257.1 « Evangélisez dans la plaine d’Esdrelon jusqu’à ce que je revienne parmi vous » ordonne Jésus aux apôtres, au cours d’une sereine matinée, tandis qu’ils prennent quelque nourriture aux abords de Khishon : du pain et des fruits.
Les apôtres ne semblent pas très enthousiastes, mais Jésus les réconforte en leur donnant une ligne à suivre dans leur manière de se comporter. Il achève :
« Du reste, vous avez ma Mère avec vous. Elle vous sera de bon conseil. Allez chez les paysans de Yokhanan et cherchez, pendant le sabbat, à parler avec ceux de Doras. Procurez-leur des secours, et réconfortez le grand-père de Marziam en lui donnant des nouvelles de l’enfant. Prévenez-le que nous le lui amènerons pour la fête des Tentes. Donnez beaucoup à ces malheureux, tout ce que vous avez, tout ce que vous savez, toute l’affection dont vous êtes capables, tout l’argent que nous possédons. N’ayez pas peur. Il rentre comme il sort. Nous ne mourrons jamais de faim, même si nous ne vivons que de pain et de fruits. Et si vous en voyez qui sont nus, donnez-leur les vêtements, même les miens ; d’ailleurs, les miens en premier. Nous ne resterons jamais nus. Et surtout, si vous trouvez des misères qui me cherchent, ne les dédaignez pas. Vous n’en avez pas le droit. Adieu, Mère. Que Dieu vous bénisse tous par ma bouche. Allez en toute sécurité. Viens, Jacques.
– Tu n’emportes même pas ton sac ? demande Thomas en voyant que le Seigneur se met en route sans le prendre.
– Pas besoin. Je serai plus libre pour marcher. »
Jacques aussi laisse le sien, bien que sa mère se soit hâtée de le remplir de pain, de fromages et de fruits.
Ils s’en vont en suivant pendant quelque temps la levée de terre de Khishon, puis s’attaquent aux premières pentes qui mènent au mont Carmel et disparaissent de la vue de ceux qui sont restés.
« Mère, nous sommes entre tes mains. Guide-nous, parce que… nous ne sommes capables de rien » reconnaît humblement Pierre.
Marie a un sourire rassurant :
« C’est très simple. Vous n’avez qu’à obéir à ses ordres et tout ira bien. Allons. »
Mais moi, je ne pars pas avec eux. […] je continue à suivre Jésus […].
257.2 Jésus monte en silence avec son cousin, et lui aussi se tait. Jésus est pris dans ses pensées. Jacques, qui se sent au seuil d’une révélation, est saisi d’un amour respectueux, d’une crainte spirituelle, et il observe de temps en temps Jésus, qui a un sourire lumineux sur son visage solennel. Il le regarde comme il regarderait Dieu pas encore incarné et resplendissant de toute son immense majesté. Le visage de Jacques qui ressemble tant à celui de saint Joseph, d’un brun qui ne dédaigne pas le rouge en haut des pommettes, devient pâle d’émotion. Mais il respecte toujours le silence de Jésus.
Ils ne cessent de monter, en empruntant des raccourcis rapides, comme s’ils ne voyaient pas les bergers qui font paître leurs troupeaux dans les verts pâturages qui se trouvent sous les bois de chênes verts, de rouvres, de frênes et autres arbres imposants. Leur manteau effleure les buissons glauques des genièvres et les buissons d’or des genêts, les touffes couleur émeraude parsemée de perles des myrtes, ou encore les rideaux mouvants des chèvrefeuilles et des clématites en fleurs.
Ils montent, laissant derrière eux les bûcherons et les bergers, jusqu’à ce qu’ils atteignent, après une marche infatigable, le sommet de la montagne ou plus exactement un petit plateau adossé à une crête couronnée de rouvres géants, limité par une rangée d’arbres de haute futaie auxquels servent de base les sommets des autres arbres du versant. Il semble alors que le petit pré est comme accoté à cet appui bruissant, isolé du reste de la montagne que les frondaisons qui sont au-dessous empêchent de voir. Par derrière, le pic lance ses arbres vers le ciel, au-dessus le ciel est découvert et, en face, l’horizon, à perte de vue, rougit dans le crépuscule et s’arrête sur la mer tout enflammée.
Une fissure s’ouvre dans la terre ; si elle ne s’éboule pas, c’est seulement parce que les racines des rouvres géants la retiennent dans un filet qui la maintient comme des tenailles. Elle s’ouvre dans la corniche, mais est tout juste assez large pour laisser passer un homme, à condition qu’il ne soit pas corpulent. Un buisson ébouriffé semble la prolonger en s’étendant horizontalement à partir du flanc de la corniche.
Jésus dit :
« Jacques, mon frère, nous resterons ici cette nuit et, malgré la grande fatigue de la chair, je te prie de passer la nuit en prière, et aussi toute la journée de demain jusqu’à cette heure-ci. Une journée entière, ce n’est pas trop pour recevoir ce que je veux te donner.
– Jésus, mon Seigneur et mon Maître, je ferai toujours ce que tu veux, répond Jacques qui était devenu encore plus pâle quand Jésus avait commencé à parler.
– Je le sais.
257.3 Allons maintenant cueillir des mûres et des myrtilles pour notre estomac et nous désaltérer à une source que j’ai entendue au-dessous. Laisse donc ton manteau dans la caverne. Personne ne le prendra. »
Et, avec son cousin, il contourne la corniche en cueillant des fruits sauvages sur les buissons du sous-bois ; puis, à quelques mètres plus bas, du côté opposé à celui qu’ils avaient pris pour monter, ils remplissent leurs gourdes, unique chose qu’ils avaient emportée avec eux, à une source bavarde qui débouche dans un fouillis de racines, et ils se lavent pour se rafraîchir de la chaleur encore forte malgré l’altitude. Ils remontent ensuite à leur plateau et, pendant que l’atmosphère est toute rouge sur le sommet revêtu du soleil qui va disparaître à l’occident, ils mangent ce qu’ils ont récolté et boivent encore, en se souriant comme deux enfants heureux ou comme deux anges. Peu de paroles échangées : le souvenir de ceux qui sont restés dans la plaine, un cri d’admiration pour l’extrême beauté du jour, le nom de leurs deux mères… Rien de plus.
Puis Jésus attire à lui son cousin et celui-ci prend la pose habituelle de Jean, la tête appuyée sur le haut de la poitrine de Jésus, une main abandonnée sur ses genoux, l’autre dans la main de son cousin, et ils restent ainsi, tandis que le soir descend au milieu d’un grand gazouillis d’oiseaux qui se retirent dans le feuillage, d’un concert de sonnailles qui s’éloignent et devient de plus en plus indistinct, et d’un léger murmure du vent qui caresse les cimes pour les rafraichir et les animer après la chaleur inerte du jour, prélude à la rosée.
Ils restent ainsi longuement, et je crois que ce n’est qu’un silence des lèvres alors que les âmes, plus actives que jamais, nouent des conversations surnaturelles.