495.1 Jésus a rejoint les dix apôtres et les principaux disciples au pied du mont des Oliviers, près de la fontaine de Siloé. Quand ils le voient arriver à pas rapides entre Pierre et Jean, ils vont à sa rencontre, et c’est justement près de la fontaine qu’ils se réunissent.
« Montons sur la route de Béthanie. Je quitte la ville quelque temps. Tout en marchant, je vous indiquerai ce que vous devez faire » ordonne Jésus.
Parmi les disciples se trouvent aussi Manahen et Timon qui, rassérénés, ont repris leur place. Il y a aussi Etienne et Hermas, Nicolaï, Jean d’Ephèse, le prêtre Jean et, en somme, tous les plus notables pour leur sagesse, à côté des autres hommes, simples, mais si actifs par la grâce de Dieu et leur propre volonté.
« Tu quittes la ville ? Il t’est arrivé quelque chose ? demandent certains.
– Non. Mais on m’attend ailleurs aussi…
495.2 – Qu’as-tu fait ce matin ?
– J’ai parlé… J’ai expliqué les prophètes, encore une fois. Mais ils ne comprennent pas…
– Aucun miracle, Maître ? demande Matthieu.
– Aucun. Un pardon et une défense.
– Qui était-ce ? Qui attaquait ?
– Ceux qui se croient sans péché accusaient une pécheresse. Je l’ai sauvée.
– Mais si c’était une pécheresse, ils avaient raison !
– Sa chair était certainement pécheresse. Son âme… J’aurais beaucoup à dire sur les âmes. Et je n’appellerais pas pécheresses seulement celles dont la faute est évidente. Sont pécheresses aussi celles qui en poussent d’autres à pécher. Et leur péché est plus rusé. Elles jouent à la fois le rôle du serpent et celui du pécheur.
– Qu’avait donc commis cette femme ?
– Un adultère.
– Un adultère ? Et tu l’as sauvée ! Tu n’aurais pas dû ! s’écrie Judas.
Jésus le regarde fixement :
« Pourquoi ne l’aurais-je pas dû ?
– Mais parce que… Cela peut te nuire. Tu sais comme ils te haïssent et cherchent des accusations contre toi ! Or il est certain que… sauver une femme adultère, c’est aller contre la Loi.
– Je n’ai pas dit que je la sauvais. Je leur ai seulement dit : “ Que celui qui est sans péché la frappe. ” Or personne ne l’a frappée, car personne n’était sans péché. J’ai donc confirmé la Loi qui prescrit la lapidation pour les adultères, mais j’ai sauvé la femme, car il ne s’est pas trouvé de lapidateur.
– Mais toi…
– Tu aurais voulu que, moi, je la lapide ? Cela aurait été juste car, moi, j’aurais été en droit de le faire, mais j’aurais alors manqué de miséricorde.
– Ah ! elle s’était repentie ! Elle t’a supplié, et toi…
– Non. Elle ne s’était même pas repentie. Elle était seulement humiliée et effrayée.
– Mais alors… pourquoi ?… Je ne te comprends plus ! Avant, je pouvais encore comprendre tes pardons à Marie de Magdala, à Jean d’En-Dor, à… en somme à beaucoup de pé…
– Dis-le carrément, Judas : à Matthieu. Moi, je ne m’en formalise pas. Au contraire, je te suis reconnaissant si tu m’aides à me rappeler ma dette de reconnaissance envers mon Maître, interrompt Matthieu avec calme et dignité.
– Eh bien, oui, même à Matthieu… Mais eux s’étaient repentis de leurs péchés, de leur vie de désordre. Mais elle !… Je ne te comprends plus ! Et je ne suis pas le seul à ne pas te comprendre…
– Je le sais. Tu ne me comprends pas, Judas… Tu m’as toujours peu compris, et tu n’es pas le seul. Mais cela ne modifie en rien ma façon d’agir.
– Le pardon ne doit être accordé qu’à ceux qui le demandent.
– Ah ! Si Dieu devait pardonner seulement à ceux qui le demandent, et frapper aussitôt celui dont la faute n’est pas suivie de repentir… Tu ne t’es jamais entendu pardonner avant de t’être repenti ? Peux-tu vraiment affirmer que c’est parce que tu t’es repenti que tu as été pardonné ?
– Maître, moi…
495.3 – Ecoutez-moi tous, car plusieurs d’entre vous estiment que je me suis trompé, et que Judas a raison. Il y a ici Pierre et Jean. Ils ont entendu ce que j’ai dit à la femme et ils peuvent vous le répéter. Je n’ai pas fait preuve de sottise en pardonnant. Je ne lui ai pas parlé comme aux autres âmes, auxquelles j’ai pardonné parce qu’elles s’étaient pleinement repenties. Mais j’ai donné à cette âme la possibilité et le temps d’arriver au repentir et à la sainteté, si elle le veut. Souvenez-vous-en, quand vous serez les maîtres des âmes.
Pour pouvoir être de vrais maîtres et en être dignes, deux conditions sont essentielles. La première : mener soi-même une vie austère, pour pouvoir juger sans l’hypocrisie de condamner chez les autres ce qu’on se pardonne à soi-même. La seconde : être patient et miséricordieux pour donner aux âmes la possibilité de guérir et de se fortifier.
Toutes les âmes ne guérissent pas instantanément de leurs blessures. Certaines n’y parviennent que par étapes successives, parfois longues et susceptibles de rechutes. Les chasser, les condamner, les effrayer, ce n’est pas l’art du médecin spirituel.
Si vous les chassez loin de vous, elles retourneront se jeter par contrecoup dans les bras des faux amis et des faux maîtres. Ouvrez toujours vos bras et votre cœur aux pauvres âmes. Qu’elles sentent en vous un vrai et saint confident sur les genoux de qui elles n’aient pas honte de pleurer. Si vous les condamnez en les privant des secours spirituels, vous les rendrez de plus en plus malades et faibles. Si elles ont peur de vous et de Dieu, comment pourront-elles lever les yeux vers vous et vers Dieu ?
C’est l’homme que l’homme rencontre comme premier juge. Seule la personne qui mène une vraie vie spirituelle sait rencontrer Dieu en premier. Mais la créature qui est déjà arrivée à vivre spirituellement, ne tombe pas dans des fautes graves. La partie humaine peut encore avoir des faiblesses, mais l’esprit, qui est fort, veille et les faiblesses ne deviennent pas des fautes graves. Tandis que l’homme, qui est encore essentiellement chair et sang, pèche et rencontre l’homme. Or, si l’homme qui doit lui indiquer Dieu et former son âme, lui inspire la peur, comment le coupable peut-il s’abandonner à lui ? Et comment peut-il dire : “ Je m’humilie car je crois que Dieu est bon et qu’il pardonne ”, s’il voit qu’un de ses semblables n’est pas compatissant ?
Vous devez être le terme de comparaison, la mesure de ce qu’est Dieu, comme une piécette est la partie qui fait comprendre la valeur d’un talent. Mais si vous vous montrez cruels envers les âmes, vous, les piécettes qui êtes une partie de l’Infini et le représentez, qui croiront-elles qu’est Dieu ? Quelle dureté intransigeante imagineront-elles en lui ?
495.4 Judas, toi qui juges avec sévérité, si en ce moment, je te disais : “ Je vais te dénoncer au Sanhédrin pour pratiques magiques ”…
– Seigneur ! Tu ne ferais pas cela ! Ce serait… ce serait… Tu sais que c’est…
– Je sais et je ne sais pas. Mais tu vois comment tu demandes aussitôt pitié pour toi… et tu sais qu’ils ne te condamneraient pas, car…
– Que veux-tu dire, Maître ? Pourquoi dis-tu cela ? » proteste Judas, très agité, en interrompant Jésus.
Lui, très calme, mais avec un regard qui transperce le cœur de Judas, et en même temps freine son apôtre troublé sur lequel convergent les regards des onze autres apôtres et de plusieurs disciples, dit :
« Mais parce qu’ils t’aiment. Tu y as de bons amis. Tu l’as dit à plusieurs reprises. »
Judas pousse un soupir de soulagement et essuie la sueur de son front, étrange en cette journée froide et venteuse :
« C’est vrai. De vieux amis. Mais je ne crois pas que si je péchais…
– Et tu demandes pitié pour cette raison ?
– Certainement. Je suis encore imparfait, et je veux devenir parfait.
– Tu l’as dit. Cette créature aussi est très imparfaite. Je lui ai donné le temps de devenir bonne, si elle le veut. »
Judas ne répond rien.
495.5 Les voici parvenus sur la route de Béthanie, déjà loin de Jérusalem. Jésus s’arrête et dit :
« Et vous, avez-vous donné aux pauvres ce que je vous ai remis ? Avez-vous fait tout ce que je vous avais demandé ?
– Tout, Maître, répondent apôtres et disciples.
– Alors, écoutez. Je vais maintenant vous bénir et vous congédier. Vous vous disperserez comme toujours à travers la Palestine. Vous vous réunirez de nouveau ici pour la Pâque. Soyez bien présents à ce moment-là… Et, pendant ces mois, fortifiez votre cœur et le cœur de ceux qui croient en moi. Soyez de plus en plus justes, désintéressés, patients. Soyez ce que je vous ai enseigné à être. Faites le tour des villes, des villages, des maisons isolées. N’évitez personne. Supportez tout. Ce n’est pas vous-mêmes que vous servez, comme je ne sers pas Jésus de Nazareth, mais mon Père. Vous aussi, servez votre Père. Par conséquent, ce sont ses intérêts, et non les vôtres, qui doivent vous être sacrés, même s’ils peuvent faire souffrir et léser vos intérêts humains. Ayez l’esprit d’abnégation et d’obéissance. Il pourrait arriver que je vous appelle ou que je vous donne l’ordre de rester là où vous êtes. Ne jugez pas mon ordre. Quel qu’il soit, obéissez, en croyant fermement qu’il est bon et qu’il vous est donné pour votre bien. Et ne soyez pas jaloux si j’appelle certains, et pas les autres. Vous voyez… Plusieurs se sont détachés de moi… et j’en ai souffert. C’étaient ceux qui voulaient encore se conduire d’après leur intelligence. L’orgueil est le levier qui renverse les âmes, et l’aimant qui me les arrache. Ne maudissez pas ceux qui m’ont quitté. Priez pour qu’ils reviennent… Mes bergers resteront deux par deux dans le voisinage immédiat de Jérusalem. Pour le moment, Isaac m’accompagne, avec Marziam. Aimez-vous beaucoup les uns les autres. Aidez-vous mutuellement. Mes amis, que votre âme et vos anges gardiens vous disent tout le reste, en vous rappelant ce que je vous ai enseigné. Je vous bénis. »
Tous se prosternent pendant que Jésus récite la bénédiction mosaïque. Puis ils s’empressent de le saluer. Enfin ils se séparent de lui qui, avec les Douze, Isaac et Marziam, prend la direction de Béthanie.
« Nous allons maintenant nous arrêter, le temps de saluer Lazare, puis nous continuerons vers le Jourdain.
– Allons-nous à Jéricho ? demande Judas, l’air intéressé.
– Non. A Beth Abara.
– Mais… la nuit…
– Il ne manque pas de maisons ni de villages d’ici au fleuve… »
Personne ne parle plus et, hormis le frémissement des oliviers et le bruit des pas, on n’entend plus rien.