286.1 il est beau de marcher pendant cette saison sereine et douce qu’est celle d’une fin d’octobre. Après une plaine fertile qui s’étend sur un large espace au-delà du Jourdain, et après un arrêt dans un petit village blotti au pied des premières pentes d’une chaîne de montagnes au relief prononcé – et quelque cime peut prendre le vrai nom de montagne – Jésus se remet en marche. Il se joint à une longue caravane qui compte de nombreux quadrupèdes et des hommes bien armés, avec lesquels il a parlé pendant qu’ils faisaient boire leurs bêtes dans le bassin de la place. Pour la plupart, ce sont des individus de grande taille et très bruns, d’aspect déjà asiatique. Sur un mulet très puissant se trouve le chef de la caravane, armé jusqu’aux dents et avec des armes accrochées à la selle. Cependant, il a été très respectueux avec Jésus.
Les apôtres demandent à Jésus :
« Qui est-ce ?
– Un riche marchand d’au-delà de l’Euphrate. Je lui ai demandé où il allait et il a été courtois. Il passe par les villes où je compte me rendre. C’est une providence sur ces montagnes, alors que nous avons des femmes avec nous.
– Tu crains quelque chose ?
– En fait de vols rien, puisque nous n’avons rien. Mais il suffirait que les femmes aient peur. Une poignée de voleurs n’attaque jamais une caravane aussi forte, et cela pourra nous être utile pour connaître les meilleurs passages et franchir les plus difficiles. Il m’a demandé : “ Es-tu le Messie ? ”, et après en avoir eu confirmation, il a dit : “ J’étais dans la cour des Païens il y a quelques jours, et je t’ai plutôt entendu que vu, parce que je suis petit. C’est bien, je te protégerai et toi, tu me protégeras. J’ai un chargement de grande valeur. ”
– C’est un prosélyte ?
– Je ne pense pas, mais peut-être descend-il encore de notre peuple. »
La caravane avance lentement, comme si on ne voulait pas épuiser les forces des quadrupèdes en les faisant trop marcher. Il est donc facile de la suivre à pied ; il faut même s’arrêter souvent, car les conducteurs font passer les animaux chargés un par un, en les tenant par la bride dans les passages difficiles.
Bien que ce soit la montagne proprement dite, la région est très fertile et bien cultivée. Peut-être les monts de plus en plus hauts qui s’élèvent au nord-est protègent-ils des courants froids du nord, nuisibles de l’est, et cela favorise les cultures. La caravane longe un torrent qui va certainement se jeter dans le Jourdain, et dont les eaux abondantes dévalent de je ne sais quel sommet. La vue est belle, toujours plus belle à mesure que l’on monte, se développant à l’ouest vers la plaine du Jourdain. Au-delà, on voit les gracieux aspects des collines et des montagnes de la Judée du nord, alors qu’à l’orient et au nord c’est un continuel changement de panoramas, les uns s’ouvrant sur de vastes horizons, les autres offrant aux regards un enchevêtrement de hauteurs et de sommets verdoyants ou rocheux qui semble fermer la route comme le mur inattendu d’un labyrinthe.
286.2 Le soleil va descendre derrière les monts de Judée, rougissant vivement le ciel et les côtes, lorsque le riche marchand, qui s’est arrêté pour laisser passer la caravane, interpelle Jésus :
« Il faut arriver au village avant la nuit, mais beaucoup de tes compagnons paraissent fatigués. C’est une dure étape. Fais-les monter sur les mulets de l’escorte. Ce sont des bêtes tranquilles. Elles auront toute la nuit pour se reposer et ce n’est pas fatiguant de porter une femme. »
Jésus accepte et l’homme ordonne une halte pour faire monter les femmes sur les animaux. Jésus y fait aussi monter Jean d’En-Dor. Ceux qui vont à pied, y compris Jésus, prennent les rênes pour rendre la marche plus sûre pour les femmes. Marziam veut faire… l’homme et, bien qu’il tombe de fatigue, il refuse catégoriquement de monter en selle avec qui que ce soit : au contraire, il prend les rênes du mulet de Marie la très sainte qui se trouve ainsi entre Jésus et l’enfant, qui marche bravement.
Le marchand est resté près de Jésus et il dit à Marie :
« Tu vois, femme, ce village ? C’est Ramoth. Nous nous y arrêterons. Je suis connu de l’hôtelier parce que je fais cette route deux fois par an. A deux autres occasions, je passe par la côte pour vendre et acheter. C’est ma vie, une vie rude. Mais j’ai douze enfants et ils sont petits. Je me suis marié tard. J’ai quitté le dernier qui avait neuf jours. Et je le retrouverai avec ses premières dents.
– Une belle famille… » constate Marie. Et elle poursuit : « Que le Ciel te la conserve !
– Je ne me plains pas de son aide, bien que je la mérite fort peu. »
« Tu es au moins prosélyte ?
– Je devrais l’être… mes ancêtres étaient de vrais israélites. Puis… nous nous sommes acclimatés là-bas…
– Il n’y a qu’un air dans lequel l’âme s’acclimate : celui du Ciel.
– Tu as raison. Mais tu sais… Mon bisaïeul a épousé une femme qui n’était pas d’Israël. Leurs enfants ont été moins fidèles… Leurs petits-enfants se sont mariés avec des femmes qui n’appartenaient pas à Israël, en donnant des enfants qui étaient seulement respectueux du nom juif, car nous sommes juifs d’origine. Maintenant moi, petit-fils des petits-fils… plus rien : au contact de tout le monde, j’ai emprunté à tout le monde, jusqu’à ne plus appartenir à personne.
– Tu raisonnes mal et je vais te le prouver. Si, en passant par cette route que tu sais être la bonne, tu trouvais cinq ou six personnes qui te disaient : “ Mais non, va de ce côté ”, “ Reviens en arrière ”, “ Arrête-toi ”, “ Va vers l’est ”, “ Tourne vers l’ouest ”, que dirais-tu ?
– Je dirais : “ Je sais que celle-ci est la plus courte, que c’est la bonne route, et je ne la quitte pas ”.
– Ou encore : si tu devais traiter une affaire et connaissais la bonne manière d’aboutir, écouterais-tu ceux qui, par pure forfanterie ou par quelque calcul rusé, te diraient d’agir autrement ?
– Non. Je suivrais ce que mon expérience m’indique de meilleur.
– Très bien. Toi, qui es originaire d’Israël, tu as derrière toi des millénaires de foi. Tu n’es pas stupide ni inculte. Pourquoi donc absorbes-tu les contacts de tout le monde en matière de foi, alors que tu sais les repousser en matière d’argent ou de sécurité des routes ? Cela ne te semble-t-il pas déshonorant, même humainement parlant ? Faire passer Dieu après l’argent et l’itinéraire…
– Je ne fais pas passer Dieu après, mais je l’ai perdu de vue…
– Car tu prends pour des dieux le commerce, l’argent, la vie. Mais c’est encore Dieu qui te permet d’avoir tout cela… 286.4 Alors pourquoi es-tu entré dans le Temple ?
– Par curiosité. En route, en sortant d’une maison où j’avais négocié des marchandises, j’ai vu un groupe d’hommes qui te vénéraient et il m’est revenu à la mémoire une conversation que j’avais entendue à Ascalon chez une femme qui fabriquait des tapis. J’ai demandé qui tu étais parce que j’avais soupçonné que tu étais celui dont la femme m’avait parlé. Quand j’ai su que c’était le cas, je suis venu derrière toi. J’avais fini mes affaires pour ce jour-là… Puis je t’ai perdu de vue. A Jéricho, je t’ai revu, mais seulement un moment. Aujourd’hui, je t’ai retrouvé… Voilà…
– Voici donc que Dieu unit et entrecroise nos routes. Moi, je n’ai pas de dons à t’offrir pour te remercier de ta bonté. Mais avant de te quitter, j’espère pouvoir te faire un don, à moins que tu ne m’abandonnes auparavant.
– Non, je ne ferai pas cela ! Alexandre Misace ne se retire pas quand il s’est offert ! Voici : derrière ce tournant commence le village. Je vais en avant. Nous nous reverrons à l’hôtellerie. »
Et il éperonne sa monture et part presque au galop sur le bord de la route.
« C’est un homme honnête et malheureux, mon Fils, dit Marie.
– Et tu le voudrais heureux selon la Sagesse, n’est-ce pas ? »
Ils se sourient doucement dans les premières ombres du soir.
286.5 … Dans cette longue soirée d’octobre, les voyageurs, tous réunis dans une vaste pièce de l’hôtellerie, attendent l’heure de se coucher. Dans un coin, tout seul, le marchand est occupé à ses comptes. Dans le coin en face se tient Jésus avec tous les disciples. Il n’y a pas d’autres clients. Des écuries arrivent braiments, hennissements et bêlements. Cela laisse supposer que l’auberge abrite d’autres personnes, mais peut-être sont-elles déjà au lit.
Marziam s’est endormi dans les bras de la Vierge, oubliant du coup qu’il est “ un homme ”. Pierre sommeille et il n’est pas le seul. Même les femmes âgées bavardes sont à moitié endormies et se taisent. Ceux qui sont bien éveillés, ce sont Jésus, Marie, les sœurs de Lazare, Syntica, Simon le Zélote, Jean et Jude.
Syntica est en train de fouiller dans le sac de Jean d’En-Dor comme pour y chercher quelque chose. Mais ensuite elle préfère venir près des autres et écouter Jude, qui parle des conséquences de l’exil à Babylone et achève ainsi :
« … peut-être cet homme en est-il encore une conséquence. Tout exil est une ruine… »
Syntica fait un signe involontaire de la tête, mais elle ne dit rien et Jude termine :
« Pourtant, il est étrange qu’on puisse se dépouiller avec une telle facilité de ce qui fait le trésor de siècles entiers pour devenir entièrement nouveau, surtout en matière de religion, et d’une religion telle que la nôtre… »
Jésus répond :
« Tu ne dois pas t’étonner si tu considères Samarie au sein d’Israël. »
286.6 Un silence… Les yeux sombres de Syntica regardent fixement le profil serein de Jésus. Elle le contemple avec intensité, mais sans mot dire. Jésus sent ce regard et se retourne pour le lui rendre.
« Tu n’as rien trouvé à ton goût ?
– Non, Seigneur. Je suis arrivée au point de ne plus savoir concilier le passé avec le présent, les idées d’auparavant avec celles de maintenant. Et il me semble que c’est pour ainsi dire une trahison, car mes anciennes idées m’ont vraiment aidée à avoir celles de maintenant. Ton apôtre parlait bien… Cependant, ma ruine est une heureuse ruine.
– Qu’est-ce qui est en ruine en toi ?
– Toute ma foi dans l’Olympe païen, Seigneur. Et pourtant je suis un peu troublée, parce qu’en lisant votre Ecriture – Jean me l’a donnée et je la lis, car sans connaissance il n’y a pas de possession – j’ai trouvé qu’il y a même dans votre histoire… des commencements, dirai-je, il y a des faits qui ne sont pas très différents des nôtres. Maintenant, je voudrais savoir…
– Je te l’ai dit : demande et je te répondrai.
– Est-ce que tout est erreur dans la religion des dieux ?
– Oui, femme. Il n’y a qu’un seul Dieu, qui ne provient pas d’autres dieux, n’est pas soumis aux passions ni aux besoins humains, un Dieu unique, éternel, parfait, créateur.
– Je le crois. Mais je veux pouvoir répondre aux questions que d’autres païens pourraient me poser, non sous une forme qui n’admet pas la discussion, mais sous une forme qui discute pour convaincre. Moi, par moi-même et grâce à ce Dieu bienfaisant et paternel, je me suis donné des réponses vagues, mais suffisantes pour procurer la paix à mon esprit. Mais j’avais la volonté d’arriver à la vérité. D’autres la chercheront avec moins d’anxiété que moi, et pourtant tous devraient désirer cette recherche. Je n’ai pas l’intention de rester inerte auprès des âmes. Ce que j’ai eu, je voudrais le donner. Pour donner, je dois savoir. Permets-moi de savoir et je te servirai au nom de l’amour. Aujourd’hui, en route, pendant que je contemplais les montagnes – et certains aspects me remettaient en mémoire les chaînes de l’Hellade et l’histoire de ma patrie –, le mythe de Prométhée, celui de Deucalion se présentaient à moi par association d’idées… Vous avez, vous aussi, quelque chose de semblable dans le foudroiement de Lucifer, dans l’infusion de la vie dans l’argile et dans le déluge de Noé. Légères concordances, mais qui sont pourtant un souvenir… Maintenant, dis-moi : comment avons-nous pu connaître ces récits s’il n’y a pas eu de contacts entre vous et nous, si vous les avez écrits certainement avant nous, et nous aussi les avons reçus, et s’il n’y a pas moyen de remonter à leur origine ? Nous nous ignorons maintenant, en beaucoup de choses. Alors comment, il y a des millénaires de cela, avons-nous eu des légendes qui rappellent vos vérités ?
– Femme, tu devrais me le demander moins que d’autres. Tu as lu en effet des œuvres qui pourraient par elles seules répondre à ta question. 286.7 Aujourd’hui, par associations d’idées, tu es passée du souvenir de tes montagnes natales au souvenir des mythes natals et à leur comparaison. N’est-ce pas ? Pourquoi cela ?
– Parce que ma pensée en se réveillant, s’est souvenue.
– Très bien. Pareillement, les âmes de vos anciens qui ont donné une religion à ta terre se sont souvenues. Confusément, comme peut le faire quelqu’un d’imparfait et de séparé de la religion révélée. Mais elles se sont toujours souvenues. Il y a beaucoup de religions dans le monde. Eh bien ! Si nous avions ici toutes leurs particularités sur un tableau net, nous verrions qu’il y a comme un fil d’or perdu dans l’abondante boue, un fil avec des nœuds où sont renfermées des parcelles de la vérité vraie.
– Mais ne venons-nous pas tous d’un même cep ? C’est toi qui le dis. Alors, pourquoi les anciens des anciens venant du cep originel n’ont-ils pas su apporter avec eux la vérité ? N’est-ce pas une injustice de les en avoir privés ?
– Tu as lu la Genèse, n’est-ce pas ? Qu’as-tu trouvé ? Au début, un péché complexe embrassant les trois états de l’homme : matière, pensée et âme. Ensuite un fratricide, puis un double homicide pour contrebalancer l’œuvre d’Hénoch de garder la lumière dans les cœurs, puis la corruption par union sensuelle des fils de Dieu avec les filles du sang. Et malgré la purification du déluge et la restauration de la race à partir d’une semence bonne, – la première argile modelée par Dieu à son image et à forme humaine s’était animée par l’infusion du Feu vital par Dieu, et non à partir de pierres comme le disent vos mythes, ni à partir du vol du feu vital par une œuvre humaine –, voici réapparaître le ferment de l’orgueil, l’outrage à Dieu : “ Atteignons le ciel ” et la malédiction divine : “ Qu’ils soient dispersés et ne se comprennent plus… ” Et comme l’eau qui, en heurtant un rocher, se divise en ruisseaux qui ne se réunissent plus, ce cep unique s’est divisé, l’espèce est devenue des races. L’humanité, mise en fuite par son péché et par punition divine, se disperse et ne se réunit plus, emportant avec elle la confusion que l’orgueil avait créée. Mais les âmes se souviennent : quelque chose reste toujours en elles ; les plus vertueuses et les plus sages entrevoient une lumière, bien que faible, dans les ténèbres des mythes : la lumière de la vérité. C’est ce souvenir de la Lumière vue avant la vie qui remue en elles des vérités où se trouvent des bribes de la vérité révélée. M’as-tu bien compris ?
– En partie. Mais je vais y réfléchir. La nuit est l’amie de celui qui réfléchit et se recueille en lui-même.
– Alors, allons nous recueillir chacun en nous-mêmes. Allons, mes amis. Paix à vous, femmes. Paix à vous, mes disciples. Paix à toi, Alexandre Misace.
– Adieu, Seigneur. Que Dieu soit avec toi » répond le marchand en s’inclinant…