167.1 aidé par un batelier qui l’a accueilli dans sa petite embarcation, Jésus débarque sur le ponton du jardin de Kouza. Déjà, un jardinier l’a aperçu et accourt pour lui ouvrir la grille qui interdit aux étrangers d’entrer dans la propriété du côté du lac. C’est une grande grille solide dissimulée par une haute haie touffue de lauriers et de buis à l’extérieur, et de roses de toutes les couleurs à l’intérieur, du côté de la maison. Ces superbes rosiers fleurissent les feuillages couleur bronze des lauriers et des buis, s’insinuent entre les ramilles, passent de l’autre côté, ou encore grimpent par-dessus cette barrière de verdure pour faire retomber leur tignasse fleurie au-delà. A un seul endroit, à la hauteur d’un sentier, la grille est découverte, et c’est là qu’elle s’ouvre pour laisser passer ceux qui viennent du lac ou s’y rendent.
« Paix à cette maison et à toi, Joanna. Où est ta maîtresse ?
– Là-bas, avec ses amies. Je vais l’appeler. Elles t’attendent depuis trois jours par crainte d’arriver en retard. »
Jésus sourit. Le serviteur court appeler Jeanne. En attendant, Jésus marche lentement vers l’endroit que le serviteur lui a indiqué, tout en admirant le superbe jardin, la splendide roseraie pourrait-on dire, que Kouza a fait planter pour sa femme. Dans cette anse du lac bien à l’abri, de magnifiques roses précoces et de toutes couleurs, tailles et formes s’épanouissent déjà. Il y a bien d’autres plantes à fleur, mais elles ne sont pas encore fleuries et elles occupent une place minime face à la multitude des rosiers.
167.2 Jeanne accourt. Sans même prendre le temps de poser sa corbeille à moitié remplie de roses ni les ciseaux qu’elle tenait pour les couper, elle court, les bras tendus, svelte et gracieuse. Elle porte un riche vêtement fait d’une fine laine d’un rose très tendre dont les plis sont maintenus par des broches et des fibules ornées de filigranes d’argent sur lesquels brillent de pâles grenats. Sur ses cheveux noirs et ondulés, un diadème en forme de mitre, lui aussi en argent et orné de grenats, retient un voile de byssus très léger, rose également, qui retombe en arrière et laisse découvertes de petites oreilles qu’alourdissent des boucles semblables au diadème.
Son visage est rieur, et, à la base du cou – qu’elle a fin – brille un collier de même facture que les autres parures précieuses.
Elle laisse tomber sa corbeille aux pieds de Jésus et s’agenouille au milieu des roses éparses pour baiser son vêtement.
« Paix à toi, Jeanne. Je suis venu.
– Et j’en suis heureuse. Elles aussi sont venues. Ah ! Maintenant j’ai l’impression d’avoir eu tort d’agir ainsi : comment ferez-vous pour vous entendre ? Elles sont vraiment païennes ! »
Jeanne est un peu agitée.
Jésus sourit et lui pose la main sur la tête :
« N’aie pas peur. Nous nous entendrons très bien. Et tu as bien fait “ d’agir ainsi ”. Notre rencontre sera fleurie de bien comme ton jardin de roses. Maintenant, ramasse ces pauvres roses que tu as laissées tomber et allons voir tes amies.
– Il y a tellement de roses ! Je faisais cela pour passer le temps, et puis mes amies sont si… si… voluptueuses… Elles aiment les fleurs comme si c’était… je ne sais pas…
– Mais je les aime moi aussi ! Tu vois que nous avons déjà trouvé un terrain d’entente entre elles et moi ! Allez, ramassons ces superbes roses… », et Jésus se baisse pour donner l’exemple.
« Non, pas toi, Seigneur ! Si c’est ce que tu veux, voici… c’est fait. »
167.3 Ils se dirigent vers une tonnelle faite de tout un enchevêtrement de roses de toutes les couleurs. Sur le seuil, trois Romaines sont aux aguets : Plautina, Valéria et Lydia. Hésitantes, la première et la dernière restent à leur place, alors que Valéria court et s’incline en disant :
« Salut, Sauveur de ma petite Fausta !
– Paix et lumière à toi et à tes amies. »
Ces dernières s’inclinent sans mot dire.
Nous connaissons déjà Plautina. Grande, imposante, avec de splendides yeux noirs un peu impérieux sous un front lisse et très blanc, le nez droit, parfait, une bouche aux lèvres un peu épaisses, mais bien faite, le menton rond et en saillie, elle me rappelle certaines statues très belles d’impératrices romaines. De grosses bagues brillent sur ses belles mains et de larges bracelets en or ornent ses bras, de vrais bras de statue, au poignet et au-dessus du coude, blanc rosé, parfait, qui sort d’une manche courte drapée.
Lydia, au contraire, est blonde, plus fine et plus jeune. Sans avoir la beauté imposante de Plautina, elle a toute la grâce d’une très jeune femme. Et puisque nous sommes en domaine païen, on pourrait dire que, si Plautina ressemble à la statue d’une impératrice, Lydia pourrait être une Diane ou une nymphe à l’aspect aimable et pudique.
Valéria, qui n’est plus désespérée comme nous l’avons vue à Césarée, apparaît dans toute sa beauté de jeune mère ; elle a des formes pleines mais encore très juvéniles, un regard serein de mère heureuse d’allaiter et de voir grandir son enfant grâce à son lait. Le teint rose, les cheveux châtains, elle a un sourire paisible tout en douceur.
J’ai l’impression que ce sont des dames d’un rang inférieur à Plautina, que, du regard, elles vénèrent comme une reine.
167.4 « Vous vous occupiez de fleurs ? Continuez donc. Nous pourrons parler tout aussi bien pendant que vous cueillez ces magnifiques œuvres du Créateur que sont les fleurs et que vous les disposez, avec cette habilité qui caractérise Rome, dans ces coupes précieuses pour prolonger leur existence, hélas trop brève… Si nous admirons ce bouton de rose qui esquisse à peine le sourire de ses pétales d’un jaune rosé, comment ne pas regretter de les voir mourir ? Ah ! Comme les juifs seraient étonnés de me l’entendre dire ! Mais c’est qu’en cette créature qui s’épanouit, nous sentons un je-ne-sais-quoi qui vit. Et d’en voir la mort nous peine. Pourtant, la plante est plus sage que nous. Elle sait que, sur toute blessure de la tige que l’on taille, naît un rejet qui donne une nouvelle rose. C’est là que notre esprit doit accueillir cet enseignement et faire, de l’amour quelque peu sensuel que nous avons pour une fleur, une invitation à une pensée plus élevée.
– Laquelle, Maître ? demande Plautina, qui écoute avec attention et que séduit la pensée élégante du Maître juif.
– Celle-ci : tout comme une plante ne meurt pas tant que ses racines sont nourries par le sol et n’est pas entraînée dans la mort par la mort de la tige, l’humanité ne meurt pas quand cesse la vie terrestre d’un être. Au contraire, de nouvelles fleurs ne cessent d’y bourgeonner. Et voici une pensée encore plus élevée, capable de nous faire bénir le Créateur : alors que la fleur une fois morte ne revit pas – et c’est bien triste ! –, l’homme endormi de son dernier sommeil n’est pas mort, il mène une vie plus éclatante en recevant par ce qu’il y a de meilleur en lui, vie éternelle et splendeur du Créateur qui l’a formé.
167.5 Par conséquent, Valéria, si ta petite fille était morte, tu n’aurais pas perdu ses caresses pour autant. Les baisers de ton enfant, séparée mais pas oublieuse de ton amour, se seraient toujours déposés sur ton âme. Vois-tu comme il est doux d’avoir foi en la vie éternelle ? Où est ta fille en ce moment ?
– Dans ce berceau couvert. Je ne m’en étais jamais séparée auparavant, car mon amour pour mon époux et mon amour pour ma fille étaient les deux buts de mon existence. Mais maintenant que je sais ce que c’est de la voir mourir, je ne l’abandonne pas un seul instant. »
Jésus se dirige vers un siège sur lequel est posé une sorte de petit berceau en bois, recouvert entièrement d’une riche couverture. Il la découvre et regarde la petite fille qui dort et que l’air plus vif réveille doucement. Elle ouvre des yeux étonnés, sa bouche esquisse un sourire d’ange et ses menottes, qui étaient fermées, s’ouvrent pour essayer d’attraper les cheveux ondulés de Jésus pendant qu’un babil de moineau marque la progression de sa pensée. Enfin, elle crie ce grand mot universel :
« Maman !
– Prends-la, prends-la, dit Jésus, qui s’écarte pour permettre à Valéria de se pencher sur le berceau.
– Mais elle va t’ennuyer ! Je vais appeler une esclave et la faire conduire dans le jardin.
– M’ennuyer ? Oh non ! Les enfants ne m’ennuient jamais. Ce sont toujours mes amis.
– Tu as des enfants ou des neveux, Maître ? demande Plautina, qui observe avec quels sourires Jésus essaie de faire rire l’enfant.
– Je n’ai ni enfant ni neveu, mais j’aime les enfants comme j’aime les fleurs, parce qu’ils sont purs et sans malice. Et même, femme, donne-moi ta petite fille. Il m’est si doux de serrer sur mon cœur un petit ange ! »
Sur ce, il s’assied avec l’enfant qui l’observe et lui dépeigne la barbe, puis trouve plus intéressant de s’amuser avec les franges de son manteau et le cordon de son vêtement auxquels elle adresse un long et mystérieux discours.
« Notre amie est bonne et sage, et c’est l’une des rares à ne pas nous mépriser et à ne pas être corrompue par notre fréquentation ; elle t’aura sûrement dit que nous avons désiré te voir et t’entendre pour te juger d’après ce que tu es. Car Rome ne croit pas aux fables… pourquoi souris-tu, Maître ?
– Je te le dirai plus tard. Continue.
– … car Rome ne croit pas aux fables et elle veut juger avec science et conscience avant de condamner ou d’exalter. Ton peuple t’exalte et te calomnie à égale mesure. Tes actes porteraient à t’exalter, mais les paroles de nombreux juifs te font considérer comme guère moins qu’un délinquant. Tes paroles sont solennelles et sages comme celles d’un philosophe. Or Rome apprécie grandement les doctrines philosophiques et… je dois le reconnaître, nos philosophes actuels n’ont pas de doctrine satisfaisante, en particulier parce que leur manière de vivre n’y correspond pas.
– Ils ne peuvent avoir une manière de vivre conforme à leur enseignement.
– Parce qu’ils sont païens, n’est-ce pas ?
– Non, parce qu’ils sont athées.
– Athées ? Ils ont leurs dieux.
– Ils ne les ont même plus, femme. Je te rappelle les anciens philosophes, les plus grands. Ils étaient païens, eux aussi, mais regarde quelle élévation de vie ils ont eue ! Mêlée à l’erreur, car l’homme est enclin à l’erreur. Mais quand ils se sont trouvés en face des plus grands mystères tels que la vie et la mort, quand ils ont été mis devant le dilemme de l’honnêteté ou de la malhonnêteté, de la vertu ou du vice, de l’héroïsme ou de la lâcheté, quand ils ont pensé que se tourner vers le mal aurait été maléfique pour leur patrie et leurs concitoyens, alors ils ont mis toute leur volonté – une volonté de géants – à rejeter les tentacules des mauvais polypes ; libres et saints, ils surent vouloir le Bien à tout prix, ce Bien qui n’est autre que Dieu.
167.7– On dit que tu es dieu : est-ce vrai ?
– Je suis le Fils du vrai Dieu, fait chair tout en restant Dieu.
– Mais qui est Dieu ? Si nous te regardons, c’est le plus grand des maîtres.
– Dieu est bien plus qu’un maître. Ne rabaissez pas l’idée sublime de la divinité en la limitant à la sagesse.
– La sagesse est une divinité. Nous avons Minerve : c’est la déesse du savoir.
– Vous avez aussi Vénus, la déesse du plaisir. Pouvez-vous admettre qu’un dieu, c’est-à-dire un être supérieur aux mortels, puisse posséder, porté à la perfection, tout ce qui est laideur chez les mortels ? Pouvez-vous penser qu’un être éternel puisse avoir éternellement les petits plaisirs, mesquins, avilissants, de ceux dont la vie est fugace ? Et qu’il en fasse le but de sa vie ? Ne pensez-vous pas qu’il est répugnant, ce ciel que vous appelez Olympe et où fermentent les plus mauvaises tendances de l’humanité ? Si vous regardez votre ciel, qu’y voyez-vous ? Luxures, crimes, haines, guerres, vols, ripailles, pièges, vengeances… Quand vous voulez célébrer les fêtes de vos dieux, que faites-vous ? Des orgies. Quel culte leur rendez-vous ? Où est la vraie chasteté des femmes consacrées à Vesta ? Sur quel code divin s’appuient vos pontifes pour juger ? Quelles paroles vos augures peuvent-ils lire dans le vol des oiseaux ou le fracas du tonnerre ? Quant aux viscères sanglants des animaux sacrifiés, quelles réponses peuvent-ils fournir à vos aruspices ? Tu as dit : “ Rome ne croit pas aux fables. ” Dans ce cas, pourquoi croit-elle que, en faisant faire le tour des champs à un porc, une brebis et un taureau et en les immolant ensuite, douze pauvres hommes peuvent se rendre Cérès propice, si vous avez un nombre infini de divinités qui se haïssent les unes les autres et aux vengeances desquelles vous croyez ? Non : Dieu est bien différent. Il est éternel, unique et spirituel.
– Mais tu dis que tu es dieu, or tu es chair.
– Il y a dans la patrie des dieux un autel qui n’est dédié à aucun d’eux. La sagesse humaine l’a dédié au dieu inconnu. Car les sages, les vrais philosophes, ont eu l’intuition qu’il existe autre chose que ces histoires inventées pour ces éternels enfants que sont les hommes, dont les esprits sont enveloppés dans les bandeaux de l’erreur. Si donc ces sages – qui ont eu l’intuition qu’il existe autre chose que ces mises en scènes mensongères, quelque chose de vraiment sublime et divin qui a fait tout ce qui existe et d’où provient tout ce qu’il y a de bon dans le monde – ont voulu élever un autel au dieu inconnu, qu’ils pressentaient être le vrai Dieu, comment pouvez-vous donner le nom de Dieu à ce qui ne l’est pas et prétendre savoir ce qu’en réalité vous ignorez ? Sachez donc qui est Dieu pour pouvoir le connaître et l’honorer.
167.8 Dieu est celui qui, par sa pensée, a fait du Néant le Tout. La fable des pierres qui se changent en hommes peut-elle vous persuader et vous satisfaire ? En vérité, certains hommes sont plus durs et plus mauvais que des pierres, et certaines pierres sont plus utiles que l’homme. Mais ne t’est-il pas plus doux, Valéria, de penser en regardant ta petite fille : “ C’est une vivante volonté de Dieu créée et formée par lui, dotée par lui d’une seconde vie qui ne meurt pas, de sorte que je l’aurai encore, ma petite Fausta, et pour l’éternité, si je crois au vrai Dieu. ” Au lieu de dire : “ Cette chair rose, ces cheveux plus fins que les fils d’une toile d’araignée, ces yeux sereins viennent d’une pierre ” ? Ou encore : “ Je suis en tout point semblable à la louve ou à la jument : je m’accouple comme une bête, j’enfante comme une bête, j’élève comme une bête ma fille qui est le fruit de mon instinct animal, elle est une bête qui me ressemble, et demain, quand nous serons toutes les deux mortes, nous serons deux charognes qui se décomposeront dans la puanteur et qui jamais plus ne se reverront ” ? Dis-moi laquelle de ces deux explications ton cœur de mère préférerait.
– Sûrement pas la seconde, Seigneur ! Si j’avais su que Fausta n’était pas une chose qui pouvait se décomposer pour toujours, ma douleur, lors de son agonie, aurait été moins atroce. Car je me serais dit : “ J’ai perdu une perle, mais elle existe encore et je la retrouverai. ”
– Tu l’as dit.
167.9 Quand je suis venu vers vous, votre amie m’a dit qu’elle s’étonnait de votre passion pour les fleurs. Elle craignait même que cela me choque. Mais je l’ai rassurée en lui disant : “ Moi aussi, je les aime, nous allons donc bien nous entendre. ” Mais je veux vous amener à aimer les fleurs comme j’amène Valéria à aimer son enfant dont, j’en suis sûr, elle prendra un plus grand soin maintenant qu’elle sait que Fausta possède une âme, c’est-à-dire une parcelle de Dieu enfermée dans le corps qu’elle, sa mère, lui a fait ; une parcelle qui ne meurt pas et que sa mère retrouvera au Ciel, si elle croit au vrai Dieu.
Il en va de même de vous. Regardez cette superbe rose : la pourpre qui orne les vêtements de l’empereur est moins splendide que ce pétale, qui non seulement fait la joie des yeux par sa couleur, mais aussi celle du toucher par sa délicatesse et de l’odorat par son parfum. Regardez encore celle-ci, et celle-là et cette autre. La première, c’est du sang qui a coulé d’un cœur, la deuxième de la neige fraîchement tombée, la troisième de l’or pâle, et la dernière ressemble à cette douce figure d’enfant qui sourit sur mon cœur. Allons plus loin : la première est raide sur une grosse tige presque sans épines, avec un feuillage rougeâtre comme si on l’avait aspergé de sang ; la deuxième a quelques rares épines en crochet avec des feuilles mates et pâles le long de sa tige ; la troisième est souple comme un jonc et ses feuilles sont petites et brillantes comme de la cire verte ; enfin la dernière semble barrer la route à toute tentative d’attraper sa corolle rose tant elle est couverte d’épines. On dirait une lime aux pointes acérées.
Maintenant, réfléchissez : qui a fait tout cela ? Comment ? Quand ? Où ? Qu’était cet endroit dans la nuit des temps ? Ce n’était rien d’autre qu’un tohu-bohu informe d’éléments. Un seul, Dieu, a dit : “ Je veux ”, et les éléments se séparèrent en se groupant par famille. Un second “ Je veux ” retentit, et ils se mirent en bon ordre les uns par rapport aux autres comme l’eau au milieu des terres ; l’un sur l’autre, comme l’air et la lumière au-dessus de la planète organisée. Encore un “ Je veux ”, et les plantes apparurent, puis les étoiles, les animaux, enfin l’homme. Et pour que l’homme y trouve sa joie, comme si c’étaient de magnifiques jouets, Dieu offrit à son préféré les fleurs, les astres et, comme dernier don, la joie de procréer non pas ce qui meurt, mais ce qui survit à la mort grâce à ce don de Dieu qu’est l’âme. Ces roses sont autant de volontés du Père. Son infinie puissance se manifeste dans une infinité de beautés.
167.10 Mes explications sont entravées parce qu’elles se heurtent au bronze résistant de vos croyances. Mais j’espère que, pour une première rencontre, nous nous sommes un peu compris. Que votre âme médite sur mes paroles. Avez-vous des questions ? Posez-les. Je suis là pour vous éclairer. Il ne faut pas avoir honte de son ignorance. Ce dont il faut avoir honte, c’est d’y persister quand quelqu’un est disposé à éclaircir les doutes. »
Et, comme s’il était le plus adroit des pères, Jésus sort de la tonnelle en soutenant la petite fille qui fait ses premiers pas et veut aller vers un jet d’eau qui ondule au soleil.
167.11 Les femmes restent à leur place en discutant entre elles. Jeanne, prise entre deux désirs, se tient sur le seuil de la tonnelle.
Enfin Lydia se décide, suivie des autres, et elle se dirige vers Jésus, qui rit parce que l’enfant veut attraper le spectre solaire du jet d’eau, mais ne prend que de la lumière… et elle insiste tant et plus en pépiant comme un poussin de ses lèvres roses.
« Maître… je n’ai pas bien compris pourquoi tu as dit que nos maîtres ne peuvent avoir une bonne forme de vie sous prétexte qu’ils sont athées. Ils croient à un Olympe, mais ils croient…
– Ils n’ont plus que l’aspect extérieur de la croyance. Tant qu’ils ont vraiment cru comme les vrais sages ont cru à ce dieu inconnu dont je t’ai parlé, à ce dieu qui satisfaisait leur âme même s’il n’avait pas de nom, même sans le vouloir, tant qu’ils ont tourné leur esprit vers cet Etre, bien supérieur aux pauvres dieux pétris d’humanité – et de basse humanité – que le paganisme s’est donnés, ils ont nécessairement reflété un peu de Dieu. L’âme est un miroir qui reflète et un écho qui résonne.
– Quoi, Maître ?
– Dieu.
– Quel grand mot !
– C’est une grande vérité. »
167.12 Valéria, que séduit la pensée de l’immortalité, demande :
« Maître, explique-moi où se trouve l’âme de ma fille. J’embrasserai cet endroit comme un sanctuaire et je l’adorerai, puisque c’est une partie de Dieu.
– L’âme ! C’est comme cette lumière que ta petite Fausta essaie d’attraper, sans y parvenir puisqu’elle est incorporelle. Pourtant, elle existe. Tes amies, toi et moi la voyons. De même, l’âme est visible en tout ce qui différencie l’homme de l’animal. Lorsque ta fille te partagera ses premières idées, pense que cette intelligence, c’est son âme qui se manifeste. Lorsqu’elle t’aimera, non par instinct mais de manière raisonnée, pense que cet amour, c’est son âme. Lorsqu’elle grandira à tes côtés, belle non seulement de corps mais par ses vertus, pense que cette beauté, c’est son âme. Et n’adore pas l’âme, mais Dieu son Créateur, Dieu qui veut se faire un trône de toute âme bonne.
– Mais où est cette chose incorporelle et sublime ? Dans le cœur ? Dans le cerveau ?
– Elle est dans tout ce qui fait l’homme. Elle vous contient et elle est contenue en vous. Quand elle vous quitte, vous devenez des cadavres. Quand elle est tuée par un crime que l’homme commet contre lui-même, vous êtes damnés, séparés de Dieu pour toujours.
– Tu admets donc que le philosophe qui nous a déclarés “ immortels ” avait raison, bien que païen ? demande Plautina.
– Non seulement je l’admets, mais je vais plus loin : je dis que c’est un article de foi. L’immortalité de l’âme, autrement dit l’immortalité de la partie supérieure de l’homme, est le mystère le plus certain et le plus consolant de la foi. C’est celui qui nous donne l’assurance de notre origine, de notre but, de ce que nous sommes, et cela enlève toute amertume à nos séparations. »
167.13 Plautina réfléchit profondément. Jésus l’observe en silence. Finalement, elle demande :
« Et toi, tu as une âme ?
– Certainement.
– Mais es-tu Dieu ou non ?
– Je suis Dieu. Je te l’ai dit. Mais maintenant j’ai pris une nature humaine. Sais-tu pour quelle raison ? Parce que c’est seulement par mon sacrifice que je pouvais résoudre les difficultés qui dépassent votre entendement et, après avoir abattu l’erreur, libérer aussi l’âme d’un esclavage que je ne puis t’expliquer pour l’instant. C’est pourquoi j’ai enfermé la Sagesse dans un corps, la Sainteté dans un corps. Je répands la Sagesse comme une semence sur la terre, comme le pollen au vent ; et comme d’une amphore précieuse que l’on a brisée, la Sainteté coulera sur le monde à l’heure de la grâce et sanctifiera les hommes. Alors, le Dieu inconnu sera connu.
– Mais tu es déjà connu. Ceux qui mettent en doute ta puissance et ta sagesse sont mauvais ou menteurs.
– Je suis connu, mais nous n’en sommes qu’à l’aurore. Le midi sera rempli de la connaissance de moi.
– Que sera ton midi ? Un triomphe ? et moi, le verrai-je ?
– En vérité, ce sera un triomphe. Et tu y seras. Car tu as la nausée de ce que tu sais et tu désires connaître ce que tu ignores. Ton âme a faim.
– C’est vrai ! J’ai faim de vérité.
– Moi, je suis la Vérité.
– Alors donne-toi à moi, qui suis affamée.
– Tu n’as qu’à venir à ma table. Ma parole est pain de vérité.
167.14 – Mais que diront nos dieux si nous les abandonnons ? Ne vont-ils pas se venger sur nous ? demande Lydia craintivement.
– femme, as-tu déjà vue un matin brumeux ? Les prés disparaissent sous une vapeur qui les cache. Vient le soleil, cette vapeur se dissout, et les prés resplendissent avec encore plus de beauté. Vos dieux, c’est cela, le brouillard d’une pauvre pensée humaine, qui ignore Dieu mais a besoin de croire, car la foi est l’état permanent et nécessaire de l’homme. Elle a donc créé cet Olympe, une vraie fable inconsistante. Ainsi, au lever du Soleil – le vrai Dieu – dans vos cœurs, vos dieux se dissiperont sans pouvoir vous nuire, car ils n’existent pas.
– il nous faudra encore t’écouter… longuement… Nous sommes absolument face à l’inconnu. Tout ce que tu dis est nouveau.
– Cela te répugne-t-il ? Ne peux-tu l’accepter ? »
Plautina répond avec assurance :
« Non, je me sens plus fière de ce peu que je sais – et que César ne connaît pas –, que de mon nom.
– Alors, persévère. 167.15 Je vous laisse avec ma paix.
– Comment, tu ne restes pas, mon Seigneur ? »
Jeanne est désolée.
« Je ne reste pas. J’ai beaucoup à faire…
– Oh ! Moi qui voulais te dire ma peine ! »
Jésus, qui s’est mis en route après les salutations des Romaines, se retourne et dit :
« Accompagne-moi à la barque. Tu me partageras ton tourment. »
Jeanne va et dit :
« Kouza veut m’envoyer quelque temps à Jérusalem, et cela me chagrine. Il fait cela parce qu’il ne veut pas que je reste plus longtemps à l’écart, maintenant que je suis en bonne santé…
– Toi aussi, tu te crées des brumes inconsistantes ! »
Jésus a déjà un pied dans la barque.
« Si tu pensais que cela va te permettre de me recevoir chez toi ou de me suivre plus facilement, tu te réjouirais et tu dirais : “ La Bonté y a pensé. ”
– Ah ! C’est vrai, mon Seigneur ! Je n’y avais pas réfléchi.
– tu vois donc ! Obéis en bonne épouse. L’obéissance te vaudra la récompense de m’avoir chez toi pour la prochaine Pâque et l’honneur de m’aider à évangéliser tes amies. Que la paix soit toujours avec toi ! »
La barque est détachée, et tout prend fin.
L’autel dédié au Dieu inconnu
A diverses reprises, rencontrant des païens, Jésus fait allusion à ce « dieu inconnu » qu’ils vénèrent dans leurs temples. « Un autel qui n'est dédié à aucun d'eux. La sagesse humaine l'a dédié au Dieu inconnu » (EMV 167.7). A propos de Socrate, Il déclare : « En quête du Vrai et pratiquant la Vertu, il sentait au fond de son esprit murmurer la Voix du Dieu inconnu, du Vrai Dieu, du Dieu Unique » (EMV 406.9). Une autre fois, discutant avec un grec, Zénon, venu lui apporter des nouvelles d’Antioche, Jésus lui dit que son âme est « un autel qui attend, comme celui qui est à l'Aréopage et qui attend la même chose. Il attend le Dieu vrai » (EMV 461.9). Et Synthyché, une esclave grecque en fuite ne s’y trompe pas lorsqu’elle salue Jésus pour la première fois : « O Dieu inconnu de l'Acropole, salut » (EMV 254.6)
Le dieu inconnu était en effet une divinité très présente dans la spiritualité des grecs. On attribue à Épiménide (6e siècle av. J.-C.) la création des premiers autels dédiés « au dieu inconnu » (1). De nombreux auteurs font mention de ce dieu inconnu honoré à Athènes. Ainsi Lucien (dans Philopatris) fait jurer Critias : « Par le dieu inconnu qu'on adore à Athènes ». Saint Paul parlant aux Athéniens, leur dit qu'il a vu chez eux un autel dédié au dieu inconnu (Ac 17, 22-23). Et Philostrate écrit : « il est plus sage de respecter tous les dieux, et surtout à Athènes, où il y a des autels élevés même aux dieux inconnus » (Apollonius de Tyane, sa vie, ses voyages, ses prodiges (traduit par A. Chassang, Paris, 1862, p. 234). Pausanias parle lui aussi d’autels dédiés à des « dieux que l’on appelle dieux Inconnus ». (Description de la Grèce, L’Attique, 1.4.) Un tel autel existait aussi à Rome, comme en témoigne le monument ci-dessus, découvert en 1910 sur le mont Palatin.
(1) Selon un récit de Diogène Laërce, lors d’une épidémie de peste, les Athéniens reçurent de l'oracle de Delphes l'ordre de purifier leur ville. Il s’en remirent à Épiménide. « Voici de quelle manière il s'y prit : Il choisit des brebis blanches et des brebis noires qu'il conduisit à l'Aréopage ; de là il les laissa aller à leur gré, en ordonnant à ceux qui les suivaient de les sacrifier aux divinités des lieux où elles s'arrêteraient. Ainsi cessa la peste. Aujourd'hui encore on rencontre, dans les différents dèmes de l'Attique, des autels sans nom élevés en mémoire de cette expiation ».