violents de Satan et du monde ?
Actuellement comme il y a vingt siècles, la contradiction s’installera parmi ceux pour qui je me révèle. Encore une fois, je suis un signe de contradiction. Mais non pas moi en tant que tel, mais en raison de ce que je suscite en eux. Les bons, les hommes de bonne volonté, auront la réaction des bergers et des humbles. Les autres auront des réactions mauvaises comme les scribes, les pharisiens, les sadducéens et les prêtres de ce temps. Chacun donne ce qu’il a. Le bon qui vient au contact des mauvais déchaîne en eux un bouillonnement de plus grande perversité. Et le jugement sera déjà fait pour les hommes, comme il le fut le vendredi de la Parascève, d’après la manière dont ils auront jugé, accepté et suivi le Maître qui, dans une nouvelle tentative d’infinie miséricorde, s’est fait connaître une fois encore.
A ceux qui ouvriront les yeux, me reconnaîtront et diront :
“ C’est lui ! Etait-ce pour cela que notre cœur brûlait dans notre poitrine pendant qu’il nous parlait et nous expliquait les Ecritures ? ”.
A eux et à toi, fidèle, affectueux petit Jean, je donne ma paix. »