320.1 La Méditerranée est une immense étendue d’eaux d’un bleu vert qui se heurtent furieusement sous la forme de grandes vagues, toutes ourlées d’écume. Pas de brume, aujourd’hui. Mais l’eau de mer, pulvérisée par les chocs continuels des vagues entre elles, se transforme en une poussière salée, brûlante, qui pénètre jusque sous les vêtements, rougit les yeux, brûle la gorge et semble se répandre partout comme un voile de poudre saline, aussi bien dans l’air, qu’elle rend opaque comme par l’effet d’une fine brume, que sur les objets qui semblent saupoudrés d’une farine brillante : les fins cristaux de sel. Cela, cependant, là où n’arrivent pas les gifles des vagues ou bien leurs rinçages énergiques qui lavent le pont d’un bord à l’autre, en se précipitant à l’intérieur, en franchissant le bordage, pour ensuite retomber à la mer avec un bruit de cascade par les ouvertures du bordage opposé.
Et le navire s’élève et s’enfonce comme un fétu à la merci de l’océan, c’est un rien en face de l’autre. Il grince et se lamente depuis la sentine jusqu’aux mâts… La mer est réellement maîtresse et le bâtiment n’est pour elle qu’un jouet…
Hormis ceux qui sont aux manœuvres, il n’y a plus personne sur le pont, et plus de marchandises : seulement les chaloupes de sauvetage. Les hommes de l’équipage, avec en tête Nicomède, totalement nus, entraînés par le roulis du navire, courent çà et là aux abris et aux manœuvres, rendues difficiles sur le pont toujours inondé et glissant. Les écoutilles bâchées ne permettent pas de voir ce qui se passe sous le pont. Mais je ne crois pas qu’ils soient tranquilles à l’intérieur !
Je n’arrive pas à comprendre où l’on est, car il n’y a que la mer tout autour et au loin une côte qui paraît très escarpée, avec de vraies montagnes, pas des collines. Je dirais qu’il y a déjà plus d’un jour que l’on navigue, car l’on voit clairement que c’est le matin puisque le soleil, qui apparaît et disparaît sous des nuages très épais, vient encore de l’orient. Je crois que le navire avance bien peu malgré le mouvement qui l’agite, et la mer semble se déchaîner de plus en plus.
Avec un bruit terrible un morceau du mât se brise – je ne connais pas le nom de cette partie de la mâture – et, dans sa chute, entraîné maintenant par une avalanche d’eau qui se précipite sur le pont en même temps qu’un vrai tourbillon de vent, il abat un morceau du bordage.
320.2 Ceux qui sont à l’intérieur doivent avoir l’impression de faire naufrage… Comme pour bien le montrer, on voit peu après une porte d’écoutille s’entrouvrir et la tête grisonnante de Pierre se pencher. Il regarde, se rend compte, et referme juste à temps pour empêcher un torrent d’eau de descendre par l’écoutille entrouverte, mais ensuite, après une pause des vagues, il rouvre et saute dehors. Il s’agrippe à des appuis, observe cet enfer qu’est la mer et, pour tout commentaire, siffle et gémit.
Nicomède le voit :
« Va-t-en ! Crie-t-il. Ferme cette porte. Si le navire s’alourdit, on coule. C’est déjà bien si je ne dois pas jeter la cargaison à la mer… Jamais vu une pareille tempête ! Va-t-en, te dis-je ! Je ne veux pas avoir de terriens dans les jambes. Ce n’est pas une place pour les jardiniers, ici, et… »
Il ne peut continuer parce qu’une autre lame balaie le pont en recouvrant tout ce qui s’y trouve.
« Tu vois ? crie-t-il à Pierre, ruisselant.
– Je vois, mais cela ne me trouble pas. Je ne suis pas seulement capable de garder des jardins. Je suis né sur l’eau, du lac c’est vrai… Mais même le lac !… Avant d’être… cultivateur, j’ai été pêcheur et je sais… »
Pierre est très calme et il sait suivre le roulis à la perfection avec ses jambes écartées et musclées.
Le Crétois l’observe pendant qu’il se déplace pour l’approcher.
« Tu n’as pas peur ? lui demande-t-il.
– Pas le moins du monde !
– Et les autres ?
– Trois sont pêcheurs comme moi, ou plutôt l’étaient… Les autres, sauf le malade, sont forts.
– Même la femme ?… Attention ! Attention ! Tiens-toi ! »
Une autre avalanche prend possession du pont. Pierre attend qu’elle soit passée, puis il dit :
« Cette douche aurait été la bienvenue cet été… Patience ! Tu me demandais ce que fait la femme ? Elle prie, et tu ferais bien d’en faire autant. Mais où sommes-nous maintenant, exactement ? Dans le chenal de Chypre ?
– Si ça pouvait être le cas ! Je m’accosterais à l’île en attendant que les éléments se calment. Nous sommes à peine à la hauteur de Colonia Julia, ou Béritus, si tu préfères. Et c’est maintenant que vient le pire… Ces montagnes sont celles du Liban.
– Et tu ne pourrais pas entrer dans cette ville ?
– Le port n’est pas bon, et il y a des écueils dangereux. Impossible ! Attention !… »
320.3 Sur un autre tourbillon, un autre morceau de mât s’en va après avoir blessé un homme, qui n’est pas emporté uniquement parce que la vague le jette contre un obstacle.
« Descends ! Descends ! Tu vois ?
– Je vois, je vois… Mais cet homme ?
– S’il n’est pas mort, il reviendra à lui. Je ne peux le soigner… Tu vois bien ! »
Effectivement, le Crétois doit avoir l’œil à tout pour la vie de tous.
« Donne-le moi, la femme le soignera…
– Tout ce que tu veux, mais va-t’en !… »
Pierre se glisse jusqu’à l’homme immobile, le saisit par un pied et le tire à lui. Il le regarde, siffle… et murmure :
« Il a la tête ouverte comme une grenade mûre. Il faudrait que le Seigneur soit ici… Ah ! S’il était là ! Seigneur Jésus ! Mon Maître, pourquoi nous as-tu quittés ? »
Sa voix tremble de douleur…
Il charge le mourant sur ses épaules en se couvrant de sang et revient à l’écoutille. Le Crétois lui crie :
« Vain effort. Plus rien à faire. Tu vois bien ! »
Mais Pierre, chargé comme il l’est, lui fait un signe comme pour dire : “ Nous allons voir ” et il se serre contre un mât pour résister à une nouvelle vague, puis il ouvre l’écoutille et crie :
« Jacques, Jean, ici ! »
Et avec leur aide, il descend le blessé et entre lui aussi en refermant l’écoutille par une bâche. A la lumière fumeuse des lampes suspendues, les disciples se rendent compte que Pierre est couvert de sang :
« Tu es blessé ? demandent-ils.
– Moi, non. C’est le sang de cet homme… Mais… priez pour que… 320.4 Syntica, regarde un peu ici. Tu m’as dit une fois que tu savais soigner les blessés. Regarde cette tête, alors… »
Syntica cesse de soutenir Jean d’En-Dor, très souffrant, pour s’approcher de la table sur laquelle le malheureux est étendu et elle regarde…
« Mauvaise blessure ! Je l’ai vue deux fois, chez deux esclaves blessés, l’un par son maître, l’autre par un rocher à Caprarola. Il faudrait de l’eau, beaucoup d’eau pour nettoyer et arrêter le sang…
– Si tu ne veux que de l’eau !… Il n’y en a que trop ! Viens, Jacques, avec le baquet. A deux, ça ira mieux. »
Ils vont et reviennent, ruisselants. Et Syntica, avec des linges trempés, lave et applique des compresses sur la nuque… Mais c’est une mauvaise blessure. De la tempe à la nuque, l’os est découvert. Cependant, l’homme rouvre les yeux, des yeux vagues, et bafouille en râlant. Il est pris par la peur instinctive de la mort.
« Du calme ! Allons ! Tu vas guérir » lui dit maternellement la Grecque pour le réconforter.
Elle parle en grec, parce qu’il s’est exprimé dans cette langue.
Bien qu’étourdi, l’homme la regarde d’un air étonné et esquisse un sourire quand il entend parler sa langue maternelle. Il cherche la main de Syntica… L’homme devient un enfant quand il souffre et cherche la femme, qui est toujours mère dans ce cas.
« Je vais essayer l’onguent de Marie, dit Syntica quand la blessure saigne moins.
– Mais c’est pour les douleurs, objecte Matthieu, qui est pâle comme un mort – est-ce à cause de la mer ou du sang, ou des deux à la fois… Je ne sais.
– Oh ! C’est Marie qui l’a fait de ses mains ! Et je l’applique en priant… Priez, vous aussi. Il ne peut pas faire de mal. L’huile est toujours un remède… »
Elle va vers le sac de Pierre, en tire un récipient, de bronze dirais-je, elle l’ouvre, prend un peu d’onguent et le réchauffe à une lampe dans le couvercle même du vase. Elle l’étend sur un linge plié et l’applique sur la blessure de la tête. Puis elle le bande bien serré avec du lin qu’elle a coupé par bandes. Elle met un manteau roulé sous la tête du blessé qui paraît s’assoupir, et elle s’assied près de lui en priant. Les autres prient aussi.
320.5 Sur le pont, c’est toujours le roulis : d’un bord à l’autre le navire ne cesse de se cabrer et de s’enfoncer. Après un moment, l’écoutille s’ouvre et un matelot se précipite à l’intérieur.
« Qu’y a-t-il ? demande Pierre.
– On va couler. Je viens prendre l’encens et les offrandes pour un sacrifice…
– Laisse tomber ces histoires !
– Mais Nicomède veut sacrifier à Vénus ! Nous sommes dans sa mer…
– Qui est frénétique comme elle » murmure doucement Pierre.
Puis, plus fort :
« Vous autres, venez ! Allons sur le pont. Il y a peut-être quelque chose à faire… Tu as peur, toi, de rester avec le blessé et ces deux hommes ? »
Les deux hommes sont Matthieu et Jean d’En-Dor que le mal de mer a transformés en deux loques.
« Non, non. Allez-y » répond Syntica.
En sortant sur le pont, ils rencontrent le Crétois qui essaie d’allumer l’encens et qui les aborde, furieux, pour les renvoyer à l’intérieur en criant :
« Mais vous ne voyez pas qu’à moins d’un miracle on va faire naufrage ? La première fois ! La première fois depuis que je navigue !
– Tu vas voir, il va dire maintenant que c’est de nous que vient le sortilège ! » murmure Jude.
Et, en effet, l’homme hurle plus fort :
« Maudits israélites, qu’avez-vous sur vous ? Chiens d’Hébreux, vous m’avez apporté le maléfice ! Allez-vous-en ! Que maintenant je sacrifie à Vénus naissante…
– Non, pas du tout. C’est nous qui allons sacrifier…
– Déguerpissez ! Vous êtes des païens, vous êtes des démons, vous êtes…
– Ecoutez-moi ça ! Je te jure que si tu nous laisses faire, tu verras le prodige.
– Non ! Fichez-moi le camp ! »
Et il allume l’encens en jetant dans la mer, comme il peut, des liquides qu’il a d’abord offerts et goûtés ainsi que des poudres que je ne connais pas. Mais les vagues éteignent l’encens et, au lieu de se calmer, la mer devient plus furieuse, en balayant tout l’attirail du rite et, pour un peu, Nicomède lui-même…
« C’est une belle réponse que te fait ta déesse ! 320.6 Maintenant, à nous ! Nous aussi, nous en avons une qui est plus pure que celle-ci faite d’écume, et puis… Chante, Jean, comme hier, nous t’appuierons, et nous allons bien voir !
– Oui, voyons donc ! Mais si cela empire, je vous jette à la mer comme victimes propitiatoires.
Jean entonne alors son cantique, soutenu par tous les autres, même par Pierre qui d’ordinaire ne chante jamais, parce qu’il chante faux. Le Crétois, les bras croisés et, un sourire mi-rageur mi-ironique sur le visage, les regarde. Puis, après le cantique, ils prient les bras ouverts. Ce doit être le Notre Père, mais dit en araméen, et je ne comprends rien. Puis ils chantent plus fort. Et ils alternent ainsi, sans peur, sans s’interrompre, malgré les vagues qui les giflent. Ils ne se tiennent même plus aux poteaux, et pourtant ils sont pleins d’assurance comme s’ils ne faisaient qu’un avec le plancher du pont. Les vagues perdent réellement de leur violence, tout doucement. Elles ne s’arrêtent pas tout à fait, de même que le vent ne tombe pas tout à fait. Mais ce n’est plus la furie d’avant, les vagues n’atteignent plus le pont.
Le visage du Crétois est un poème de stupeur… Pierre le regarde du coin de l’œil sans cesser de prier. Jean sourit et chante plus fort… Les autres le soutiennent en dominant toujours plus nettement le fracas alors que la mer s’apaise en prenant un mouvement normal et le vent un souffle proportionné.
« Et maintenant, qu’en dis-tu ?
– Mais qu’est-ce que vous avez dit ? Quelle est cette formule ?
– Celle du Dieu vrai et de sa sainte Servante. Hisse donc les voiles et borde-les, ici… Mais n’est-ce pas une île ?
– Oui. C’est Chypre… Et la mer est encore plus tranquille dans son chenal… Etrange ! Mais cette étoile que vous adorez, qui est-ce ? Toujours Vénus, non ?
– On dit : que vous vénérez. On n’adore que Dieu. Ce n’est pas Vénus. C’est Marie, Marie de Nazareth, Marie israélite, la Mère de Jésus, le Messie d’Israël.
– Et ces paroles, qu’est-ce que c’était ? Ce n’était pas de l’hébreu…
– Non, c’était notre dialecte, de notre lac, de notre patrie. Mais on ne peut te l’apprendre à toi, qui es païen. C’est un discours adressé à Yahvé et seuls les croyants peuvent le connaître.
320.7 A bientôt, Nicomède. Et ne regrette pas ce qui est allé au fond. Un… sortilège de moins pour te porter malheur. Adieu, hein ? Es-tu de sel ?
– Non… Mais… Excusez-moi… Je vous ai d’abord insultés !
– Oh ! Cela ne fait rien ! C’est un effet du… du culte de Vénus… Garçons, allons voir les autres… »
Et Pierre, riant joyeusement, se dirige vers l’écoutille. Le Crétois les suit :
« Ecoutez ! Et l’homme ? Il est mort ?
– Mais non ! Nous allons peut-être te le rendre bientôt en bonne santé… C’est une autre plaisanterie de nos… maléfices…
– Ah ! Excusez-moi, excusez-moi ! Mais dites-moi, où peut-on les apprendre, pour en obtenir de l’aide ? Moi, je paierais bien pour cela…
– Au revoir, Nicomède ! C’est une longue affaire et… qui n’est pas permise. Qu’on ne donne pas les choses sacrées aux païens ! A tout à l’heure ! Porte-toi bien, mon ami ! Porte-toi bien ! »
Et Pierre, suivi de tous, descend sous le pont, en riant pendant que rit aussi la mer apaisée sous un mistral modéré qui favorise la navigation tandis que le soleil descend, et que vers l’orient se dessine un premier quartier qui tend vers la pleine lune…
Dans la tempête au large de Beyrouth
Le navire qui emmène Syntyche et Jean d’Endor à Antioche affronte une terrible tempête « à la hauteur de la Colonie Julia, ou Béritus » (1) (EMV 320.2). Nicomède, le pilote, renonce à y accoster, car dit-il « Le port n'est pas bon, et il y a des écueils dangereux » (2). Pierre informe ses compagnons : « Nicomède veut sacrifier à Vénus ! Nous sommes dans sa mer… » (3) (EMV 320.5). Le naufrage semble imminent ; les apôtres, après avoir critiqué les rites païens inutiles, entonnent un hymne à Marie composé par Jean « Une qui est plus pure que celle-ci faite d'écume » (4) (EMV 320.6). Puis ils prient en araméen et obtiennent le miracle de la tempête apaisée. Nicomède constate : « Ce n'était pas de l'hébreu… » Pierre indique : « Non, c'était notre dialecte, de notre lac, de notre patrie (…) on ne peut le dire à toi, païen... seuls les croyants peuvent le connaître... C'est une longue affaire et… qui n'est pas permise. Qu'on ne donne pas les choses sacrées aux païens ! » (5) (EMV 320.7).
On peut raisonnablement s’étonner d’une telle accumulation d’informations pertinentes dans ce bref récit :
(1) Ce sont effectivement là les deux façons dont était désignée Beyrouth, au début de l’ère chrétienne. Le nom latin Berytus provient du nom cananéen Be'erot qui signifie « puits ».
(2) Au temps de Jésus, le port de Beyrouth était modeste, peu profond et d’accès délicat.
(3) Selon la mythologie, Vénus-Aphrodite était effectivement Κυπρογενής (Kuprogenès), c'est-à-dire née à Chypre, située juste à proximité.
(4) Selon Hésiode, le sang d'Uranus féconda une écume blanchâtre (aphros en grec) qui flottait à la surface de la mer.
(5) C'est un point commun à de nombreux groupes humains que de garder une part secrète aux non initiés. Pierre semble appliquer ici la recommandation de Jésus : « Ne livrez pas aux chiens ce qui est saint. Ceci pour maintenant et pour plus tard » (EMV 174.20 et Mt 7,6). Au début de l’Eglise, les sacrements furent nommés "mystères" (choses cachées) et devaient demeurer secrets aux infidèles, et même aux catéchumènes. On lit dans la Didache IX 5 : « Que personne ne mange ni ne boive de votre Eucharistie, mais seulement ceux qui sont baptisés au nom du Seigneur. Car de cela le Seigneur a dit : Ne donnez pas le Saint aux chiens ».