195.1 Le temps est à la pluie et Pierre a l’air d’un Enée à l’envers car, au lieu d’emmener son père, il porte sur ses épaules le petit Yabeç entièrement recouvert du manteau de Pierre. Sa petite tête émerge au-dessus de la tête grisonnante de Pierre, qui a les bras du petit autour de son cou et qui rit en pataugeant dans les mares.
« On pouvait nous l’épargner, bougonne Judas, énervé par l’eau qui tombe du ciel et gicle du sol sur les vêtements.
– Eh, il y a tant de choses qu’on pourrait s’épargner ! Répond Jean d’En-Dor en fixant le beau Judas de son œil unique qui, je crois bien, voit comme deux.
– Que veux-tu dire ?
– Je veux dire qu’il est inutile de demander aux éléments d’avoir des égards pour nous quand nous n’en avons pas pour nos semblables, et en des matières bien plus graves que ne le sont deux gouttes d’eau ou une éclaboussure.
– C’est vrai, mais j’aime entrer en ville propre et net. J’ai beaucoup d’amis, moi, et haut placés.
– Attention, alors, à ne pas tomber…
– Tu me taquines ?
– Non ! Mais je suis un vieux maître et… un vieil écolier. Depuis que je vis, j’apprends. J’ai d’abord appris à pousser, puis j’ai observé la vie, ensuite j’ai connu l’amertume de la vie, j’ai exercé une justice inutile : celle de l’homme “ seul ” contre Dieu et contre la société. Dieu m’a châtié par le remords, la société par les chaînes, de sorte que, au fond, c’est moi qui suis tombé sous les coups de la justice. Enfin, j’ai appris désormais – plus exactement, je suis en train d’apprendre – à “ vivre ”. Maintenant, étant maître et écolier, tu comprends qu’il m’est naturel de répéter les leçons.
– Mais moi, je suis apôtre…
– Et moi, je suis un malheureux, je le sais et je ne devrais pas me permettre de te faire la leçon. Mais, vois-tu, on ne sait jamais ce qu’on peut devenir. Je croyais mourir à Chypre en pédagogue honnête et respecté, et je suis devenu un homicide et un forçat. Mais quand je levais le couteau pour me venger, et quand je traînais mes chaînes en haïssant l’univers, si l’on m’avait annoncé que je deviendrais un disciple du Saint, j’aurais douté de la raison de celui qui me l’aurait dit. Et pourtant… tu vois ! Qui sait donc si, même à toi qui es apôtre, je ne peux donner quelque bonne leçon ? En raison de mon expérience, non pas grâce à ma sainteté : je n’y pense même pas.
– Ce Romain a raison de t’appeler Diogène.
– Bien sûr. Mais Diogène cherchait l’homme et ne l’a pas trouvé. Moi, je suis plus heureux que lui : certes, j’ai trouvé un serpent là où je croyais qu’il y avait une femme, et un coucou en l’homme que je considérais comme un ami, et de l’apprendre m’a rendu fou ; mais après avoir erré pendant tant d’années, j’ai trouvé l’Homme, le Saint.
– Moi, je ne connais d’autre sagesse que celle d’Israël.
– S’il en est ainsi, tu as déjà de quoi te sauver. Néanmoins, tu as aussi maintenant la science, ou plutôt la sagesse de Dieu.
– C’est la même chose.
– Oh non ! C’est comme un jour brumeux, par rapport à un jour ensoleillé.
– En somme, tu veux me donner des leçons ? Moi, je n’en veux pas.
– Laisse-moi parler ! Au début, je parlais aux enfants : ils étaient distraits. Ensuite aux ombres : elles me maudissaient. Après cela, aux poulets : ils étaient meilleurs que les deux premiers, bien meilleurs. Maintenant, je me parle à moi-même, puisque je ne peux encore parler avec Dieu. Pourquoi veux-tu m’en empêcher ? Je n’ai que la moitié de la vue, ma vie est brisée par les mines, j’ai le cœur malade depuis bien des années. Permets au moins que ma pensée ne devienne pas stérile.
– Jésus est Dieu.
– Je le sais, je le crois. Mieux que toi, car je suis revenu à la vie grâce à lui, et pas toi. Mais même s’il est le Bien, c’est toujours lui : Dieu ; et le pauvre malheureux que je suis n’ose pas le traiter aussi familièrement que tu le fais. Mon âme lui parle… mais mes lèvres n’osent pas. Je pense qu’il entend mon âme pleurer de reconnaissance et d’amour repentant.
195.2 – C’est vrai, Jean. Ton âme, je l’entends. »
Jésus entre dans la conversation. Judas rougit de honte, l’homme d’En-Dor, de joie.
« J’entends ton âme, c’est vrai. Et je sens aussi le travail de ton esprit. Tu as bien parlé. Quand tu te seras formé en moi, cela te servira d’avoir été un maître et un écolier attentif. Parle, parle, même avec toi-même…
– Une fois, Maître, et il n’y a pas longtemps, tu m’as dit que c’était mal de parler avec son propre moi, réplique Judas avec impertinence.
– C’est vrai, je l’ai dit. Mais c’est parce que tu médisais avec ton propre moi. Cet homme ne médit pas : il médite et dans un but excellent. Il n’agit pas mal.
– En somme, j’ai tort ! »
Judas est agressif.
« Non. Ton cœur, comme le temps, est maussade. Mais le temps ne peut pas toujours être serein. Les paysans désirent la pluie et c’est faire preuve de charité que de prier pour qu’elle vienne. C’est aussi une forme de charité. Mais regarde, voici un bel arc-en-ciel qui se courbe d’Atarot sur Rama. Nous avons déjà dépassé Atarot. Le triste vallon est franchi, ici tout est cultivé et riant sous le soleil qui dissipe les nuages. Quand nous arriverons à Rama, nous serons à trente-six stades de Jérusalem. Nous la reverrons après cette colline qui marque le lieu de l’horrible débauche à laquelle se sont livrés les habitants de Gibéa. C’est une chose redoutable que la morsure de la chair, Judas… »
Sans répliquer, Judas s’éloigne en pataugeant avec colère dans les flaques d’eau.
195.3 « Mais qu’est-ce qu’il a, aujourd’hui ? demande Barthélemy.
– Tais-toi, que Simon-Pierre n’entende pas. Evitons les discussions et… et n’empoisonnons pas Simon. Il est si heureux avec son enfant !
– Oui, Maître. Mais ce n’est pas bien. Je le lui dirai.
– Il est jeune, Nathanaël. Toi aussi tu l’as été…
– Oui… mais… il ne doit pas te manquer de respect ! »
Sans le vouloir, il élève la voix. Pierre accourt :
« Qu’est-ce qu’il y a ? Qui manque de respect ? Le nouveau disciple ? »
Il regarde Jean d’En-Dor qui s’est discrètement effacé quand il a compris que Jésus corrigeait l’apôtre, et qui est en train de parler avec Jacques, fils d’Alphée, et Simon le Zélote.
« Pas le moins du monde. Il est respectueux comme une fillette.
– Ah, bien ! Sinon… eh, son œil était en danger. Alors… alors, c’est Judas !…
– Ecoute, Simon, ne pourrais-tu pas t’occuper de ton petit garçon ? Tu me l’as pris, et ensuite tu veux te mêler d’une conversation amicale entre Nathanaël et moi. N’as-tu pas l’impression que tu veux faire trop de choses ? »
Jésus sourit si tranquillement que Pierre reste indécis sur son jugement. Il regarde Barthélemy… mais ce dernier a levé son visage aquilin pour regarder le ciel… Pierre sent s’évanouir son soupçon. L’apparition de la cité finit de le distraire de tout. Elle est désormais proche, et on peut voir toute la beauté de ses collines, de ses oliveraies, de ses maisons, du Temple en particulier. Cette vue devait être toujours une source d’émotion et d’orgueil pour les juifs.
Le soleil bien chaud d’avril en Judée a vite fait d’essuyer les pierres de la route consulaire. Maintenant, il faudrait vraiment chercher les flaques d’eau. Au bord de la route, les apôtres s’arrangent un peu : ils laissent retomber leurs vêtements, qu’ils avaient relevés, lavent leurs pieds pleins de boue dans un ruisseau limpide, se recoiffent, se drapent dans leurs manteaux. Jésus en fait autant. Je vois que tout le monde fait la même chose.
195.4 L’entrée à Jérusalem devait être quelque chose d’important. Se présenter devant ses murs en ce temps de fête, c’était comme se présenter devant un souverain. La cité sainte était la “ vraie ” reine des juifs. Je le comprends bien cette année où je peux remarquer, sur cette route consulaire, le comportement des foules. Ici, les cortèges des diverses familles se mettent en ordre, les femmes toutes ensemble, les hommes dans un autre groupe, les enfants dans l’un ou l’autre groupe, mais tous sérieux et en même temps sereins. Certains replient leur manteau usé et en tirent un autre neuf du sac de voyage, ou bien changent de sandales. Puis leur marche devient solennelle, hiératique déjà. Dans chaque groupe, un soliste donne le ton, et on entonne les hymnes, les anciennes, les glorieuses hymnes de David. Les gens se regardent avec plus de bonté dans les yeux, comme si la vue de la Maison de Dieu les avait adoucis. Ils regardent la Maison sainte, énorme cube de marbre surmonté de dômes en or, vraie perle au milieu de l’enceinte imposante du Temple.
A ce point, la troupe apostolique se forme ainsi : à l’avant marchent Jésus et Pierre avec l’enfant au milieu ; derrière, Simon, Judas et Jean ; puis André qui a obligé Jean d’En-Dor à se mettre entre lui et Jacques, fils de Zébédée ; au quatrième rang, les deux cousins du Seigneur avec Matthieu ; enfin, Thomas avec Philippe et Barthélemy. C’est Jésus qui entonne les hymnes de sa puissante, harmonieuse et très belle voix de baryton léger, qui fait ressortir les vibrations du ténor, et auquel répondent Judas Iscariote, un pur ténor, et Jean à la voix limpide et encore jeune, ainsi que les deux voix de baryton des cousins de Jésus et la voix de basse de Thomas, baryton tellement profond qu’il n’est plus guère baryton. Les autres, dotés de voix moins belles, accompagnent en sourdine le chœur des virtuoses du groupe. (Les psaumes sont les psaumes connus, appelés graduels).
Le petit Yabeç, de sa voix d’ange au milieu des voix robustes des hommes, chante très bien – parce qu’il le connaît peut-être mieux que les autres – le psaume 121 : « Je me suis réjoui parce qu’on m’a dit : “ Nous irons vers la maison du Seigneur. ” » Vraiment, la joie illumine son petit visage, si triste il y a quelques jours à peine.
Voici les murailles désormais toutes proches. Voici la porte des Poissons. Voici les rues encombrées par la foule.
Ils vont tout de suite au Temple pour une première prière. Puis c’est enfin la paix, dans la paix de Gethsémani, le dîner, et le repos.
Le voyage vers Jérusalem est terminé.