292.1 Bozra, soit à cause de la saison, soit parce qu’elle étouffe dans ses ruelles, se montre au matin tout embrumée. Embrumée et très sale. Les apôtres, de retour du marché où ils sont allés faire des achats, en parlent entre eux. C’est que l’industrie hôtelière de cette époque et de cette localité est tellement préhistorique que chacun doit s’occuper de son ravitaillement. On comprend que les hôteliers ne veulent pas y perdre. Ils se bornent à cuire ce que les clients leur apportent – et espérons qu’ils n’en prennent pas leur part !. Tout au plus, ils achètent pour le client ou lui vendent le ravitaillement qu’ils ont en provision en exerçant à l’occasion le métier de bouchers sur les pauvres agneaux destinés à être rôtis.
Acheter à l’hôtelier ne plaît pas à Pierre, et il y a une prise de bec entre lui et l’hôtelier – il a bien une tête de voleur ! – qui ne manque pas d’insulter l’apôtre, en le traitant de « galiléen », alors que ce dernier réplique en lui montrant un porcelet égorgé par l’hôtelier pour le compte de clients de passage :
« Moi, je suis un Galiléen, mais toi, un cochon de païen. Je ne resterais pas une heure dans ton hôtellerie puante, si c’était moi le maître. Voleur et… (je laisse dans l’encrier un autre terme… plus expressif). »
J’en conclus que, entre les habitants de Bozra et les galiléens, il y a une de ces nombreuses incompatibilités régionales et religieuses dont était rempli Israël, ou plutôt la Palestine.
L’hôtelier hausse la voix :
« Si tu n’étais pas avec le Nazaréen et parce que je vaux mieux que vos dégoûtants pharisiens qui le haïssent sans raison, je te laverais la figure avec le sang du porc. Comme cela, tu devrais débarrasser le plancher et aller te purifier. Mais je le respecte, lui, dont la puissance est certaine. Et je te dis qu’avec toutes vos histoires, vous êtes des pécheurs. Nous valons mieux que vous. Nous, nous ne posons pas de pièges, nous ne sommes pas des fourbes. Vous, pouah ! Race de traîtres injustes et criminels qui ne respectez même pas le peu de saints que vous avez parmi vous.
– Qui appelles-tu traîtres ? Nous ? Ah ! Fasse le Ciel que maintenant… »
Pierre est furieux et il est sur le point d’en venir aux mains alors que son frère et Jacques le retiennent et que Simon le Zélote s’interpose avec Matthieu.
292.2 Mais, plus que leur intervention, c’est la voix de Jésus qui fait tomber sa colère. Il se montre à une porte et dit :
« Simon, tais-toi maintenant, et toi aussi, homme.
– Seigneur, cet hôtelier m’a insulté et menacé le premier.
– Nazaréen, c’est lui qui m’a offensé le premier. »
Moi, lui. Lui, moi. Ils se renvoient mutuellement la faute. Sérieux et calme, Jésus s’avance.
« Vous avez tort, tous les deux. Et toi, Simon, plus que lui. Car toi, tu connais la doctrine de l’amour, du pardon, de la douceur, de la patience, de la fraternité. Pour ne pas être maltraité comme galiléen, il faut se faire respecter comme saint. Et toi, homme, si tu te sens meilleur que les autres, bénis-en Dieu et sois digne de devenir toujours meilleur. Et surtout, ne souille pas ton âme par des accusations mensongères. Mes apôtres ne sont pas des fourbes ni des poseurs de pièges.
– En es-tu certain, Nazaréen ? Dans ce cas, pourquoi ces quatre hommes sont-ils venus me demander si tu étais venu, avec qui tu étais, et tant de belles choses ?
– Quoi ? Quoi ? Qui est-ce ? Où sont-ils ? »
Les apôtres l’entourent, oubliant qu’ils s’approchent d’un homme couvert de sang de porc, ce qui auparavant les horrifiait et les tenait à distance.
« Vous, allez à vos affaires. Mais toi, Misace, reste. »
292.3 Les apôtres s’en vont dans la pièce d’où est sorti Jésus et il ne reste dans la cour, l’un en face de l’autre, que Jésus et l’hôtelier. A quelques pas de Jésus se trouve le marchand qui reste à observer la scène, étonné.
« Réponds, homme, avec sincérité. Et pardonne si le sang a rendu furieux l’un de mes disciples. Qui sont ces quatre hommes et qu’ont-ils dit ?
– Qui ils sont, je n’en sais rien de précis, mais ce sont certainement des scribes et des pharisiens de l’autre côté. Qui les a amenés ici, je l’ignore. Je ne les ai jamais vus. Mais ils sont bien au courant de ce qui te concerne. Ils savent d’où tu viens, où tu vas, avec qui tu es. Mais ils voulaient que je le leur confirme. Non. Je suis peut-être un scélérat, mais je connais mon métier. Moi, je ne connais personne, je ne vois rien, je ne sais rien. Pour les autres, bien entendu. Car pour moi, je sais tout. Mais pourquoi dois-je dire aux autres ce que je sais, et en particulier à ces hypocrites ? Un ribaud, moi ? Oui. A l’occasion je rends service aux voleurs. Tu le sais très bien… Mais je ne saurais voler ou tenter de te voler la liberté, l’honneur, la vie. Et eux – je ne suis plus Fara, fils de Tolomée, si ce que je dis n’est pas la vérité – eux, ils te pistent pour te faire du mal. Et qui les envoie ? Peut-être quelqu’un de la Pérée ou de la Décapole ? Peut-être quelqu’un de Trachonitide, de Gaulanitide ou d’Auranitide ? Non. Nous, soit nous ne te connaissons pas, soit, si nous te connaissons, nous te respectons comme un juste, même si nous ne croyons pas en toi comme un saint. Alors qui les a envoyés ? Quelqu’un de ton côté et peut-être l’un de tes amis, car ils savent trop de choses…
– Etre renseigné sur ma caravane, c’est facile… dit Misace.
– Non, marchand, pas de ton côté à toi, mais par d’autres qui sont avec Jésus. Moi, je ne sais pas et je ne veux pas savoir. Je ne vois pas et je ne veux pas voir. Néanmoins, je te dis : si tu te sais coupable, tu dois remédier. Si tu te sais trahi, tu dois pourvoir.
– Ni coupable ni trahi, homme. Il y a seulement qu’Israël ne me comprend pas. 292.4 Mais comment me connais-tu ?
– Par un garçon. Un garnement qui faisait parler de lui à Bozra et à Arbel. Ici, parce qu’il venait y accomplir ses péchés, là-bas parce qu’il déshonorait sa famille. Plus tard, il s’est converti, il est devenu plus honnête qu’un juste et maintenant, il est passé avec tes disciples, disciple lui aussi, et il t’attend à Arbel pour t’honorer avec son père et sa mère. Et il raconte à tout le monde que tu as changé son cœur grâce à la prière de sa mère. Si jamais cette région devient sainte, Philippe, fils de Jacob, aura le mérite de l’avoir sanctifiée. Et si à Bozra il y a quelqu’un qui croit en toi, c’est grâce à lui.
– Où sont maintenant les scribes venus ici ?
– Je l’ignore. Ils sont partis parce que je leur ai dit qu’il n’y avait pas de place pour eux. J’avais de la place, mais je ne voulais pas loger les serpents à côté de la colombe. Ils sont dans la région, c’est certain. Fais attention.
– Je te remercie, homme, comment t’appelles-tu ?
– Fara. J’ai fait mon devoir, souviens-toi de moi.
– Oui. Et toi, souviens-toi de Dieu et pardonne à mon Simon. Le grand amour qu’il me porte l’aveugle parfois.
– Il n’y a pas de mal, je l’ai offensé moi aussi… Mais cela blesse de s’entendre insulter. Toi, tu n’insultes pas… »
Jésus soupire, puis il dit :
« Veux-tu aider le Nazaréen ?
– Si je le peux…
– Je parlerais volontiers de cette cour…
– Je te laisserai parler. Quand ?
– Entre la sixième et la neuvième heure.
– Va tranquillement là où tu veux. Bozra saura que tu parles. Je m’en occupe moi-même.
– Que Dieu t’en récompense. »
Et Jésus lui fait un sourire qui est déjà une récompense. Puis il se dirige vers la pièce où il était d’abord.
Alexandre Misace lui dit :
« Maître, souris-moi aussi de cette manière… Je vais moi aussi dire aux habitants de venir écouter la Bonté qui parle. J’en connais beaucoup. A tout à l’heure.
– Toi aussi, que Dieu te récompense. »
Et Jésus lui sourit.
292.5 Il entre dans la pièce. Les femmes sont autour de Marie, qui a le visage attristé et qui se lève aussitôt pour aller vers son Fils. Elle ne parle pas, mais tout en elle est interrogation. Jésus lui sourit et lui répond en s’adressant à tous :
« Rendez-vous libres pour la sixième heure. Ensuite, je parlerai ici à la foule. En attendant, allez, sauf Simon-Pierre, Jean et Hermastée. Annoncez-moi et faites beaucoup d’aumônes. »
Les apôtres s’en vont. Pierre s’approche lentement de Jésus, qui est près des femmes, et il demande :
« Pourquoi pas moi ?
– Quand on est trop impulsif, on reste à la maison. Simon, Simon ! Quand donc sauras-tu exercer la charité envers le prochain ? Pour le moment, c’est une flamme allumée, mais uniquement pour moi, c’est une lame droite et raide, mais seulement pour moi. Sois doux, Simon.
– Tu as raison, Seigneur. Ta Mère m’a déjà réprimandé comme elle sait le faire, sans blesser, mais son reproche m’a pénétré profondément. Cependant… fais-moi des reproches toi aussi, mais… ensuite ne me regarde plus avec cet air triste.
– Sois bon. Sois bon… 292.6 Syntica, je voudrais te parler en particulier. Monte sur la terrasse. Viens toi aussi, ma Mère… »
Et sur la modeste terrasse qui recouvre une aile du bâtiment, dans le tiède rayonnement du soleil, Jésus se promène lentement entre Marie et la grecque. Il dit :
« Demain, nous nous séparerons pour quelque temps. Près d’Arbel, vous, les femmes, accompagnées par Jean d’En-Dor, vous prendrez la direction de la mer de Galilée en continuant ensemble jusqu’à Nazareth. Mais, pour ne pas vous envoyer seules avec un homme un peu maladif, je vous ferai accompagner par mes frères et par Simon-Pierre. Je prévois qu’il y aura des répugnances devant cette séparation, mais l’obéissance est la vertu du juste. Comme vous passez par le territoire que Kouza est chargé de surveiller au nom d’Hérode, Jeanne pourra avoir une escorte pour le reste de la route. Vous renverrez alors les fils d’Alphée et Simon-Pierre. Mais voici pourquoi je t’ai demandé de monter ici : je veux t’annoncer, Syntica, que j’ai décidé que tu vas faire un séjour dans la maison de ma Mère. Elle le sait déjà. Avec toi, il y aura Jean d’En-Dor et Marziam. Restez-y de bon cœur, en vous formant toujours plus à la Sagesse. Je veux que tu prennes bien soin du pauvre Jean. Je ne le recommande pas à ma Mère parce qu’elle n’a pas besoin de conseils. Tu peux comprendre et avoir pitié de Jean, et lui peut te faire beaucoup de bien, car c’est un maître avisé. Puis je viendrai, moi. Bientôt ! Et nous nous verrons souvent. J’espère te trouver toujours plus savante dans la vérité. Je te bénis, Syntica, en particulier. C’est mon adieu pour toi, cette fois. A Nazareth, tu trouveras l’amour et la haine, comme partout. Mais dans ma maison tu trouveras la paix. Toujours.
– Nazareth m’ignorera et moi, je l’ignorerai. Je vivrai en me nourrissant de la vérité, et le monde ne sera rien pour moi, Seigneur.
– C’est bien. Tu peux disposer, Syntica, et silence pour l’instant. Mère, tu es au courant… Je te confie mes perles les plus chères. Pendant que nous sommes en paix, entre nous, Maman, fais que ton Jésus se réconforte par tes caresses…
– Que de haine, mon Fils !
– Que d’amour !
– Que d’amertume, Jésus bien-aimé !
– Que de douceur !
– Que d’incompréhension, mon Fils !
– Que de compréhension, Maman !
– Mon Trésor, mon Fils chéri !
– Maman ! Joie de Dieu et la mienne ! Maman ! »
Ils s’embrassent, en restant ensuite, l’un à côté de l’autre, sur le banc de pierre adossé au muret de la terrasse. Jésus tient sa mère embrassée, à la fois protecteur et affectueux. Elle a la tête sur l’épaule de son Fils, ses mains dans sa main : ils sont bienheureux… Le monde est si loin… enseveli sous des flots d’amour et de fidélité…