Une initative de
Marie de Nazareth

La mauvaise humeur de Judas

jeudi 24 mai 29
Jourdain
James Tissot

Dans les évangiles : Lc 17,7-10

Luc 17,7-10

« Lequel d’entre vous, quand son serviteur aura labouré ou gardé les bêtes, lui dira à son retour des champs : “Viens vite prendre place à table” ? Ne lui dira-t-il pas plutôt : “Prépare-moi à dîner, mets-toi en tenue pour me servir, le temps que je mange et boive. Ensuite tu mangeras et boiras à ton tour” ? Va-t-il être reconnaissant envers ce serviteur d’avoir exécuté ses ordres ? De même vous aussi, quand vous aurez exécuté tout ce qui vous a été ordonné, dites : “Nous sommes de simples serviteurs : nous n’avons fait que notre devoir.” »

Vision de Maria Valtorta

       422.1 La grève blanchit dans la nuit sans lune, mais éclairée par des milliers d’étoiles, ces étoiles invraisemblablement larges d’un ciel d’Orient. Ce n’est pas une lumière intense comme celle de la lune, mais déjà une douce lueur qui permet à celui dont l’œil est fait à l’obscurité de voir où il marche et ce qui l’entoure. Ici, à droite des voyageurs qui remontent vers le nord en longeant le fleuve, la faible clarté stellaire éclaire la bordure végétale formée par les roseaux, les saules et les arbres de haute futaie. Comme la lumière est très pâle, cela ressemble à une muraille compacte, continue, sans interruption, sans possibilité de pénétration, à peine rompue là où le lit d’un ruisseau ou d’un torrent, complètement à sec, trace une ligne blanche qui part vers l’orient et disparaît au premier coude du minuscule affluent asséché. A leur gauche, en revanche, les voyageurs distinguent le reflet des eaux tranquilles et sereines, qui descendent vers la Mer Morte en murmurant, soupirant, bruissant. Et entre la ligne brillante des eaux couleur d’indigo, dans la nuit, et la masse noire opaque des herbes, des arbustes et des arbres, la bande claire de la grève, tantôt plus large, tantôt plus étroite, est parfois interrompue par une minuscule mare, reste d’une ancienne crue, avec encore un peu d’eau stagnante que le sol peu à peu absorbe ; et il y reste des touffes d’herbes encore vertes alors qu’ailleurs elles se sont desséchées sur la grève, certainement brûlante aux heures de soleil.

       Ces nappes d’eau ou les touffes de joncs secs qui peuvent blesser les pieds nus dans les sandales, obligent les apôtres à se séparer de temps à autre pour ensuite se réunir en groupe autour du Maître. Lui avance de son pas allongé, toujours majestueux, le plus souvent en silence, le regard levé vers les étoiles plutôt que penché vers le sol.

       Les apôtres, eux, sont loin de se taire. Ils discutent, récapitulent les événements de la journée, en tirent des conclusions ou bien en prévoient les développements futurs. Quelque rare parole de Jésus, souvent dite pour répondre à une question directe ou pour corriger quelque raisonnement défectueux ou peu charitable, ponctue le bavardage des Douze.

       Et la marche se poursuit dans la nuit, en rythmant le silence nocturne d’un élément nouveau sur ces rives désertes : les voix humaines et le bruit des pas. Les rossignols se taisent dans les feuillages, étonnés d’entendre des sons discordants et désagréables se mêler, en le troublant, à l’accompagnement habituel de leurs solos de virtuoses : le chuchotis des eaux et de la brise.

       422.2 Mais une question directe, qui ne concerne pas le passé mais l’avenir, vient rompre, avec la violence d’une révolte — sans parler du ton plus aigu des voix agitées par le dédain ou la colère —, la paix non seulement de la nuit, mais celle, plus intime, des cœurs. Philippe demande s’ils arriveront chez eux, et dans combien de jours. Un secret besoin de repos, un désir inexprimé mais sous-entendu d’affections familiales se cache dans cette simple question de l’apôtre déjà âgé, qui est époux et père en plus d’être apôtre, et qui a des intérêts dont il doit s’occuper…

       Jésus se rend compte de tout cela et il se retourne pour regarder Philippe. Il s’arrête pour l’attendre, car Philippe est un peu en arrière avec Matthieu et Nathanaël. Arrivé près de lui, il lui passe un bras autour des épaules en lui disant :

       « Bientôt, mon ami. Mais je demande à ta bonté un autre petit sacrifice, si toutefois tu ne désires pas te séparer auparavant de moi…

       – Moi, me séparer ? Jamais !

       – Dans ce cas… je vais t’éloigner encore quelque temps de Bethsaïde. Je veux me rendre à Césarée Maritime, en passant par la Samarie. Au retour, nous irons à Nazareth, et ceux qui n’ont pas de famille en Galilée resteront avec moi. Après un certain temps, je vous rejoindrai à Capharnaüm… Et là, je vous évangéliserai pour vous rendre encore plus capables. Mais, si tu crois que ta présence à Bethsaïde est nécessaire… vas-y, Philippe. Nous nous retrouverons là…

       – Non, Maître. Il est plus nécessaire de rester avec toi ! Mais, tu sais… Il est doux d’être chez moi… avec mes filles… Je pense qu’à l’avenir je ne les aurai pas beaucoup avec moi… et je voudrais profiter un peu de leur chaste douceur. Mais si je dois choisir entre elles et toi, c’est toi que je choisis… et pour plusieurs raisons…, conclut Philippe en soupirant.

       – Et tu fais bien, mon ami, car je te serai enlevé avant tes filles…

       – Oh ! Maître ! dit l’apôtre, attristé.

       – C’est comme ça, Philippe » termine Jésus en déposant un baiser sur les tempes de l’apôtre.

       422.3 Judas, qui a marmonné entre ses dents depuis que Jésus a parlé de Césarée, élève la voix comme si d’avoir vu le baiser donné à Philippe lui avait fait perdre le contrôle de ses actes :

       « Que de marches inutiles ! Moi, je ne sais vraiment pas quel besoin il y a d’aller à Césarée ! »

       Ses paroles ont une impétuosité débordante de fiel. Il semble vouloir sous-entendre : “ Tu es bien stupide d’y aller. ”

       « Ce n’est pas toi, mais le Maître qui doit juger de la nécessité de ce que nous faisons, lui répond Barthélemy.

       – Oui, hein ? Comme si lui se rendait bien compte des nécessités naturelles !

       – Eh ! Tu es fou, ou quoi ? Tu sais de qui tu parles ? lui demande Pierre en le secouant par le bras.

       – Je ne suis pas fou. Je suis le seul qui soit sain d’esprit, et je sais parfaitement ce que je dis.

       – Et tu en dis de belles !

       – Prie Dieu de ne pas les retenir contre toi !

       – La modestie n’est pas ton fort !

       – Tu donnes l’impression de redouter qu’on puisse te reconnaître pour ce que tu es, en allant à Césarée » disent ensemble et respectivement Jacques, fils de Zébédée, Simon le Zélote, Thomas, et Jude, fils d’Alphée.

       Judas répond à ce dernier :

       « Je n’ai rien à craindre, et vous n’avez rien à savoir. Mais je suis las de voir qu’on va d’erreur en erreur et qu’on se ruine : heurts avec les membres du Sanhédrin, disputes avec les pharisiens, il ne manque plus que les Romains…

       – Comment ? Mais, il n’y a pas deux lunes de cela, tu étais fou de joie, tu étais plein d’assurance, tu étais… tu étais tout, car tu avais pour amie Claudia ! » observe ironiquement Barthélemy qui, tout en étant le plus… intransigeant, est le seul à ne pas se refuser à des contacts avec les Romains, mais uniquement pour obéir au Maître.

       Judas reste muet un instant, car la logique de la réflexion est évidente et, à moins de paraître incohérent, il ne peut démentir ses propres paroles. Mais il se reprend :

       « Ce n’est pas pour les Romains que je dis cela. Je veux dire pour les Romains comme ennemis. Elles — car au fond elles ne sont que quatre dames romaines, cinq ou six au maximum —, elles ont promis de l’aide et seront fidèles à leurs promesses. 422.4 Mais c’est parce que cela augmentera la hargne de ses ennemis ; or le Maître ne le comprend pas, et…

       – Leur hargne a déjà atteint son point culminant, Judas. Tu le sais aussi bien que moi, sinon même mieux, dit calmement Jésus en appuyant sur le “ mieux ”.

       – Moi ? Moi ? Que veux-tu dire ? Qui sait les choses mieux que toi ?

       – Tu viens de dire que toi seul connais les nécessités et la façon de se comporter à leur égard…, rétorque Jésus.

       – Pour les choses naturelles, oui. Mais j’affirme que tu connais les choses surnaturelles mieux que tous.

       – C’est vrai. Mais, justement, je te faisais remarquer que tu es plus au courant que moi des choses, laides si tu veux, avilissantes si tu veux, naturelles, comme la rancœur de mes ennemis, leurs projets…

       – Moi, je ne sais rien ! Je ne sais rien. Je le jure sur mon âme, sur ma mère, sur Jéovêh…

       – Assez ! Il est dit de ne pas jurer, lui intime Jésus, avec une sévérité qui semble durcir jusqu’aux traits de son visage, les raidissant comme ceux d’une statue.

       – Eh bien, je ne vais pas jurer ! Mais comme je ne suis pas un esclave, qu’il me soit permis de dire qu’il n’est pas nécessaire, qu’il n’est pas utile, qu’il est même dangereux d’aller à Césarée, de parler avec les Romaines…

       – Et qui te dit que cela arrivera ? demande Jésus.

       – Qui ? Mais tout ! Tu as besoin de t’assurer d’une chose. Tu es sur les traces d’une… » Il s’interrompt, comprenant que la colère le fait trop parler. 422.5 Puis il reprend : « Et moi, je te dis que tu devrais penser aussi à nos intérêts. Tu nous as tout enlevé : maison, gains, affections, tranquillité. Nous sommes des persécutés pour ta cause, et nous le serons aussi par la suite. Car, tu l’annonces sur tous les tons, un beau jour tu t’en iras. Mais nous, nous resterons, nous serons ruinés, nous…

       – Toi, tu ne seras pas persécuté lorsque je ne serai plus parmi vous. Moi qui suis la Vérité, je te l’affirme. Et je te rappelle que j’ai pris ce que vous m’avez donné spontanément, d’une manière insistante. Tu ne peux donc pas m’accuser de vous avoir enlevé d’autorité un seul de vos cheveux qui tombent quand vous les peignez. Pourquoi m’accuses-tu ? »

       Jésus est déjà moins sévère ; il est maintenant d’une tristesse qui veut ramener à la raison avec douceur. Je crois aussi que la miséricorde qu’il montre, si pleine, si divine, sert à refréner les autres qui n’en feraient sûrement pas preuve envers le coupable.

       Judas lui-même s’en rend compte et, dans un de ces brusques revirements de son âme, sollicitée par deux forces contraires, il se jette à terre et se frappe la tête et la poitrine en criant :

       « Parce que je suis un démon ! Je suis un démon ! Sauve-moi, Maître, comme tu sauves tant de possédés. Sauve-moi ! Sauve-moi !

       – Que ta volonté d’être sauvé ne reste pas lettre morte !

       – Elle existe, tu le vois. Je veux être sauvé.

       – Par moi. Tu exiges que je fasse tout. Mais je suis Dieu, et je respecte ton libre arbitre. Je te donnerai la force pour arriver à “ vouloir ”. Mais vouloir n’être pas esclave, cela doit venir de toi.

       – Je le veux ! Je le veux ! Mais ne va pas à Césarée ! N’y va pas ! 422.6 Ecoute-moi, comme tu as écouté Jean quand tu voulais aller à Acor. Nous avons tous les mêmes droits. Nous te servons tous de la même manière. Tu es obligé de nous satisfaire à cause de ce que nous faisons… Traite-moi comme Jean ! Je le veux ! Quelle différence y a-t-il entre lui et moi ? »

       Jacques intervient :

       « Il y a l’esprit ! Mon frère n’aurait jamais parlé comme tu le fais. Mon frère ne…

       – Silence, Jacques. C’est moi qui parle et à tous. Quant à toi, relève-toi et comporte-toi en homme, comme moi je te traite, non comme un esclave qui gémit aux pieds de son maître. Sois un homme, puisque tu tiens tant à être traité comme Jean — or, en vérité, il est plus qu’un homme, parce qu’il est chaste et plein d’amour.

       Allons, il est tard et je veux passer le fleuve à l’aube. C’est à cette heure que les pêcheurs rentrent après avoir retiré les nasses, et il est plus facile de trouver une embarcation. La lune en ses derniers jours lève toujours plus haut son fin croissant. Grâce à sa plus grande lumière, nous pouvons avancer plus rapidement.

       422.7 Ecoutez : en vérité, je vous dis que personne ne doit se vanter de faire son devoir et exiger des faveurs spéciales pour ce qui est une obligation.

       Judas a rappelé que vous m’avez tout donné ; et il m’a dit qu’en retour, j’ai le devoir de vous satisfaire pour ce que vous faites.

       Mais rendez-vous un peu compte : il y a parmi vous des pêcheurs, des propriétaires terriens, plus d’un qui possède un atelier, et Simon le Zélote qui avait un serviteur. Eh bien, quand les employés de la barque, ou les journaliers qui vous aidaient à l’oliveraie, à la vigne ou dans les champs, ou encore les apprentis de l’atelier, ou simplement le fidèle domestique qui s’occupait de la maison ou de la table, avaient fini leur travail, vous mettiez-vous par hasard à les servir ?

       Et n’en est-il pas ainsi dans toutes les maisons et toutes les affaires ? Quel homme, ayant un serviteur qui laboure ou qui fait paître, ou un ouvrier à l’atelier, lui dit quand il a fini le travail : “ Passe tout de suite à table ” ? Personne. Au contraire, soit qu’il revienne des champs, soit qu’il ait déposé ses outils, tout maître dit : “ Fais-moi à dîner, mets-toi en tenue et, avec des vêtements propres, sers-moi pendant que je mange et que je bois. Ton tour viendra ensuite. ” Et on ne peut pas dire que cela soit de la dureté de cœur. Car l’employé doit servir son maître, et ce dernier n’a aucune obligation envers lui sous prétexte qu’il a obéi aux ordres reçus le matin. En effet, si le maître a le devoir de se montrer humain à l’égard de son serviteur, celui-ci a aussi le devoir de ne pas être paresseux et dilapidateur, mais de coopérer au bien-être de celui qui l’habille et le nourrit. Supporteriez-vous que vos matelots, vos ouvriers agricoles ou autres sous-ordres, vous disent : “ A ton tour de me servir, puisque, moi, j’ai travaillé ” ? Je ne crois pas.

       Il en va de même pour vous : quand vous regardez ce que vous avez accompli et ce que vous accomplirez pour moi — et, à l’avenir, ce que vous ferez pour poursuivre mon œuvre et continuer à servir votre Maître —, vous verrez que vous êtes toujours restés en-deçà de ce qu’il était juste de faire pour être au niveau de tout ce que vous avez reçu de Dieu. Vous devrez donc toujours dire : “ Nous sommes des serviteurs inutiles, puisque nous n’avons fait que notre devoir. ” Si vous raisonnez ainsi, vous ne sentirez plus de prétentions ni de mécontentements s’élever en vous, et vous agirez avec justice. »

       Jésus se tait. Tous réfléchissent.

       422.8 Pierre donne un coup de coude à Jean, qui médite, ses yeux bleu clair fixés sur l’eau, qui passe de la couleur indigo à l’argent azuré sous les rayons de la lune, et il lui dit :

       « Demande-lui quand on fait plus que son devoir. Moi, je voudrais y arriver…

       – Moi aussi, Simon. Je pensais justement à cela » lui répond Jean avec son beau sourire sur les lèvres. Et il demande à haute voix : «  Maître, dis-moi : l’homme, ton serviteur, ne pourra-t-il jamais faire plus que son devoir, pour te montrer, par ce “ plus ”, qu’il t’aime totalement ?

       – Mon petit enfant, Dieu t’a tant accordé, que, en toute justice, ton héroïsme serait toujours bien peu de chose. Mais le Seigneur est si bon qu’il ne mesure pas ce que vous lui donnez, selon sa mesure infinie, mais selon la mesure limitée des capacités humaines. Et quand il voit que vous avez donné sans parcimonie, dans une mesure bien pleine, débordante, généreuse, alors il dit : “ Ce serviteur m’a donné plus que son devoir ne le lui imposait. Aussi vais-je lui accorder la surabondance de mes récompenses. ”

       – Comme je suis content ! Moi, alors, je te donnerai une mesure débordante pour obtenir cette surabondance ! s’écrie Pierre.

       – Oui, tu le feras, vous le ferez. Tout homme aimant la vérité, la lumière, en fera autant. Et il sera avec moi surnaturellement heureux. »

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