436.1 Le sabbat dure. C’est un vrai sabbat : par cette splendide matinée, et avant la chaleur lourde de la journée, il est agréable d’être assis, en une paisible réunion fraternelle, sous la tonnelle ombreuse, ou bien là où le pommier fait avec le figuier et l’amandier des taches d’ombre qui prolongent celle de la tonnelle sur laquelle mûrit le raisin. Il est agréable de faire le tour des parterres en allant de la ruche au colombier, de là à la petite grotte, et puis, en passant derrière les femmes — la Vierge Marie, Marie, femme de Clopas, sa belle-fille Salomé, Auréa — de se diriger vers les quelques oliviers qui, du talus, se penchent sur le jardin tranquille.
C’est ce que font Jésus et les apôtres, Marie et les autres femmes. Jésus enseigne même sans le vouloir, et Marie de même. Et les disciples du premier, comme les femmes disciples de la seconde sont attentifs aux paroles des deux Maîtres.
Auréa, assise sur son habituel petit tabouret aux pieds de Marie, presque accroupie, se tient les mains enlacées autour des genoux, le visage levé, ses yeux grands ouverts fixés sur le visage de Marie. On dirait une enfant qui écoute quelque merveilleuse légende. Mais ce n’est pas une légende, c’est une belle vérité. Marie raconte les histoires anciennes d’Israël à la petite païenne d’hier et les autres, bien que connaissant les récits de leur patrie, écoutent avec attention. C’est qu’il est bien émouvant d’entendre l’histoire de Rachel, celle de la fille de Jephté, celle d’Anne d’Elqana, couler de ces lèvres !
436.2 Jude s’approche lentement et écoute en souriant. Il se tient derrière Marie, qui ne le voit donc pas, mais le regard souriant de Marie, femme de Clopas, à son Jude avertit Marie que quelqu’un est derrière elle, si bien qu’elle se retourne :
« Oh ! Jude ! Tu as délaissé Jésus, pour m’écouter moi, une pauvre femme ?
– Oui. Je t’ai quittée pour aller à Jésus, car tu as été ma première maîtresse, mais il m’est doux parfois de le quitter, lui, pour venir vers toi, redevenir enfant comme quand j’étais ton élève.
Continue, je t’en prie…
– Auréa veut sa récompense chaque sabbat ; cette récompense, c’est que je lui raconte ce qui l’a davantage frappée dans notre histoire d’Israël, que je lui explique un peu, chaque jour, pendant que nous travaillons. »
Les autres se sont approchés eux aussi… Jude reprend :
« Et qu’est-ce qui te plaît, fillette ?
– Plein de choses, je pourrais même dire tout … Mais surtout Rachel et Anne d’Elqana, et puis Ruth… et puis… ah ! c’est très beau : Tobit et Tobie avec l’ange, et puis l’épouse qui prie pour être délivrée…
– Pas Moïse ?
– Il me fait peur… trop grand… Et parmi les prophètes, j’aime Daniel, qui a défendu Suzanne. »
Elle regarde autour d’elle, puis murmure en regardant Jésus :
« … Moi aussi, j’ai été défendue par mon Daniel…
– Mais même les livres de Moïse sont beaux !
– Oui, là où ils enseignent à ne pas faire ce qui est laid, et là où ils parlent de cette étoile qui naîtra de Jacob. Moi, je connais son nom à présent. Avant, je ne savais rien et je suis plus heureuse que ce prophète, car je la vois, et de près. Elle m’a tout dit et moi aussi, je sais, termine-t-elle d’un air quelque peu triomphal.
– Et la Pâque, elle ne te plaît pas ?
– Si… mais… les enfants des autres sont aussi des fils d’une maman. Pourquoi les tuer ? Je préfère le Dieu qui sauve à celui qui tue…
– Tu as raison… 436.3 Marie, ne lui as-tu pas encore raconté sa naissance ? demande Jacques en montrant du doigt le Seigneur qui écoute et se tait.
– Pas encore. Je veux qu’elle connaisse bien le passé avant le présent, pour comprendre ce présent qui a sa raison d’être dans le passé. Quand elle le connaîtra, elle verra que le Dieu qui lui fait peur, le Dieu du Sinaï, n’est qu’un Dieu d’amour, sévère, mais toujours un Dieu d’amour.
– Oh ! Mère ! Dis-le-moi maintenant ! J’aurai, au contraire, plus de facilité à comprendre le passé, quand je connaîtrai le présent qui, d’après ce que j’en sais, est tellement beau et fait aimer Dieu sans peur. J’ai besoin de ne pas avoir peur, moi !
– La fillette a raison. Rappelez-vous tous et toujours cette vérité quand vous évangéliserez. Les âmes ont besoin de ne pas avoir peur, pour aller à Dieu en toute confiance. C’est ce que je m’efforce de faire, et d’autant plus que, par ignorance ou par leur faute, les gens sont portés à craindre beaucoup Dieu. Mais Dieu, même le Dieu qui a frappé les Egyptiens et qui te fait peur, Auréa, est toujours bon. Vois-tu : quand il a frappé les fils des cruels Egyptiens, il a fait preuve de pitié avec ces enfants qui, n’ayant pas grandi, ne sont pas devenus pécheurs comme leurs pères, et il a donné à leurs parents le temps de se repentir du mal qu’ils avaient fait. Ce fut donc une bonté sévère. Il faut distinguer la véritable bonté de ce qui n’est que mollesse d’éducation. 436.4 Il en fut de même lorsque j’étais un petit enfant et qu’un grand nombre de bébés furent tués sur le sein de leur mère. Le monde a poussé un cri d’horreur. Mais quand le Temps ne sera plus pour chaque personne ou pour l’humanité tout entière, une première et une seconde fois vous comprendrez que ceux qui ont été exterminés dans leur enfance furent heureux, bénis en Israël, dans l’Israël des temps du Christ, car ils ont été préservés du plus grand péché : celui d’être complices de la mort du Sauveur .
– Jésus ! » s’écrie Marie, femme d’Alphée, en se levant, épouvantée, et en regardant tout autour d’elle, comme si elle craignait de voir surgir les déicides de derrière les haies et les troncs des arbres du jardin. « Jésus ! » répète-t-elle en le regardant d’un air douloureux.
« Pourquoi être si étonnée ? Ne connais-tu donc pas les Ecritures ? lui demande Jésus.
– Mais… Mais… Ce n’est pas possible… Tu ne dois pas permettre cela… Ta Mère…
– Elle est Salvatrice comme moi, et elle le sait. Regarde-la, et imite-la. »
Marie est en effet austère, royale, pâle et immobile. Elle croise les mains sur son sein comme pour la prière, la tête droite, le regard perdu dans le vide…
436.5 Marie, femme d’Alphée, la regarde puis s’adresse de nouveau à Jésus :
« Mais tu ne dois tout de même pas en parler : quel avenir horrible ! Tu lui enfonces une épée dans le cœur.
– Il y a trente-deux ans que cette épée y est.
– Non ! Ce n’est pas possible ! Marie… elle qui est toujours si sereine… Marie…
– Demande-le-lui, si tu ne crois pas ce que je te dis.
– Oui, je le demande : est-ce vrai, Marie ? Tu sais ? … »
Et Marie, d’une voix blanche mais ferme, répond :
« C’est vrai. Il avait quarante jours et cela me fut révélé par un saint… Mais même auparavant… Oh ! quand l’Ange m'a dit qu’en restant la Vierge j’allais concevoir un Fils qui, en raison de sa conception divine, serait appelé Fils de Dieu — et il l’est réellement —, et lorsque dans le sein stérile d’Elisabeth un fruit se fut formé par un miracle de l’Eternel, je n’ai pas eu de peine à me rappeler les paroles d’Isaïe : “ Voici que la Vierge concevra un fils qui sera appelé l’Emmanuel ”… Isaïe tout entier, tout entier ! Là où il parle du Précurseur… Et là où il parle de l’Homme des douleurs, rouge, rouge de sang, méconnaissable… un lépreux… pour nos péchés… L’épée est dans mon cœur depuis ces jours-là, et tout a servi à l’enfoncer davantage : le cantique des anges, les paroles de Syméon et la venue des Rois d’Orient, et tout…
– Mais quel autre tout, ma Marie ? Jésus triomphe, Jésus fait des prodiges, Jésus est suivi par des foules toujours plus nombreuses… N’est-ce pas vrai ? » dit Marie, femme d’Alphée.
Et Marie, toujours dans la même position, répond à chaque question :
« Oui, oui, oui » sans angoisse, sans joie, seulement un assentiment paisible parce qu’il en est ainsi…
– Alors quelle autre souffrance t’enfonce l’épée dans le cœur ?
– Oh !… Tout… »
436.6 – Et tu es toujours si paisible, si sereine ? Toujours pareille à la jeune épouse, arrivée ici, il y a trente-trois ans, et je m’en souviens comme si c’était hier… Mais comment peux-tu ?.. Moi… je serais comme folle… je ferais… je ne sais pas ce que je ferais… Moi… Non ! Ce n’est pas possible qu’une mère sache cela et reste calme !
– Avant d’être Mère, je suis fille et servante de Dieu… Tu me demandes où je trouve mon calme ? En faisant la volonté de Dieu. Et d’où me vient ma sérénité ? De ce que je fais cette volonté. Si je devais faire la volonté d’un homme, je pourrais être troublée, car un homme, même le plus sage, peut toujours imposer des volontés erronées. Mais celle de Dieu ! Si Lui m’a voulue pour Mère de son Christ, dois-je considérer que c’est cruel, et à cause de cela perdre ma paix ? Dois-je être troublée par la pensée de ce que sera la Rédemption pour Lui — et pour moi, pour moi aussi, surtout quand je me demande comment je ferai pour surmonter cette épreuve ? Oh ! elle sera terrible… »
Marie a un sursaut involontaire, un frisson imprévu, et elle serre ses mains comme pour les empêcher de trembler, comme pour prier plus ardemment, tandis que son visage devient encore plus blanc et que ses paupières légères s’abaissent en battant d’angoisse sur ses yeux bleu clair. Mais sa voix se raffermit après un soupir profond et angoissé et elle achève :
« Mais Celui qui m’a imposé sa volonté et que je sers avec un amour confiant me soutiendra à cette heure. Il nous soutiendra, lui et moi.… car le Père ne peut pas imposer une volonté qui dépasse les forces de l’homme… Il vient à notre secours… toujours… Et il nous secourra, mon Fils… Il nous secourra… et il ne pourra y avoir que lui, dont les moyens sont infinis, pour nous secourir…
– Oui, Mère. L’Amour nous secourra et dans l’amour nous nous secourrons l’un l’autre. Et dans l’amour, nous rachèterons… »
Jésus se place à côté de sa Mère et lui pose la main sur l’épaule, et elle lève son visage pour le regarder, son Jésus beau et en bonne santé, destiné à être défiguré par les tortures, tué par mille blessures, et elle dit :
« Dans l’amour et dans la douleur… Oui, et ensemble… »
436.7 Plus personne ne dit mot… En cercle autour des deux principaux protagonistes de la future tragédie du Golgotha, apôtres et femmes disciples ressemblent à des statues pensives…
Sur son tabouret, Auréa est pétrifiée… Mais elle est la première à se secouer et, sans se lever, elle glisse à genoux et se trouve ainsi tout contre Marie. Elle lui embrasse les genoux et penche sa tête sur son sein en disant :
« Tout cela pour moi aussi !… Combien je coûte et combien je vous aime pour ce que je vous coûte ! Oh ! Mère de mon Dieu, bénis-moi pour que le prix que je vous coûte ne reste pas sans fruit…
– Oui, ma fille, ne crains pas. Dieu t’aidera toi aussi si tu acceptes toujours sa volonté. »
Elle caresse ses cheveux et ses joues qu’elle sent mouillées par les larmes.
« Ne pleure pas ! Du Christ tu as connu en premier le sort douloureux, la fin de sa mission d’homme. Il n’est pas juste que tu ignores la première heure de sa vie dans le monde. Ecoute… Il plaira à tous de sortir de la contemplation amère, ténébreuse, en évoquant l’heure faite de lumière, de chants, de hosannas de sa naissance ! Ecoute… »
Et Marie, en expliquant la raison du voyage à Bethléem de Juda, ville prédite pour être la ville natale du Sauveur, raconte doucement la nuit de la naissance du Christ.