259.1 Jésus quitte le plateau du Carmel et descend par des sentiers humides de rosée, à travers les forêts qu’animent de plus en plus trilles et cris, sous le premier soleil qui dore la pente orientale de la montagne. Quand la légère nuée produite par la chaleur se dissipe sous le soleil, la plaine d’Esdrelon apparaît dans toute la beauté de ses vergers et de ses vignes qui entourent les maisons. On dirait un tapis à plusieurs tons de vert, avec quelques oasis jaunâtres parsemées de plaques rouges qui sont les champs moissonnés où flamboient maintenant les coquelicots, un tapis enserré par le chaton triangulaire des monts Carmel, Thabor, Hermon (le petit Hermon) et par des monts plus lointains, dont j’ignore le nom, qui cachent le Jourdain et rejoignent au sud-est les montagnes de Samarie.
Pensif, Jésus s’arrête pour contempler toute cette partie de la Palestine.
Jacques le regarde et lui dit :
« Tu admires la beauté de cette région ?
– Oui, cela aussi. Mais je pense surtout à nos futurs déplacements, et à la nécessité de vous envoyer, et d’envoyer sans retard les disciples, non au travail limité de maintenant, mais à un vrai travail missionnaire. De nombreuses régions ne me connaissent pas encore et je ne veux pas laisser d’endroits sans moi. C’est ma continuelle préoccupation : aller, agir, tant que je le puis, et tout faire…
– De temps en temps, des imprévus viennent te ralentir.
– Plutôt que de me ralentir, ils m’imposent des changements dans l’itinéraire que je dois suivre, car les voyages que nous faisons ne sont jamais inutiles. Mais il y a encore tant à faire… Et aussi parce qu’après une absence, je retrouve beaucoup de cœurs revenus au point de départ et il me faut tout recommencer.
– Oui, cette apathie des âmes, cette inconstance et cette préférence pour le mal sont accablantes, et elles dégoûtent.
– Accablantes. Il ne faut pas dire qu’elles dégoûtent. Le travail de Dieu ne dégoûte jamais. Les pauvres âmes doivent nous inspirer de la pitié, pas du dégoût. Nous devons toujours avoir un cœur de père, de bon père. Un bon père n’éprouve jamais de dégoût pour les maladies de ses enfants. Nous ne devons pas en éprouver, nous, pour personne.
259.2 – Jésus, me permets-tu de te poser des questions ? Cette nuit encore, je n’ai pas dormi. Mais j’ai beaucoup réfléchi en te regardant dormir. Dans ton sommeil, tu sembles si jeune, mon Frère ! Tu souriais, la tête appuyée sur ton bras replié sous la tête, tout à fait comme un enfant. Je te voyais bien sous la lune si lumineuse de cette nuit. Je réfléchissais et beaucoup de questions me sont venues au cœur…
– Dis-les.
– Je pensais : il faut que je demande à Jésus comment nous pourrons arriver à cet organisme, que tu as appelé Eglise, et dans lequel, si j’ai bien compris, il y aura une hiérarchie, étant donné notre insuffisance. Nous diras-tu tout ce que nous devrons faire, ou devrons-nous le faire par nous-mêmes ?
– Quand le moment sera venu, je vous en indiquerai le chef. Pas davantage. Pendant le temps de ma présence parmi vous, je vous ai déjà indiqué les diverses catégories avec les différences entre apôtres et disciples, hommes et femmes. Elles sont en effet inévitables. Cependant, de même que je demande aux disciples respect et obéissance aux apôtres, je veux que les apôtres fassent preuve d’amour et de patience à l’égard des disciples.
– Et que devrons-nous faire ? Toujours te prêcher et seulement cela ?
– C’est l’essentiel. 259.3 Puis vous devrez en mon nom absoudre et bénir, ramener à la grâce, administrer les sacrements que j’instituerai…
– Qu’est-ce que c’est ?
– Ce sont des moyens surnaturels et spirituels, appliqués aussi avec des moyens matériels, employés pour persuader les hommes que le prêtre fait réellement quelque chose. Tu te rends compte que l’homme ne croit pas s’il ne voit pas. Il a toujours besoin d’un signe chose qui lui dise qu’il y a quelque chose. C’est pourquoi, quand je fais des miracles, j’impose les mains, ou je mouille avec de la salive, ou encore je donne une bouchée de pain trempé. Je pourrais faire un miracle par ma seule pensée. Mais crois-tu qu’alors les gens diraient : “ C’est Dieu qui a fait le miracle ” ? Ils diraient : “ Il est guéri parce que c’était pour lui le moment de guérir. ” Et ils en attribueraient le mérite au médecin, aux remèdes, à la résistance physique du malade. Il en ira de même pour les sacrements : des formes du culte pour administrer la grâce, ou la rendre, ou la fortifier chez les fidèles. Jean, par exemple, se servait de l’immersion dans l’eau pour représenter la purification des péchés. Ce qui était utile, en réalité, plus que l’eau qui lavait les membres, c’était la mortification de se reconnaître impur pour les péchés commis. Moi aussi, j’aurai le baptême, mon baptême, qui ne sera pas seulement symbole, mais une réelle purification de la faute originelle de l’âme et la restitution à l’âme de l’état spirituel que possédaient Adam et Eve avant leur faute, augmenté encore parce qu’il sera donné grâce aux mérites de l’Homme-Dieu.
– Mais… l’eau ne descend pas sur l’âme ! L’âme est spirituelle. Qui la saisit chez le nouveau-né, l’adulte ou le vieillard ? Personne.
– Tu vois que tu admets que l’eau est un moyen matériel sans effet sur une réalité spirituelle ? Ce ne sera donc pas l’eau, mais la parole du prêtre, membre de l’Eglise du Christ, consacré à son service, ou d’un autre vrai croyant qui le remplace dans certains cas exceptionnels, qui opérera le miracle de la rédemption du péché originel du baptisé.
259.4 – D’accord, mais l’homme est pécheur aussi personnellement… Et les autres péchés, qui les enlèvera ?
– Toujours le prêtre, Jacques. Si c’est un adulte, ces fautes disparaîtront en même temps que le péché originel. Si l’homme est déjà baptisé et revient au péché, le prêtre l’absoudra au nom du Dieu un et trine, et grâce aux mérites du Verbe incarné, comme je le fais pour les pécheurs.
– Mais toi, tu es saint ! Nous…
– Vous devez être saints parce que vous touchez des choses saintes et administrez ce qui est à Dieu.
– Alors nous baptiserons plusieurs fois le même homme, comme le fait Jean qui accorde l’immersion dans l’eau autant de fois que l’on vient à lui ?
– Jean, par son baptême, ne purifie que par l’humilité de celui qui s’immerge. Je te l’ai déjà dit. Vous, vous ne rebaptiserez pas quelqu’un qui est déjà baptisé, sauf dans le cas où il l’a été avec une formule non apostolique, mais schismatique, auquel cas on peut administrer un second baptême après une demande précise de celui qui doit être baptisé, s’il est adulte, de vouloir l’être et une nette déclaration qu’il veut faire partie de la véritable Eglise. Les autres fois, pour rendre l’amitié de Dieu et pour être en paix avec lui, vous vous servirez de la parole du pardon unie aux mérites du Christ ; et l’âme, venue à vous avec un vrai repentir et en s’accusant humblement, sera absoute.
259.5 – Et si quelqu’un est malade au point de ne pouvoir se déplacer ? Est-ce qu’il mourra en état de péché ? Est-ce qu’il ajoutera à la souffrance de l’agonie celle de la peur du jugement de Dieu ?
– Non. Le prêtre ira trouver le mourant et l’absoudra. Il lui donnera même une forme plus large d’absolution, non pas globale, mais pour chaque organe des sens par lequel l’homme arrive généralement à pécher. Nous avons en Israël l’huile sainte, composée suivant la règle donnée par le Très-Haut, et avec laquelle on consacre l’autel, le pontife, les prêtres et les rois. L’homme est vraiment un autel, et il devient roi par son élection au siège du Ciel. Il peut donc être consacré avec l’huile de l’onction. L’huile sainte sera prise avec d’autres parties du culte israélite et utilisée dans mon Eglise, bien qu’avec d’autres emplois. Car tout n’est pas mauvais en Israël et tout ne doit pas être rejeté ; au contraire, il y aura beaucoup de souvenirs des usages anciens dans mon Eglise. Et l’un d’eux sera l’huile de l’onction, employée aussi dans l’Eglise pour consacrer l’autel, les pontifes et toutes les hiérarchies ecclésiastiques, toutes, et pour consacrer les rois et les fidèles quand ils deviendront les princes-héritiers du Royaume, ou bien quand ils auront besoin d’une aide très grande pour comparaître devant Dieu avec les membres et les sens purifiés de toute faute. La grâce du Seigneur secourra l’âme et même le corps, s’il plaît à Dieu pour le bien du malade.
Bien souvent, le corps ne réagit pas à la maladie, parfois à cause des remords qui troublent sa paix et de l’action de Satan qui, par cette mort, espère gagner une âme pour son royaume et même porter les survivants au désespoir. Le malade passe de l’étreinte de satan et du trouble intérieur à la paix, grâce à la certitude du pardon de Dieu qui lui obtient aussi l’éloignement de Satan. Et comme le don de la grâce s’accompagnait, chez les premiers parents, de celui de l’immunité des maladies et de toute forme de douleur, le malade, rendu à la grâce aussi totalement qu’un nouveau-né baptisé par mon baptême, peut obtenir aussi la victoire sur la maladie, avec l’aide de la prière de ses frères dans la foi, qui sont dans l’obligation d’avoir de la pitié envers le malade, pitié non seulement corporelle mais surtout spirituelle, visant à obtenir la santé physique et le salut éternel du frère. La prière est déjà une forme de miracle, Jacques. La prière d’un juste – tu l’as vu chez Elie – a énormément de puissance.
259.6 – Je ne te comprends pas très bien, mais ce que je devine me remplit de respect pour le caractère sacerdotal de tes prêtres. Si j’ai un peu compris, nous aurons beaucoup de points communs avec toi : la prédication, l’absolution, le miracle. Trois sacrements, donc.
– Non, Jacques. La prédication et le miracle ne sont pas des sacrements. Mais il y aura davantage de sacrements. Sept comme le candélabre sacré du Temple et les dons de l’Esprit d’Amour. Et, en vérité, les sacrements sont des dons et des flammes, accordés pour que l’homme brûle devant le Seigneur dans les siècles des siècles. Il y aura aussi un sacrement pour les noces de l’homme. Celui qui est représenté dans le symbole des noces saintes de Sara de Raguël délivrée du démon. Il donnera aux époux tous les secours pour une sainte vie commune selon les lois et les désirs de Dieu. L’époux et l’épouse deviennent les ministres d’un rite : celui de la procréation. Le mari et la femme deviennent aussi les prêtres d’une petite église : la famille. Ils doivent par conséquent être consacrés pour procréer avec la bénédiction de Dieu et élever une descendance dans laquelle le nom très saint de Dieu sera béni.
– Et nous, les prêtres, qui nous consacrera ?
– Moi, avant de vous quitter. Vous, ensuite, vous consacrerez vos successeurs et ceux que vous vous agrégerez pour propager la foi chrétienne.
– C’est toi qui nous enseigneras, n’est-ce pas ?
– Moi et Celui que je vous enverrai. Cette venue aussi sera un sacrement. Donné volontairement par Dieu à sa première épiphanie, donné ensuite par ceux qui auront reçu la plénitude du sacerdoce. Il sera force et intelligence, il sera confirmation dans la foi, il sera sainte piété et sainte crainte, il sera aide de conseil et sagesse surnaturelle, ainsi que la possession d’une justice qui, de par sa nature et sa puissance, rendra adulte celui qui la reçoit. Mais tu ne peux pour le moment le comprendre. Lui-même te le fera comprendre : lui, le divin Paraclet, l’Amour éternel, quand vous serez parvenus au moment de le recevoir en vous. Ainsi, il y a un autre sacrement que vous ne pouvez comprendre pour le moment. Il est presque incompréhensible pour les anges tant il est sublime. Et pourtant vous, simples hommes, le comprendrez par la force de la foi et de l’amour. En vérité, je te dis que celui qui l’aimera et s’en nourrira spirituellement pourra piétiner le démon sans en subir de dommage, parce qu’alors je serai avec lui. Tâche de te souvenir de ces choses, mon frère. Il t’appartiendra de les répéter à tes compagnons et aux fidèles, de très nombreuses fois. A ce moment-là, vous les saurez déjà par ministère divin, mais tu pourras dire : “ Il me l’a dit un jour en descendant du mont Carmel. Il m’a tout dit parce que j’étais dès ce moment destiné à être le chef de l’Eglise d’Israël. ”
259.7 – J’ai une autre question à te poser. J’y pensais cette nuit. Faut-il donc que ce soit moi qui dise à mes compagnons : “ Je serai le chef, ici ” ? ça ne me plaît pas. Je le ferai si tu me l’ordonnes, mais ça ne me plaît pas.
– N’aie pas peur. L’Esprit Paraclet descendra sur tous et vous donnera de saintes pensées. Vous aurez tous les mêmes pensées pour la gloire de Dieu dans son Eglise.
– Et il n’y aura plus ces discussions si… si désagréables qu’il y a maintenant ? Même Judas ne sera plus une cause de désaccord ?
– Il ne le sera plus, sois tranquille. Mais des divergences, il y en aura encore. C’est pour cela que je t’ai dit : veille et surveille sans jamais te lasser en faisant jusqu’au bout ton devoir.
– Encore une question, mon Seigneur. En temps de persécution, comment dois-je me comporter ? Il semble, d’après ce que tu dis, que je doive rester le seul des douze. Donc les autres fuiront la persécution. Et moi ?
– Tu resteras à ton poste. En effet, s’il est nécessaire que vous ne soyez pas exterminés jusqu’à ce que l’Eglise soit bien affermie – et cela justifie la dispersion de beaucoup de disciples et de presque tous les apôtres –, rien ne justifierait ta propre désertion et l’abandon de ta part de l’Eglise de Jérusalem. Au contraire, plus elle sera en danger et plus tu devras veiller sur elle comme si elle était ton plus cher enfant en danger de mort. Ton exemple fortifiera l’esprit des fidèles. Ils en auront besoin pour surmonter l’épreuve. Plus tu les verras faibles et plus tu devras les soutenir, avec compassion et sagesse. Si, toi, tu es fort, ne sois pas sans pitié pour les faibles, mais soutiens-les en pensant : “ Moi, j’ai tout reçu de Dieu pour arriver à cette force qui est mienne. Je dois le dire humblement et je dois agir charitablement envers ceux qui ont été moins bénis en dons de Dieu que moi.” Il te faudra transmettre ta force par la parole, par les secours, par le calme, par l’exemple.
– Et si, parmi les fidèles, il y en avait de mauvais, cause de scandale et de danger pour les autres, que faire ?
– Etre prudent pour les accepter, car il vaut mieux être peu nombreux et bons que nombreux et pas bons. Tu connais le vieil apologue des pommes saines et des pommes gâtées. Fais en sorte qu’il ne s’applique pas dans ton Eglise. Mais si tu trouves toi aussi tes traîtres, essaie de les ramener par tous les moyens, en gardant la sévérité comme dernière ressource. Mais s’il s’agit de petites fautes individuelles, ne sois pas d’une sévérité qui effraie. Pardonne, pardonne… Le pardon joint aux larmes et aux paroles d’amour agit plus que l’anathème pour racheter un cœur. Si la faute est grave, mais le fruit d’un assaut imprévu de Satan, si grave que le coupable éprouve le besoin de fuir ta présence, va à la recherche du coupable : c’est un agneau dévoyé, et tu es le berger. Ne crains pas de te rabaisser toi-même en descendant par des chemins boueux pour aller à la recherche des âmes à travers marécages et précipices. Ton front se couronnera alors de la couronne du martyre de l’amour, et ce sera la première des trois couronnes… Et si toi-même tu es trahi, comme l’ont été Jean-Baptiste et tant d’autres – car tout saint a son traître –, pardonne. Plus à lui qu’à aucun autre. Pardonne comme Dieu a pardonné aux hommes et comme il leur pardonnera. Appelle encore “ mon fils ” celui qui te fera souffrir car c’est ainsi que le Père vous appelle par ma bouche et, en vérité, il n’y a pas d’homme qui n’ait causé de la douleur au Père des Cieux… »
259.8 Un long silence suit pendant la traversée des pâturages où des brebis broutent ici et là.
Enfin Jésus demande :
« Tu n’as pas d’autres questions à me poser ?
– Non, Jésus. Ce matin, j’ai mieux compris ma redoutable mission…
– Parce que tu es moins bouleversé qu’hier. Quand ton heure viendra, tu seras encore plus en paix et tu comprendras mieux encore.
– Je me rappellerai toutes ces choses… toutes… sauf…
– Quoi, Jacques ?
– Sauf ce qui ne me permettait pas de te regarder sans pleurer, cette nuit. Je ne sais pas exactement si c’est toi qui me l’as dit – il me faudrait alors y croire –, ou bien si cela venait du démon qui voulait m’effrayer. Mais comment peux-tu être si calme si… si cela devait vraiment se produire ?
– Serais-tu calme si je te disais : “ Il y a un berger qui se traîne avec peine car il est estropié. Tâche de le guérir au nom de Dieu ” ?
– Non, mon Seigneur. Je serais comme hors de moi en pensant être tenté d’usurper ta place.
– Et si je te l’ordonnais ?
– Je le ferais par obéissance et je n’aurais plus de trouble, car je saurais que tu le veux et je ne redouterais pas de ne pas être à la hauteur. Car, si tu m’envoyais, tu me donnerais sûrement la force de faire ta volonté.
– Tu as raison, c’est exact. Tu vois donc que moi-même, en obéissant au Père, je suis toujours en paix. »
Jacques baisse la tête et pleure.
« Veux-tu vraiment oublier ?
– Ce que tu veux, Seigneur…
– Tu as le choix entre deux possibilités : oublier ou te souvenir. L’oubli te délivrera de la douleur et du silence absolu auprès de tes compagnons, mais te laissera non préparé. En revanche, le souvenir te préparera à ta mission, car il n’y a qu’à se rappeler ce que le Fils de l’homme souffre pendant sa vie sur terre pour ne jamais se plaindre et pour devenir spirituellement viril en voyant tout ce qui concerne le Christ dans la lumière la plus lumineuse. Choisis.
– Croire, me souvenir, aimer. Voilà ce que je voudrais. Et mourir au plus tôt, Seigneur… »
Jacques pleure toujours sans bruit. Sans les larmes qui brillent sur sa barbe châtain, on ne s’en rendrait pas compte. Jésus le laisse se ressaisir… Enfin Jacques dit :
« Et si à l’avenir tu faisais de nouvelles allusions à… à ton martyre, dois-je dire que je sais ?
– Non. Tais-toi. Joseph a su garder le silence sur sa douleur d’époux qui se croyait trahi, et sur le mystère de ma conception virginale et de ma nature. Imite-le. Cela aussi était un redoutable secret. Et pourtant il devait être gardé car, si ce n’avait pas été le cas, par orgueil ou par légèreté, cela aurait mis en danger toute la Rédemption. Satan ne cesse de veiller et d’agir. Rappelle-toi cela. Si tu parlais maintenant, ce serait un dommage pour trop de gens, et pour trop de raisons. Tais-toi.
– Je me tairai… et cela me pèsera doublement… »
Jésus ne répond pas. Il laisse Jacques, à l’abri de son couvre-chef de lin, pleurer à son aise.
259.9 Ils rencontrent un homme avec un malheureux enfant qu’il tient sur ses épaules.
« C’est ton fils ? demande Jésus.
– Oui. Il est né comme ça, en faisant mourir sa mère. Maintenant que ma mère est morte elle aussi, je l’emmène avec moi quand je vais au travail, pour le surveiller. Je suis bûcheron. Je l’étends sur l’herbe, sur mon manteau, et pendant que je scie les arbres, lui s’amuse avec les fleurs… mon malheureux enfant !
– C’est pour toi un grand malheur.
– Eh oui… Mais ce que Dieu veut, il faut l’accepter en paix.
– Adieu, homme. Que la paix soit avec toi.
– Adieu. Paix à vous aussi. »
L’homme gravit la montagne, Jésus et Jacques continuent à descendre.
« Que de malheurs ! J’espérais que tu le guérirais » dit Jacques en soupirant.
Jésus ne semble pas avoir entendu.
« Maître, si cet homme avait su que tu es le Messie, il t’aurait peut-être demandé un miracle… »
Jésus ne répond pas.
« Jésus, me laisses-tu revenir en arrière pour le dire à cet homme ? J’ai pitié de cet enfant. J’ai le cœur déjà si rempli de douleur ! Donne-moi, au moins, la joie de voir cet enfant guéri.
– Vas-y donc. Je t’attends ici. »
259.10 Jacques part en courant. Il rejoint l’homme et l’appelle :
« Homme, arrête-toi, écoute ! Celui qui était avec moi, c’est le Messie. Donne-moi ton enfant pour que je le lui porte. Viens, toi aussi, si tu veux, pour voir si le Maître va te le guérir.
– Vas-y toi, homme. Je dois couper tout ce bois. Je suis déjà en retard à cause de l’enfant. Si je ne travaille pas, nous ne mangeons pas. Je suis pauvre, et il me coûte bien cher. Je crois au Messie, mais il vaut mieux que tu lui parles pour moi. »
Jacques se penche pour prendre l’enfant couché sur l’herbe.
« Doucement, l’avertit le bûcheron, il souffre de partout. »
En effet, dès que Jacques essaie de le soulever, l’enfant pleure plaintivement.
« Oh, quelle peine ! Soupire Jacques.
– Une grande peine » dit le bûcheron tout en sciant un tronc très dur. Et il ajoute :
« Ne pourrais-tu pas le guérir, toi ?
– Je ne suis pas le Messie, moi. Je ne suis qu’un disciple…
– Et alors ? Les médecins s’instruisent auprès d’autres médecins, les disciples auprès de leur maître. Allons, sois gentil, ne le fais pas souffrir. Essaie toi-même. Si le Maître avait voulu venir ici, il l’aurait fait. Il t’a envoyé soit parce qu’il ne veut pas le guérir, soit parce qu’il veut que ce soit toi qui le fasses. »
Jacques est perplexe. Puis il se décide. Il se redresse et prie comme il le voit faire à son Jésus, puis il ordonne :
« Au nom de Jésus Christ, Messie d’Israël et Fils de Dieu, sois guéri » et aussitôt après il s’agenouille en disant : « Ô, mon Seigneur, pardon ! J’ai agis sans ta permission ! Mais j’ai eu pitié de cet enfant d’Israël. Pitié, mon Dieu ! Pour lui et pour moi, pécheur ! »
Il pleure abondamment, penché sur l’enfant étendu. Les larmes tombent sur les petites jambes tordues et inertes.
259.11 Jésus débouche du sentier. Mais personne ne le voit, car le bûcheron travaille, Jacques pleure, l’enfant le regarde avec curiosité puis, tendrement, demande :
« Pourquoi tu pleures ? »
Et il tend sa menotte pour le caresser et, sans même s’en apercevoir, il s’assied tout seul, se lève et vient embrasser Jacques pour le consoler.
C’est le cri de Jacques qui fait se retourner le bûcheron qui voit son enfant debout sur ses jambes, qui ne sont plus mortes ni tordues. En se retournant, il voit Jésus.
« Le voilà ! Le voilà ! » crie-t-il en le montrant derrière Jacques, qui se retourne et voit Jésus, le visage rayonnant de joie, qui le regarde.
« Maître ! Maître ! Je ne sais pas comment cela s’est fait… la pitié… cet homme… cet enfant… Pardon !
– Lève-toi. Les disciples ne sont pas plus grands que le Maître, mais ils peuvent faire ce que fait le Maître quand c’est pour une sainte raison. Lève-toi et viens avec moi. Soyez bénis, tous les deux, et souvenez-vous que les serviteurs de Dieu eux aussi font les œuvres du Fils de Dieu. »
Puis il s’en va en entraînant Jacques qui ne cesse de répéter :
« Mais comment ai-je pu ? Je ne comprends pas encore. Avec quoi ai-je fait ce miracle en ton nom ?
– Par ta pitié, Jacques, par ton désir de me faire aimer par cet innocent et par cet homme qui croyait et doutait en même temps. Jean, près de Jabnia, a fait un miracle par amour en guérissant un mourant par une onction et la prière. Toi, ici, tu as guéri par tes pleurs et ta pitié, et par ta confiance en mon nom. Tu vois comme c’est une chose paisible de servir le Seigneur quand l’intention du disciple est droite ? Maintenant, marchons vite, car cet homme nous suit. Il n’est pas bon que tes compagnons soient informés de cela, pas encore. Bientôt, je vous enverrai en mon nom… (Jésus pousse un grand soupir) comme Judas brûle de le faire (Jésus soupire de nouveau). Et vous le ferez… Mais ce ne sera pas pour tous un bien. Vite, Jacques ! Simon-Pierre, ton frère et aussi les autres, souffriraient de savoir cela comme si c’était une partialité. Mais il ne s’agit pas de cela. Il s’agit de préparer parmi vous douze quelqu’un qui sache guider les autres. Descendons dans le lit, couvert de feuilles, de ce torrent. Nous ferons disparaître nos traces… Cela te déplaît pour l’enfant ? Oh ! Nous le retrouverons… »