Une initative de
Marie de Nazareth

Le piège de Judas contre l’innocence de Marziam

vendredi 9 mars 29
Jérusalem

Vision de Maria Valtorta

       365.1 Jésus entre dans la verdure paisible du Jardin des Oliviers.

       Marziam est toujours à côté de lui, et il rit en pensant à la course haletante que Pierre va sûrement faire pour les rejoindre.

       « Oh ! Maître ! Qui sait ce qu’il va dire ! Et si tu avais continué pour Béthanie sans t’arrêter ici, il serait vraiment dans un triste état. »

       Jésus sourit lui aussi en regardant l’adolescent :

       « Oui, il va m’ensevelir sous ses lamentations. Mais cela lui servira, la prochaine fois, à être plus attentif. Je parlais. Lui se distrayait en bavardant avec l’un ou l’autre…

       – Ils l’interrogeaient, Seigneur, dit pour l’excuser Marziam, qui ne rit plus.

       – On fait signe avec bonne grâce que l’on répondra plus tard, quand la Parole du Seigneur se tait. 365.2 Souviens-toi de cela pour ton avenir, quand tu seras prêtre. Exige le plus grand respect aux heures et dans les lieux où l’on donne l’instruction.

       – Mais alors, Seigneur, ce sera le pauvre Marziam qui parlera…

       – Peu importe. C’est toujours Dieu qui parle par les lèvres de ses serviteurs, aux heures de leur ministère. Et on doit les écouter en tant que tels, en silence et avec égards. »

       Marziam fait une grimace significative pour commenter son raisonnement intérieur.

       Jésus, qui l’observe, lui dit :

       « Tu n’en es pas convaincu ? Pourquoi cette moue ? Parle sans crainte, mon enfant.

       – Mon Seigneur, je me demandais si Dieu est aussi sur les lèvres et dans le cœur des prêtres d’aujourd’hui… et… je me demandais avec terreur si ceux de l’avenir seront pareils… Et j’en concluais que… beaucoup de prêtres donnent une piètre image du Seigneur… J’ai sûrement péché… Mais ils ont le cœur tellement mauvais, et avare, et sec… que…

       – Ne juge pas. Rappelle-toi cependant ce sentiment de dégoût. Penses-y à l’avenir, et tends de toutes tes forces à ne pas ressembler à ceux qui te rebutent, pas plus que ceux qui dépendront de toi. Fais servir au bien jusqu’au mal que tu vois. Toute action et toute connaissance doivent se changer en bien en passant par une volonté et un jugement droits.

       – Oh, Seigneur ! Avant d’entrer dans la maison que l’on voit déjà, réponds encore à une question ! Tu ne nies pas que le sacerdoce actuel est imparfait. Tu me demandes, à moi, de ne pas juger. Mais toi, tu juges et tu peux le faire. Et tu juges avec justice. Maintenant, Seigneur, écoute ce que je pense. Quand les prêtres d’aujourd’hui parlent de Dieu et de la religion, étant tels qu’ils sont pour la plupart (je parle maintenant des plus mauvais), faut-il encore les écouter comme s’ils disaient la vérité ?

       – Toujours, mon fils, par respect pour leur mission. Quand ils agissent dans le cadre de leur ministère, ce n’est plus l’homme Hanne ou l’homme Sadoq, et ainsi de suite, mais c’est “ le prêtre ” qui agit. Sépare toujours du ministère la pauvre humanité.

       – Mais s’ils s’en acquittent mal…

       – Dieu suppléera. 365.3 Et puis… écoute, Marziam ! Il n’y a pas d’homme complètement bon ou complètement mauvais. Et personne n’est si complètement bon qu’il soit en droit d’estimer ses frères complètement mauvais. Il faut tenir compte de nos défauts, leur opposer les bonnes qualités de celui que nous voulons juger, alors nous aurons une juste mesure de jugement charitable. Je n’ai pas encore trouvé un homme complètement mauvais.

       – Pas même Doras, Seigneur ?

       – Pas même lui, car c’est un mari honnête et un père affectueux.

       – Ni même son père ?

       – Lui aussi était un mari honnête et un père affectueux.

       – Mais il n’était pas que cela, pourtant !

       – Il n’était pas que cela, mais en cela il n’était pas mauvais. Par conséquent, il n’était pas complètement mauvais.

       – Même Judas n’est pas mauvais ?

       – Non.

       – Mais il n’est pas bon !

       – Il n’est pas totalement bon, comme il n’est pas totalement mauvais. N’es-tu pas convaincu de ce que je dis ?

       – Je suis convaincu que toi, tu es totalement bon et que tu es absolument exempt de méchanceté. Cela, oui. Tu l’es tellement que tu ne trouves jamais de quoi accuser personne…

       – Oh ! mon enfant ! Si je disais la première syllabe d’un mot d’accusation, vous vous jetteriez tous comme des fauves sur l’accusé !… J’évite que vous vous souilliez du péché de jugement en agissant ainsi. Comprends-moi bien, Marziam. Ce n’est pas que je ne voie pas le mal là où il est. Ce n’est pas que je ne voie pas le mélange de mal et de bien qu’il y a chez certains. Ce n’est pas que je ne comprenne pas quand une âme monte ou descend du niveau où je l’ai amenée. Ce n’est pour rien de tout cela, mon fils. Mais c’est de la prudence, pour éviter les manques de charité en vous. Et j’agirai toujours ainsi, même dans les siècles à venir, quand je devrai me prononcer sur une créature. Ne sais-tu pas, mon enfant, qu’un éloge, un mot d’encouragement valent parfois mieux que mille reproches ? Ne sais-tu pas que, sur cent cas très mauvais signalés comme relativement bons, au moins la moitié deviennent réellement bons puisque, après ma parole bienveillante, l’aide des bons ne leur fait pas défaut, alors qu’ils fuiraient l’individu signalé comme très mauvais ? Il faut soutenir les âmes, et non les accabler. Mais si, moi, je ne suis pas le premier à les épauler, à voiler ce qu’il y a de mauvais, à susciter en vous bienveillance et secours pour elles, jamais vous ne viendriez à leur aide avec une miséricorde active. Souviens-t’en, Marziam…

       – Oui, Seigneur… (profond soupir). Je m’en souviendrai… (nouveau soupir)… Mais c’est bien difficile devant certaines évidences… »

       365.4 Jésus le regarde fixement, mais il ne voit que le haut du front du garçon, qui baisse beaucoup la tête.

       « Marziam, lève la tête. Regarde-moi et réponds. Quelle est l’évidence qu’il est difficile de nier ? »

       Marziam s’embrouille… Il rougit sous sa peau un peu brune… Il répond :

       « Mais… il y en a tant, Seigneur… »

       Jésus insiste :

       « Pourquoi as-tu cité Judas ? Parce que c’est une “ évidence ”, peut-être celle qu’il t’est le plus difficile à surmonter… Que t’a fait Judas ? En quoi t’a-t-il scandalisé ? »

       Jésus pose la main sur les épaules de l’adolescent, maintenant tout empourpré tant il est rouge. Marziam le regarde, les yeux brillants, puis il se dégage et s’échappe en criant :

       « C’est un profanateur, Judas !… Mais je ne peux rien dire… Aie pitié de moi, Seigneur !… »

       Et il va se cacher, en larmes, appelé en vain par Jésus qui a un geste de douleur découragée. 365.5 Son cri a pourtant attiré l’attention des habitants de la maison de Gethsémani, et sur le seuil de la cuisine apparaissent Jonas et la Mère de Jésus, suivis des femmes disciples : Marie, femme de Clopas, Marie Salomé et Porphyrée. Voyant Jésus, elles s’avancent vers lui.

       « Paix à vous toutes ! Me voici, Maman !

       – Seul ? Pourquoi ?

       – Je suis allé de l’avant. J’ai laissé les autres au Temple… Mais j’étais avec Marziam…

       – Et où est maintenant mon fils, je ne le vois pas ? demande Porphyrée, un peu inquiète.

       – Il est monté là-haut… Mais il va venir. Avez-vous de quoi nourrir tout le monde ? Les autres vont bientôt arriver.

       – Non, Seigneur. Tu avais dit que tu te rendais à Béthanie…

       – Oui… Mais j’ai pensé bon de faire ainsi. Allez vite prendre ce qu’il faut. Moi, je reste avec ma Mère. »

       Les femmes disciples obéissent sans discuter.

       365.6 Jésus reste seul avec Marie, et ils marchent lentement sous l’entrelacement des branches, à travers lesquelles filtrent des rayons de soleil qui dessinent des cercles d’or sur l’herbe verte et fleurie.

       « J’irai après le repas à Béthanie, avec Simon.

       – Simon-Pierre ?

       – Non, avec Simon le Zélote. Et j’emmènerai avec moi Marziam… »

       Jésus se tait, pensif.

       Marie l’observe, puis elle demande :

       « Marziam te cause du chagrin ?

       – Non, Maman. Au contraire ! Pourquoi penses-tu cela ?

       – Pourquoi es-tu soucieux ?… Pourquoi l’as-tu appelé sur un ton de commandement ? Et pourquoi t’a-t-il quitté ? Pourquoi s’est-il détaché de toi comme s’il avait honte ? Il n’est même pas venu saluer sa mère et moi !

       – L’enfant s’est enfui à cause d’une question que je lui posais.

       – Oh !… »

       Marie est dans une profonde stupeur. Elle se tait un instant, puis murmure comme si elle se parlait à elle-même :

       « Au paradis terrestre, Adam et Eve s’enfuirent après avoir péché, en entendant la voix de Dieu… Mais, mon Fils, il faut avoir pitié de l’enfant. Il commence à devenir homme… et peut-être… Mon Fils, Satan mord tous les hommes… »

       Marie est toute pitié et supplication… Jésus la regarde et lui dit :

       « Comme tu es mère ! Comme tu es “ la Mère ” ! Mais ne crois pas que l’enfant ait péché. Au contraire, tu dois croire qu’il souffre à cause du choc d’une révélation. Il est très pur. Il est très bon… Je vais l’emmener avec moi aujourd’hui pour, sans rien dire, lui laisser découvrir que je le comprends. Toute parole serait de trop… et je n’en trouverais pas une pour excuser celui qui a violé une innocence. »

       Jésus est sévère en disant ces derniers mots.

       « Oh ! mon Fils ! Nous en sommes là ! Je ne te demande pas de nom. De nous tous, il n’y en a qu’un qui ait été capable de troubler l’enfant… Quel démon !

       365.7 – Allons chercher Marziam, Maman. Il ne s’enfuira pas devant toi. »

       Ils partent et le découvrent derrière un buisson d’aubépine.

       « Cueillais-tu des fleurs pour moi, mon fils ? demande Marie en s’approchant de lui et en l’embrassant…

       – Non, mais j’avais envie de ta présence, dit Marziam avec encore des larmes sur le visage.

       – Et je suis venue. Allons, vite ! C’est qu’aujourd’hui tu dois aller avec mon Jésus à Béthanie ! Et tu dois être habillé convenablement. »

       Le visage de Marziam, déjà oublieux du trouble qu’il éprouvait, s’illumine. Il dit :

       « Moi, seul avec lui ?

       – Et avec Simon le Zélote. »

       Marziam, encore très enfant, saute de joie et bondit de sa cachette pour aller tomber sur la poitrine de Jésus… Il se trouve confus. Mais Jésus rit et l’excite :

       « Cours voir si ton père est arrivé. »

       Et pendant que Marziam part en courant, Jésus remarque :

       « C’est un véritable enfant, bien que sa pensée soit déjà mûre. Lui troubler le cœur est un grand crime, mais j’y veillerai. »

       Tout en parlant, il se dirige vers la maison avec Marie. Mais ils ne sont pas encore arrivés qu’ils voient Marziam revenir au galop.

       « Maître… Mère… Il y a des gens… des gens qui étaient dans le Temple… Les prosélytes… Il y a une femme… Une femme qui veut te voir, Mère… Elle dit qu’elle a fait ta connaissance à Bethléem… Elle s’appelle Noémi.

       – J’en ai tant connu, à cette époque ! Mais allons-y… »

       365.8 Ils arrivent à la petite place où se trouve la maison. Quelques personnes attendent en groupe et dès qu’elles voient Jésus, elles se prosternent. Mais aussitôt une femme se lève et va se jeter aux pieds de Marie, en l’appelant par son nom.

       « Qui es-tu ? Moi, je ne me souviens pas de toi. Lève-toi. »

       La femme se lève et va parler quand arrivent, hors d’haleine, les apôtres.

       « Seigneur ! Mais pourquoi ? Nous avons couru comme des fous à travers Jérusalem. Nous croyions que tu étais allé chez Jeanne ou chez Annalia… Pourquoi ne t’es-tu pas arrêté ? »

       Questions et informations se croisent confusément.

       « Nous sommes ensemble, maintenant. Inutile d’en expliquer la raison. Laissez cette femme parler en paix. »

       Tous se groupent pour écouter.

       « Tu ne te souviens pas de moi, Marie de Bethléem. Mais moi, depuis trente et un ans, je me rappelle ton nom et ton visage comme celui de la pitié. J’étais venue de loin, moi aussi, de Pergé, pour l’édit. Et j’étais enceinte. Mais j’espérais revenir à temps. Mon mari est tombé malade en cours de route, et à Bethléem il s’est affaibli jusqu’à mourir. J’avais accouché depuis vingt jours au moment de sa mort. Mes cris percèrent le Ciel et tarirent mon lait ou le rendirent mauvais. Je fus couverte de pustules et mon fils aussi… On nous a jetés dans une caverne pour y mourir… Eh bien… Toi, toi seule tu es venue avec précaution, pendant presque toute une lune, pour m’apporter de la nourriture et soigner mes plaies, pleurant avec moi, donnant de ton lait à mon enfant qui est vivant grâce à toi, à toi seule… Tu as risqué d’être lapidée parce qu’ils m’appelaient “ la lépreuse ”… Oh ! ma douce étoile ! Je n’ai pas oublié cela. Je suis partie après ma guérison. J’ai appris le massacre à Ephèse. Je t’ai tellement, tellement cherchée ! Je ne pouvais croire que tu avais été tuée avec ton Fils au cours de cette nuit affreuse. Mais je ne t’ai jamais trouvée. L’été dernier, un habitant d’Ephèse a entendu ton Fils, il a su qui il était, il l’a suivi quelque temps, il l’a accompagné avec d’autres à la fête des Tentes… Et, à son retour, il en a parlé. Alors, je suis venue pour te voir, toi la Sainte, avant de mourir, pour te bénir autant de fois que tu as donné de gouttes de lait à mon Jean, en les enlevant à ton Fils béni… »

       La femme pleure en une attitude respectueuse, légèrement courbée, serrant de ses mains les bras de Marie…

       « On ne refuse jamais du lait, ma sœur. Et…

       – Oh ! non, je ne suis pas ta sœur ! Toi, tu es la Mère du Sauveur, moi, une pauvre femme perdue, loin de chez elle, veuve avec un fils sur mon sein, sur mon sein desséché comme un torrent en été… Sans toi, je serais morte. Tu m’as tout donné, et j’ai pu retourner chez mes frères, marchands à Ephèse, grâce à toi.

       – Nous étions deux mères, deux pauvres mères, avec deux bébés, pour le monde. Toi, tu avais la douleur du veuvage, moi celle de devoir être transpercée en mon Fils, comme le vieux Syméon l’avait prophétisé au Temple. Je n’ai fait que mon devoir de sœur en te procurant ce que tu n’avais plus. 365.9Et ton fils, il est vivant ?

       – Il est là. Ton saint Fils me l’a guéri ce matin. Qu’il en soit béni ! »

       Et la femme se prosterne devant le Sauveur en s’écriant :

       « Viens, Jean, remercier le Seigneur. »

       Quittant ses compagnons, un homme de l’âge de Jésus s’avance, robuste, le visage loyal à défaut de beauté. De beau, il a l’expression de ses yeux profonds.

       « Paix à toi, mon frère de Bethléem. De quoi t’ai-je guéri ?

       – De la cécité, Seigneur. Un œil était perdu, et l’autre presque. J’étais chef de la synagogue, mais je ne pouvais plus lire les rouleaux sacrés.

       – Désormais, tu les liras avec une plus grande foi.

       – Non, Seigneur. Désormais, c’est toi que je lirai. Je veux rester comme disciple, et sans faire valoir mes droits pour les gouttes de lait que j’ai sucées au sein qui t’a nourri. Les jours d’une lune pour créer un lien ne sont rien, mais la pitié de ta Mère autrefois et la tienne ce matin sont tout. »

       Jésus se tourne vers la femme :

       « Et toi, qu’en penses-tu ?

       – Que mon fils t’appartient deux fois. Accepte-le, Seigneur, et le rêve de la pauvre Noémi sera réalisé.

       – C’est bien. Tu seras disciple du Christ. Quant à vous, recevez ce compagnon au nom du Seigneur » dit-il en s’adressant aux apôtres.

       Tout émus, les prosélytes sont enthousiastes. Tous les hommes voudraient rester immédiatement. Mais Jésus dit avec fermeté :

       « Non. Vous, restez ce que vous êtes. Rentrez chez vous en gardant la foi et attendez l’heure de l’appel. Et que le Seigneur soit toujours avec vous. Allez.

       – Pourrons-nous encore te trouver ici ? demandent-ils.

       – Non. Comme un oiseau qui vole de branche en branche, je marcherai sans m’arrêter. Vous ne me trouverez pas ici. Je n’ai pas d’itinéraire ni de demeure fixes. Mais, si c’est juste, nous nous reverrons et vous m’entendrez. Partez. Que la femme reste avec le nouveau disciple. »

       Et il entre dans la maison, suivi des femmes et des apôtres qui commentent avec émotion cette histoire jusqu’alors ignorée et la charité profonde de Marie.

       365.10 Jésus, d’un pas rapide, se rend à Béthanie. Simon le Zélote et Marziam marchent à ses côtés, heureux d’avoir été tous deux choisis pour cette visite. Marziam, complètement rasséréné, pose mille questions sur la femme venue d’Ephèse. Il demande si Jésus connaissait ce fait, et ainsi de suite.

       « Je ne le connaissais pas. Les bontés de ma Mère sont infinies et accomplies avec un si doux silence que la plupart restent ignorées.

       – C’est pourtant un très bel épisode, souligne le Zélote.

       – Oui. A tel point que je veux le faire connaître à Jean d’En-Dor. Que dis-tu, Maître ? Trouverons-nous ses lettres à Béthanie ?

       – J’en suis presque certain.

       – Nous devrions trouver aussi la femme guérie de la lèpre, rappelle Simon le Zélote.

       – Oui, elle a fidèlement observé les préceptes, mais maintenant le temps de la purification doit être accompli. »

       365.11 Béthanie apparaît sur son plateau.

       Ils passent devant la maison où il y avait autrefois des paons, des flamants et des espèces de hérons. Elle est aujourd’hui abandonnée et fermée. Simon le remarque, mais son observation est interrompue par la joyeuse salutation de Maximin qui débouche par le portail.

       « Maître saint ! Quel bonheur dans une si grande douleur !

       – Paix à toi. Pourquoi douleur ?

       – Parce que Lazare souffre à cause de ses jambes ulcérées, et nous ne savons que faire pour le soulager. Mais à ta vue, il ira mieux, au moins pour l’esprit. »

       Ils entrent dans le jardin et, tandis que Maximin court en avant, eux avancent lentement vers la maison.

       Marie de Magdala accourt dehors avec son cri d’adoration : “ Rabbouni ”, suivie par Marthe, qui est plus calme. Elles sont toutes les deux pâles comme des personnes qui ont souffert et veillé.

       « Relevez-vous. Allons tout de suite voir Lazare.

       – Oh, Maître ! Maître qui peux tout, guéris mon frère ! supplie Marthe.

       – Oui, bon Maître ! Il souffre plus qu’il ne peut le supporter ! Il s’épuise, il gémit. Il va certainement mourir si cela continue. Aie pitié de lui, Seigneur ! insiste Marie.

       – Je suis toute pitié. Mais l’heure du miracle n’est pas venue pour lui. Qu’il soit courageux, et vous avec lui. Aidez-le à faire la volonté du Seigneur.

       – Ah ! Tu veux dire qu’il doit mourir ? » gémit Marthe tout en pleurs.

       Marie a les yeux noyés de larmes mais brillants de passion, d’une double passion pour Jésus et pour son frère :

       « Oh ! Maître, mais en agissant ainsi, tu m’empêches de te suivre et de te servir, et tu empêches mon frère de jouir de ma résurrection. Ne veux-tu donc pas que, dans la maison de Lazare, on se réjouisse d’une résurrection ? »

       Jésus la regarde avec un fin et bon sourire :

       « D’une seule ? Allons ! Vous me prenez pour bien incapable, si vous croyez que je ne peux vous relever qu’une seule fois ! Soyez bonnes et courageuses. Allons. Et ne pleurez pas ainsi. Vous l’accableriez de soupçons pénibles. »

       Et il s’éloigne le premier.

       365.12 Certainement pour faciliter les soins, Lazare a été transporté dans une salle proche de la bibliothèque, en face de la grande pièce réservée aux banquets. Maximin lui indique la porte, mais laisse Jésus entrer seul.

       « Paix à toi, Lazare, mon ami !

       – Maître saint ! Paix à toi. Pour moi, dans mes membres, il n’y a plus de paix. Mon âme est accablée. Je souffre tant, Seigneur ! Donne-moi ton cher commandement : “ Lazare, sors ” et je me lèverai, guéri, pour te servir…

       – Je te l’ordonnerai. Mais pas maintenant » répond Jésus en l’embrassant.

       Lazare est très maigre, jaune, les yeux enfoncés. Il est visiblement très malade et très affaibli. Il pleure comme un enfant en montrant ses jambes enflées, bleuâtres, avec des plaies que je qualifierai de variqueuses, ouvertes en plusieurs endroits. Il espère peut-être qu’en lui montrant cette ruine, le Seigneur sera ému et fera un miracle. Mais Jésus se borne à replacer délicatement sur les plaies les linges enduits de baume.

       « Tu es venu pour rester ? demande Lazare, déçu.

       – Non, mais je viendrai souvent.

       – Comment ? Tu ne passes pas la Pâque avec moi, cette année encore ? Je me suis fait porter ici exprès. Tu m’avais promis, à la fête des Tentes, que tu resterais longtemps avec moi après les Encénies…

       – Je le ferai, mais pas maintenant. Cela te gêne que je reste assis ici, sur le bord de ton lit ?

       – Oh, non ! Au contraire, la fraîcheur de ta main semble adoucir l’ardeur de ma fièvre. Pourquoi ne restes-tu pas, Seigneur ?

       – Parce que, comme tu es tourmenté par tes plaies, moi je le suis par mes ennemis. Pour tous, Béthanie a beau être comprise dans les limites prescrites pour la Cène, pour moi, on considérerait comme un péché de consommer la Pâque ici. Pour le Sanhédrin et les pharisiens, tout ce que je fais est mal…

       – Ah ! les pharisiens ! C’est vrai ! Mais dans l’une de mes maisons, alors… au moins cela !

       – Cela, oui. Mais, par prudence, je le dirai au dernier moment.

       – Oui. Ne fais confiance à personne. 365.13 Tout s’est bien passé avec Jean. Tu sais ? Hier, Ptolmaï est venu avec d’autres, et il m’a apporté des lettres pour toi. Ce sont mes sœurs qui les ont. Mais où sont restées Marthe et Marie ? Elles ne se soucient pas de te faire honneur ? »

       Lazare est irrité comme beaucoup de malades.

       « Sois tranquille ! Elles sont dehors avec Simon et Marziam. Je suis venu avec eux et je n’ai besoin de rien. Je vais les appeler. »

       Il hèle ceux qui, par respect, étaient restés dehors.

       Marthe sort et revient avec deux rouleaux qu’elle tend à Jésus. Marie rapporte que le serviteur de Nicodème a dit qu’il précédait son maître, qui arrive avec Joseph d’Arimathie. En même temps, Lazare se souvient d’une femme “ qui s’est présentée hier en ton nom ”.

       « Ah oui ! Sais-tu de qui il s’agit ?

       – Elle nous l’a dit. C’est la fille d’un homme riche de Jéricho, parti en Syrie tout jeune, depuis des années. Il l’a appelée Anastasica, en souvenir de la fleur du désert. Cependant, elle n’a pas voulu faire connaître le nom de son mari, explique Marthe.

       – Il n’en est pas besoin. Il l’a répudiée, et elle est donc uniquement “ une femme disciple ”. Où se trouve-t-elle ?

       – Elle est bien fatiguée et elle dort. Ces derniers jours et nuits, elle n’était pas en forme. Si tu veux, je vais l’appeler.

       – Non, laisse-la dormir. Je m’en occuperai demain. »

       365.14 Lazare regarde Marziam avec admiration. Et Marziam est sur les charbons ardents. Il voudrait bien savoir ce qu’il y a sur les rouleaux.

       Jésus le comprend et les ouvre. Lazare dit :

       « Comment ? Il est au courant ?

       – Oui. Lui et les autres, excepté Nathanaël, Philippe, Thomas et Judas…

       – Tu as bien fait de le lui tenir caché, à celui-là ! » tranche Lazare. « Moi, j’ai beaucoup de soupçons…

       – Je ne suis pas imprudent, mon ami » interrompt Jésus.

       Et il lit les rouleaux en en rapportant les principales nouvelles, à savoir qu’ils se sont bien acclimatés tous les deux, que l’école est prospère et que, sans l’affaiblissement de Jean, tout irait bien.

       365.15 Mais il ne peut en dire plus, parce qu’on annonce l’arrivée de Nicodème et de Joseph.

       « Dieu te garde, Maître ! Toujours, comme ce matin !

       – Merci, Joseph. Et toi, Nicodème, tu n’étais pas là ?

       – Non. Mais dès que j’ai appris ton arrivée, j’ai pensé à venir chez Lazare : j’étais presque certain de te trouver. Joseph m’a accompagné. »

       Ils parlent des événements de la matinée autour du lit de Lazare, qui s’y intéresse tellement qu’il semble oublier sa souffrance.

       « Mais ce Gamaliel, Seigneur ! Tu as entendu ? dit Joseph d’Arimathie.

       – J’ai entendu. »

       Nicodème dit :

       « En revanche, moi je dis : ce Judas de Kérioth, Seigneur ! Après ton départ, je l’ai trouvé, vociférant comme un démon, au milieu d’un groupe d’élèves des rabbis. Il t’accusait et te défendait à la fois. Et je suis sûr qu’il était vraiment convaincu de bien faire. Eux voulaient te prendre en défaut, sûrement poussés par leurs maîtres. Lui combattait leurs accusations avec une fougue peinée en disant : “ Mon Maître n’a qu’un tort : c’est de faire trop peu éclater sa puissance. Il laisse passer l’occasion. Il fatigue les bons par son excessive douceur. Il est Roi, et il doit agir en roi ! Vous le traitez en serviteur parce qu’il est doux. Et lui se ruine à n’être que doux. Pour vous, qui êtes lâches et cruels, il n’y a que le fouet d’un pouvoir absolu et violent. Ah ! pourquoi ne puis-je faire de lui un violent Saül ! ” »

       Jésus hoche la tête sans mot dire.

       « Néanmoins, il t’aime à sa manière, observe Nicodème.

       – Quel homme déconcertant ! s’exclame Lazare.

       – Oui, tu l’as dit. Moi, depuis deux ans que je suis avec lui, je ne le comprends toujours pas » confirme Simon le Zélote.

       Marie de Magdala se lève avec la majesté d’une reine, et de sa voix splendide elle proclame :

       « Moi, je l’ai compris mieux que vous tous : c’est l’opprobre à côté de la Perfection. Et il n’y a rien d’autre à dire. »

       Puis elle sort pour quelque occupation, emmenant avec elle Marziam.

       « Peut-être Marie a-t-elle raison, dit Lazare.

       – Moi aussi, je le pense, dit Joseph.

       365.16 – Et toi, Maître, qu’en dis-tu ?

       – Je dis que Judas, c’est “ l’homme ”, comme Gamaliel : l’homme borné près du Dieu infini. L’homme est si étroit de pensée — tant qu’on ne lui fait pas respirer le surnaturel —, qu’il ne peut accueillir qu’une seule idée, l’incruster en lui, s’incruster en elle et s’en tenir là, en dépit de l’évidence. Il est têtu, obstiné, peut-être à cause de sa foi en ce qui l’a le plus frappé. Au fond, Gamaliel, comme peu de gens en Israël, a foi dans le Messie qu’il a entrevu et reconnu dans un enfant. Et il est fidèle à la parole de cet Enfant… Et Judas de même. Empli de l’idée messianique telle que la plus grande partie d’Israël la cultive, confirmé en elle par la première manifestation qu’il a vue de moi, il voit, il veut voir dans le Christ le roi temporel et puissant… et il est fidèle à l’idée qu’il s’est faite.

       Ah ! combien, même à l’avenir, se perdront à cause d’une idée erronée de la foi, rebelles à toute raison ! Mais vous, que croyez-vous ? Qu’il est facile de suivre la vérité et la justice en toute chose ? Que croyez-vous ? Qu’il est facile de se sauver parce qu’on est un Gamaliel ou un Judas apôtre ? Non. En vérité, en vérité je vous dis qu’il est plus facile à un enfant, à un fidèle du commun de se sauver, que pour quelqu’un qui est élevé à une charge spéciale, à une mission particulière. Généralement, ceux qui sont appelés à un destin extraordinaire laissent entrer en eux l’orgueil de leur vocation, et cet orgueil ouvre les portes à Satan, en chassant Dieu. La chute des étoiles fait plus de bruit que celle des grains de sable. Le Maudit cherche à éteindre les astres et il s’insinue, il s’insinue sournoisement pour servir de levier à ceux qui sont choisis afin de les faire chuter. Si mille, ou même dix mille individus tombent dans les erreurs communes, leur chute n’entraîne qu’eux-mêmes. Mais si celui qui tombe a été choisi pour un destin extraordinaire, et devient un instrument de Satan au lieu d’être celui de Dieu, sa voix au lieu d’être “ ma ” voix, son disciple au lieu d’être “ mon ” disciple, alors la ruine est bien plus grande et peut même donner naissance à des hérésies profondes qui nuisent à des âmes innombrables.

       Le bien que je fais à une personne produira beaucoup de bien s’il tombe sur un terrain humble et qui sait le rester. Mais s’il tombe sur un terrain orgueilleux ou qui le devient à cause du don reçu, alors, de bien, il devient mal. L’une des premières manifestations du Christ fut accordée à Gamaliel. Ce devait être pour lui un précoce appel vers le Christ. C’est la raison de sa surdité à l’appel de ma voix qui le poursuit. A Judas, il a été accordé d’être apôtre, l’un des douze apôtres parmi les milliers d’hommes d’Israël. Cela devait être sa sanctification. Mais qu’en sera-t-il ?… Mes amis, l’homme est un éternel Adam… Adam avait tout, sauf une chose. Il voulut l’avoir. Si encore l’homme restait Adam ! Mais, bien souvent, il devient Lucifer. Il a tout, excepté la divinité. Il la veut. Il veut le surnaturel pour étonner, pour être acclamé, craint, connu, célébré… Et pour avoir quelque chose de ce que seul Dieu peut donner gratuitement, il s’agrippe à Satan, qui est le singe de Dieu et procure de prétendus dons surnaturels. Ah ! quel horrible sort est celui de ces satanisés !

       365.17 Je vous quitte, mes amis. Je me retire pour quelque temps. J’ai besoin de me recueillir en Dieu… »

       Jésus sort, très troublé… Ceux qui sont restés, Lazare, Joseph, Nicodème et Simon le Zélote, se regardent.

       « Tu as remarqué comme il était bouleversé ? demande à mi-voix Joseph à Lazare.

       – Oui. Il semblait voir un spectacle horrible.

       – Que peut-il avoir dans le cœur ? demande Nicodème.

       – Il n’y a que lui et l’Eternel qui le sachent, répond Joseph.

       – Tu ne sais rien, Simon ?

       – Non. Il est certain que, depuis des mois, il est très angoissé.

       – Que Dieu le sauve ! Mais il est incontestable que la haine augmente.

       – Oui, Joseph, la haine augmente… Je crois que bientôt la Haine va vaincre l’Amour.

       – Ne dis pas cela, Simon ! S’il devait en être ainsi, je ne demanderais plus de guérir ! Mieux vaut mourir que d’assister à la plus horrible des erreurs.

       – Des sacrilèges, devrais-tu dire, Lazare…

       – Et pourtant… Israël en est capable. Il est mûr pour réitérer le geste de Lucifer, en faisant la guerre au Seigneur béni » soupire Nicodème.

       Un silence pénible s’établit, comme une morsure qui leur serre la gorge… La nuit tombe dans la pièce où quatre hommes honnêtes pensent aux futurs criminels.

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