Une initative de
Marie de Nazareth

Une journée de Judas Iscariote

dimanche 16 juillet 28
Nazareth

Vision de Maria Valtorta

       264.1 La maison de Nazareth serait la plus indiquée pour élever l’âme. Il y règne la paix, le silence, l’ordre. La sainteté semble se dégager de ses pierres, s’exhaler des plantes du jardin, pleuvoir du ciel serein qui la couvre comme une coupole céleste. En réalité, elle émane de Celle qui l’habite et s’y déplace, leste et silencieuse, avec des gestes délicats, posés, le pas léger qu’elle avait quand elle y est entrée, jeune épouse, et le même doux sourire apaisant comme une caresse.

       Le soleil, à cette heure matinale, frappe la maison du côté droit, celui qui s’appuie sur la première ondulation des collines ; seuls les sommets des arbres en bénéficient, et tout d’abord les oliviers qu’on y a plantés pour retenir la terre du talus par leurs racines, du moins ceux qui ont subsisté, tordus et puissants. Leurs branches les plus grosses s’élèvent vers le ciel comme si elles invoquaient sa bénédiction ou si elles aussi priaient de ce lieu de paix. Ces oliviers survivants de l’oliveraie de Joachim furent autrefois nombreux : ils poursuivaient leur route de pèlerins en prière jusqu’aux champs éloignés où l’oliveraie et les champs faisaient place aux pâturages, aujourd’hui réduits à quelques arbres restés à la limite de la propriété mutilée de Joachim.

       Ce sont ensuite l’amandier et les pommiers qui bénéficient du soleil : grands et puissants, ils ouvrent sur le jardin l’ombrelle de leurs branches. En troisième lieu, c’est le grenadier qui boit ses rayons, et enfin le figuier contre la maison quand déjà le soleil caresse les fleurs et les légumes bien soignés dans les plates-bandes rectangulaires et le long des haies disposées sous le couvert de la tonnelle chargée de grappes.

       Les abeilles bourdonnent, telles des gouttes d’or qui volent sur tout ce qui peut leur fournir des sucs doux et parfumés. Il y a une petite pousse de chèvrefeuille qu’elles prennent d’assaut ainsi que des fleurs en forme de campanules qui forment des touffes et dont j’ignore le nom ; elles sont en train de se refermer – ce sont sans doute des fleurs nocturnes – et ont un parfum pénétrant. Les abeilles se hâtent de butiner ces fleurs, avant que leurs pétales ne se replient dans le sommeil de la corolle.

       264.2 Légère, Marie va des nids des colombes à la maigre source qui coule près de la petite grotte, puis de celle-ci à la maison pour ses occupations, et pourtant, malgré son travail, elle trouve le moyen d’admirer les fleurs, ou les colombes qui sautillent dans les sentiers ou décrivent un cercle au-dessus de la maison et du jardin.

       Judas entre, chargé de plantes et de boutures.

       « Je te salue, Mère. Ils m’ont donné tout ce que je voulais. J’ai fait vite pour qu’elles ne souffrent pas, mais j’espère qu’elles s’enracineront comme le chèvrefeuille. L’an prochain, tu auras un jardin qui ressemblera à une corbeille de fleurs, et ainsi, tu te souviendras du pauvre Judas et de son séjour ici » dit-il en sortant avec précaution d’un sac des plantes avec leurs racines entourées de terre et de feuilles humides, et d’un autre sac des boutures.

       « Je te remercie, Judas, vraiment. Tu ne peux savoir combien je suis heureuse d’avoir ce chèvrefeuille près de la petite grotte. Quand j’étais toute petite, là-bas, au bout de ces champs qui étaient alors à nous, il y en avait une encore plus belle. Du lierre et des chèvrefeuilles la couvraient de branches et de fleurs. Cela formait un rideau et un abri pour les lys minuscules qui poussaient jusqu’à l’intérieur de la grotte, qui était toute verte sous la fine broderie des capillaires. Car, justement, il y avait là une source… Au Temple, je pensais toujours à cette grotte et, je te le dis, quand je priais devant le Voile du Saint, moi qui étais vierge du Temple, je ne sentais pas davantage la présence de Dieu. Bien plus, je dois dire que les doux entretiens de mon âme avec le Seigneur me revenaient là-bas comme un songe… Mon Joseph m’a fait trouver celle-ci, avec un filet d’eau pour mon utilité, mais davantage pour me donner la joie d’une petite grotte qui était la copie de l’autre… Il était bon, Joseph, jusque dans les plus petites choses… Et il y avait planté un chèvrefeuille, ainsi que le lierre qui vit encore, alors que le premier est mort durant les années d’exil… Puis il en avait planté un autre, mais il est mort il y a trois ans. Maintenant, tu l’as remplacé. Il a pris, tu vois ? Tu es un excellent jardinier.

       – Oui, quand j’étais enfant, j’aimais énormément les plantes et maman m’apprenait à en prendre soin… Maintenant je redeviens enfant à tes côtés, Mère, et je retrouve mes talents d’autrefois. Pour te faire plaisir. Tu es si bonne avec moi !… » répond Judas en travaillant d’une main experte à placer ses plantes aux endroits les plus favorables.

       Puis il va mettre, près de la haie des fleurs nocturnes, tout un enchevêtrement de racines dont je ne sais si ce sont des muguets ou d’autres fleurs.

       « Ici, elles seront bien » dit-il en rabattant avec une binette une légère couche de terre sur les racines enterrées. « Il ne leur faut pas beaucoup de soleil. Le serviteur d’Eléazar ne voulait pas me les donner, mais j’ai tant insisté qu’il me les a cédées.

       – Ces jasmins d’Inde aussi, ils ne voulaient pas les donner à Joseph. Mais il leur a fait des travaux gratuits pour me les procurer. Ils n’ont pas cessé de prospérer.

       – Voilà qui est fait, Mère. Je les arrose et tout ira bien. »

       Il arrose, puis se lave les mains à la fontaine.

       264.3 Marie l’observe : il est si différent de son Fils et aussi tellement différent du Judas à certaines heures de bourrasque ! Elle le scrute, réfléchit, s’en approche, lui pose la main sur le bras, et lui demande doucement :

       « Tu vas mieux, Judas ? Je parle de ton âme.

       – Oh, Mère ! Tellement mieux ! Je suis en paix, et tu le vois. Je trouve plaisir et salut dans les choses humbles et dans mon séjour auprès de toi. Je ne devrais jamais sortir de cette paix, de ce recueillement. Ici… comme le monde est loin de cette maison ! »

       Judas regarde le jardin, les arbres, la petite maison… Il a­chève :

       « Mais si je restais ici, je ne serais jamais un apôtre. Or, moi, je veux en être un…

       – Pourtant, sois-en sûr, il te vaudrait mieux être une âme juste qu’un apôtre injuste. Si tu comprends que le contact avec le monde te trouble, si tu comprends que les éloges et les honneurs que reçoit l’apôtre te font du mal, renonce, Judas. Il vaut mieux pour toi être un simple fidèle auprès de mon Jésus, mais un fidèle saint, qu’un apôtre pécheur. »

       Judas baisse la tête, pensif. Marie le laisse à ses réflexions et rentre dans la maison pour vaquer à ses occupations.

       Judas reste immobile pendant un moment, puis se promène de long en large sous la tonnelle. Les bras croisés, la tête penchée, il réfléchit longuement et se met à monologuer et à faire des gestes, tout seul… C’est un monologue incompréhensible. Mais ces gestes sont ceux d’un homme dont les idées se heurtent violemment. Il semble supplier et repousser, ou bien il se plaint, ou en­core il maudit quelque chose, passant de l’expression de quelqu’un qui s’interroge à celle d’un homme apeuré, angoissé, jusqu’à prendre le visage de ses pires moments. Et c’est avec la figure d’un véritable démon qu’il s’arrête brusquement au milieu du sentier et reste ainsi pendant un moment… Puis il porte les mains à son visage, s’enfuit sur le talus des oliviers, hors de la vue de Marie, et pleure, la tête cachée dans ses mains, jusqu’à ce qu’il se calme et reste assis, le dos appuyé à un olivier, comme abasourdi…

       264.4 … ce n’est plus le matin, mais la fin d’un crépuscule puissant. Nazareth ouvre les portes de ses maisons, restées fermées toute la journée à la féroce chaleur estivale du jour, qui plus est d’un jour d’Orient. Femmes, hommes, enfants sortent dans les jardins ou dans les rues encore chaudes, mais désormais sans soleil, à la recherche d’un peu d’air, ou à la fontaine, pour jouer, pour discuter… en attendant le dîner. On assiste à de grandes salutations, des bavardages, des éclats de rire et des cris, respectivement entre hommes, femmes et enfants.

       Judas sort lui aussi et se dirige vers la fontaine avec les brocs en cuivre. Les nazaréens le voient et le désignent par son surnom “ le disciple du Temple ”, ce qui résonne comme une musique en arrivant aux oreilles de Judas. Il passe en saluant aimablement, mais avec une réserve qui, si elle n’est pas encore de l’orgueil hautain, en est très voisine.

       « Tu es très bon avec Marie, Judas, lui dit un nazaréen barbu.

       – Elle le mérite, et davantage encore. C’est vraiment une grande femme d’Israël. Heureux êtes-vous de l’avoir comme concitoyenne. »

       L’éloge de la femme de Nazareth plaît beaucoup aux nazaréens qui se répètent l’un à l’autre les paroles de Judas.

       Pendant ce temps, arrivé à la fontaine, il attend son tour et pousse la courtoisie jusqu’à porter les brocs d’une petite vieille qui n’en finit plus de le bénir, et il prend de l’eau pour deux femmes qui sont gênées par un bébé qu’elles tiennent dans leurs bras. En relevant un peu leurs voiles, elles murmurent :

       « Que Dieu t’en récompense.

       – L’amour du prochain est le premier devoir d’un ami de Jésus » répond Judas en s’inclinant.

       Puis il remplit ses propres brocs pour revenir ensuite à la maison.

       264.5 Au retour, il est arrêté par le chef de la synagogue de Nazareth et d’autres qui l’invitent à parler le sabbat suivant.

       « Voilà deux semaines que tu es avec nous et tu n’as pas fait d’autre instruction que celle d’une grande courtoisie envers nous tous, se plaint le chef de la synagogue, qui est avec d’autres anciens du village.

       – Mais s’il vous déplaît d’entendre la parole de votre fils le plus grand, est-ce que celle de son disciple pourrait vous être agréable ? En outre, je suis un Judéen ! Répond Judas.

       – Ton soupçon est injuste et nous attriste. Notre invitation est sincère. Tu es disciple et judéen, c’est vrai. Mais tu es du Temple. Tu peux donc parler, car au Temple, il y a la doctrine. Le fils de Joseph, lui, n’est qu’un menuisier…

       – Mais c’est le Messie !

       – C’est ce qu’il dit, lui… Mais est-ce que c’est vrai ? Ou bien ne délire-t-il pas ?

       – Mais sa sainteté, nazaréens ! Sa sainteté ! »

       Judas est scandalisé par l’incrédulité des nazaréens.

       « Elle est grande, c’est vrai. Mais de là à être le Messie !… Et puis… pourquoi son langage est-il si dur ?

       – Dur ? Non ! A moi, il ne semble pas dur. Mais plutôt – cela oui –, il est trop franc et trop intransigeant. Il ne laisse pas une faute cachée. Il n’hésite pas à dénoncer un abus… et cela déplaît. Il met le doigt juste sur la plaie, et cela fait mal. Mais c’est par sainteté. Ah, bien sûr ! Ce n’est que pour cela qu’il agit ainsi. Je lui ai dit plusieurs fois : “ Jésus, tu te fais du tort à toi-même. ” Mais il ne veut pas en convenir.

       – Tu l’aimes beaucoup et, instruit comme tu l’es, tu pourrais le guider.

       – Oh, instruit, non… Mais j’ai du sens pratique, cela oui. Du Temple, vous savez ? Je connais les usages. J’ai des amis. Le fils d’Hanne est pour moi comme un frère. Et même, si vous voulez quelque chose du Sanhédrin, dites-le, dites-le… Mais maintenant, laissez-moi porter l’eau à Marie qui m’attend pour le dîner.

       – Reviens après. Sur ma terrasse, il fait frais. Nous serons entre amis et nous parlerons…

       – Oui. Adieu. »

       264.6 Judas rentre à la maison, où il s’excuse auprès de Marie d’avoir tardé parce qu’il a été retenu par le chef de la synagogue et des anciens du village. Et il achève :

       « Ils voudraient que je parle au prochain sabbat… Le Maître ne me l’a pas ordonné. Mais toi, qu’en dis tu, Mère ? Guide-moi.

       – Parler au chef de la synagogue… ou parler dans la syna­gogue ?

       – L’un et l’autre. Moi, je ne voudrais parler avec personne ni à personne parce que je sais qu’ils sont opposés à Jésus, et aussi parce que parler là où lui seul a le droit d’être le Maître me paraît un sacrilège. Mais ils ont tant insisté ! Ils veulent me voir après le dîner… J’ai presque promis. Et si tu crois que je peux, par ma parole, leur enlever cet esprit de résistance au Maître qui est si pénible, j’irai et je parlerai, bien que cela me pèse. Comme je sais le faire, simplement, en cherchant à être très patient devant leur entêtement. Car j’ai bien compris que cela ne vaut rien d’être dur. Ah ! Je ne tomberai plus dans l’erreur que j’ai faite à Esdrelon ! Le Maître en a été tellement peiné ! Il ne m’a rien dit, mais j’ai compris. Je ne le ferai plus. Mais je voudrais quitter Nazareth après l’avoir persuadée que le Maître est le Messie et qu’il faut le croire et l’aimer. »

       Judas parle, assis à table à la place de Jésus, tout en mangeant ce que Marie a préparé. Et cela me fait mal de voir Judas assis à cette place, en face de Marie qui l’écoute et le sert comme une mère.

       Elle répond alors :

       « Ce serait bien, en effet, que les nazaréens comprennent la vérité et l’acceptent. Je ne te retiens pas. Vas-y donc. Personne plus que toi ne peut dire si Jésus mérite l’amour. Pense combien il t’aime et te le montre en t’excusant toujours et en te satisfaisant dès qu’il le peut… Que cette pensée te donne une conduite et des mots saints. »

       Le dîner est vite terminé. Judas va arroser les fleurs du jardin avant que la lumière ne baisse trop, puis il sort, laissant Marie sur la terrasse, occupée à plier le linge qu’elle avait mis à sécher.

       264.7 Après avoir salué Alphée, fils de Sarah, et Marie, femme de Clopas, qui parlent ensemble à la porte de la maison d’Alphée, Judas va directement à la maison du chef de la synagogue. Il y trouve aussi les deux cousins du Seigneur, ainsi que six autres anciens.

       Après des salutations cérémonieuses, tous s’asseyent gravement sur des sièges garnis de coussins et ils se rafraîchissent en buvant des boissons à l’anis ou à la menthe. Elles doivent être bien fraîches, car le broc de métal est couvert de buée à cause de la différence de température entre le liquide glacé et l’air encore chaud, malgré la brise qui agite le sommet des arbres en venant des collines au nord de Nazareth.

       « Je suis heureux que tu aies accepté de venir. Tu es jeune. Un peu de distraction fait du bien, dit le chef de la synagogue, qui est plein d’égards pour Judas.

       – Je craignais d’être importun en venant plus tôt. Je vous sais dédaigneux à l’égard de Jésus et de ceux qui le suivent…

       – Dédaigneux ? Non, incrédules… et blessés par ses… admettons-le, ses vérités trop crues. Nous croyions que tu nous dédaignais et c’est pourquoi nous ne t’invitions pas.

       – Vous dédaigner, moi ? Bien au contraire ! Je vous comprends très bien… Eh oui ! Mais je suis convaincu que la paix finira par se faire entre lui et vous. A lui, cela lui convient toujours et de même à vous. A lui, parce qu’il a besoin de tout le monde, et à vous parce qu’il ne vous convient pas de prendre le nom d’ennemis du Messie.

       – Tu crois réellement qu’il l’est ? » demande Joseph, fils d’Alphée. « il n’y a en lui rien de la figure royale prophétisée. C’est peut-être parce que nous nous souvenons qu’il était menuisier… Mais… Où est en lui le roi libérateur ?

       – David aussi ne semblait être qu’un pastoureau. Mais vous voyez qu’il n’y a pas eu de roi plus grand que David. Salomon lui-même, dans sa gloire, ne l’a pas égalé. Car, enfin, Salomon n’a fait que continuer David, et il n’a jamais été inspiré comme lui. Tandis que David ! Considérez donc la figure de David ! Elle est gigantesque, d’une royauté qui déjà effleure le Ciel. Ne vous basez donc pas sur les origines du Christ pour douter de sa royauté. David fut roi et berger, ou plutôt berger puis roi. Jésus est roi et menuisier ou plutôt menuisier puis roi.

       264.8 – Tu parles comme un rabbi. On sent en toi un homme qui a reçu l’éducation du Temple » dit le chef de la synagogue. « Et pourrais-tu faire savoir au Sanhédrin que moi, le chef de la synagogue, j’ai besoin de l’aide du Temple pour une cause particulière ?

       – Mais oui, bien sûr ! Avec Eléazar ! Imagine ! Et puis Joseph l’Ancien, tu sais ? Le riche d’Arimathie. Et puis le scribe Sadoq… et puis… Ah ! Tu n’as qu’à parler !

       – Alors, demain, sois mon hôte. Nous parlerons.

       – Ton hôte ? Non. Je n’abandonne pas cette femme sainte et affligée qu’est Marie. Je suis venu exprès pour lui tenir compagnie…

       – Qu’a donc notre parente ? Nous savons qu’elle est en bonne santé et heureuse malgré sa pauvreté, dit Simon, fils d’Alphée.

       – Oui, et nous ne l’abandonnons pas » ajoute en soupirant Joseph, fils d’Alphée. « Ma mère est toujours auprès d’elle, et moi aussi, de même que ma femme. Même si… même si je ne peux lui pardonner sa faiblesse envers son Fils et aussi la douleur de mon père qui, à cause de Jésus, est mort avec seulement deux de ses fils près de son lit. Et puis ! Et puis !… Mais on ne crie pas les ennuis de famille sur les toits !

       – Tu as raison, reprend Judas, on en parle à voix basse et en secret, en les épanchant sur un cœur ami. Mais il en est ainsi de beaucoup de douleurs ! Moi aussi, j’ai les miennes, comme disciple… Mais n’en parlons pas !

       – Parlons-en, au contraire ! Qu’y a-t-il ? Des ennuis pour Jésus ? Nous n’approuvons pas sa conduite. Mais nous sommes quand même parents. Et disposés à faire cause commune avec lui contre ses ennemis. Parle ! Dit encore Joseph.

       – Des ennuis ? Oh non ! C’est une façon de parler… Et puis les souffrances d’un disciple sont si nombreuses ! Ce n’est pas seulement la douleur de voir la façon dont le Maître agit avec ses amis et ses ennemis, en se faisant tort à lui-même, mais aussi de voir qu’il n’est pas aimé. Je voudrais que vous l’aimiez tous…

       – Mais comment faire ? Tu le dis toi-même ! Il a une façon d’agir… Il n’était pas comme cela avant de quitter sa Mère » dit en s’excusant le chef de la synagogue. « N’est-ce pas, vous tous ? »

       Tous approuvent gravement en disant beaucoup de bien du Jésus silencieux, doux, réservé d’autrefois.

       « Qui aurait pu penser qu’il aurait pu jaillir de lui un homme tel qu’il est maintenant ? Sa maison et ses parents, c’était tout pour lui. Et maintenant ? » dit un nazaréen très âgé.

       Judas soupire :

       « Pauvre femme !

       – Mais, enfin, que sais-tu ? Parle ! S’écrie Joseph.

       – Mais rien que tu ne saches. Crois-tu qu’il soit doux pour elle d’être abandonnée ?

       – Si Joseph avait vécu longtemps comme votre père, cela ne serait pas arrivé, dit sentencieusement un autre nazaréen, très âgé lui aussi.

       – Ne pense pas cela, homme. Il en aurait été de même. Quand on est pris par certaines… idées ! » répond Judas.

       264.9 Un serviteur apporte des lampes et les pose sur la table, car c’est une nuit sans lune, bien que le ciel scintille d’étoiles. Et, avec la lumière, on apporte d’autres boissons que le chef de la syna­gogue veut aussitôt offrir à Judas.

       « Merci. Je ne reste pas plus longtemps. J’ai des devoirs à l’égard de Marie » dit Judas en se levant.

       Les deux fils d’Alphée se lèvent aussi :

       « Nous t’accompagnons, c’est le même chemin… »

       Après de grandes salutations, l’assemblée se sépare, le chef de la synagogue restant avec les six anciens.

       Les rues sont désormais désertes et silencieuses. Des ter­rasses des maisons parviennent les chuchotements à voix basse des adultes. Les enfants dorment déjà dans leurs petits lits, de sorte qu’on n’entend plus leurs trilles d’oiseaux joyeux. Avec les voix, les lueurs des lampes à huile arrivent des terrasses des maisons les plus riches.

       Les deux fils d’Alphée et Judas marchent pendant quelques mètres en silence, puis Joseph s’arrête et Judas par le bras pour lui dire :

       « Ecoute. J’ai compris que tu sais quelque chose, mais que tu n’as pas voulu parler en présence d’étrangers. Mais maintenant, avec moi, tu dois parler. Je suis l’aîné de la maison et j’ai le droit et le devoir de tout savoir.

       – Et moi, je suis venu ici dans l’intention de vous le communiquer et de protéger le Maître, Marie, vos frères et votre réputation. C’est quelque chose de bien pénible à dire et à entendre, et il me coûte de le faire, car cela paraît de la délation. Mais je vous prie de bien me comprendre. Il ne s’agit pas de ça. Ce n’est qu’amour et sagesse. Je sais beaucoup de choses que vous aussi n’ignorez pas, du reste. Je les tiens de mes amis du Temple. Et je sais qu’elles sont dangereuses pour Jésus et aussi pour le bon renom de la famille. J’ai essayé de le faire comprendre au Maître, mais je n’y suis pas parvenu. Au contraire : plus je le conseille et pire est sa conduite, s’attirant toujours plus de critiques et de haine. Cela parce qu’il est tellement saint qu’il ne peut comprendre ce qu’est le monde. Mais enfin, c’est bien triste de voir périr une chose sainte par l’imprudence de son fondateur.

       – Mais enfin, qu’y a-t-il ? Dis tout. Et nous pourvoirons. N’est-ce pas, Simon ? demande Joseph, fils d’Alphée.

       – Certainement. Mais il me paraît impossible que Jésus fasse des choses imprudentes et contre sa mission…

       – Mais si ce brave jeune homme, qui pourtant aime Jésus, le dit ! Tu vois comme tu es ? Tu es toujours comme ça : incertain, hésitant. Tu me laisses toujours seul au bon moment : moi, contre toute la parenté. Tu n’as même pas pitié de notre réputation et de notre pauvre frère qui se ruine !

       – Non ! Se ruiner, non ! Mais il se cause du tort, voilà.

       – Parle, parle ! Insiste Joseph, alors que Simon, perplexe, garde le silence.

       – Je vous parlerais bien… mais je voudrais être sûr que vous ne prononcerez pas mon nom devant Jésus… Jurez-le, reprend Judas.

       – Sur le saint Voile, nous le jurons. Parle.

       – Et ce que je m'apprête à vous révéler, ne le dites pas même à votre mère et encore moins à vos frères.

       – Tu peux être sûr de notre silence.

       – Et vous tairez-vous avec Marie ? Pour ne pas lui faire de peine. Comme moi je le fais, en silence, c’est un devoir de veiller aussi à la paix de cette pauvre Mère…

       – Nous nous tairons avec tout le monde. Nous te le jurons.

       264.10 – Alors, écoutez… Jésus ne se borne plus à fréquenter les païens, les publicains et les courtisanes, à offenser les pharisiens et les autres grands. Mais il fait maintenant des choses vraiment absurdes. Imaginez-vous qu’il est allé au pays des philistins et qu’il nous y a fait voyager en amenant avec nous un bouc tout noir. Et maintenant il a pris un philistin au nombre des disciples. Et auparavant, cet enfant qu’il a recueilli ? Vous ne savez pas quels commentaires il y a eu ? Et il y a quelques jours, justement, une grecque, une esclave échappée à son maître romain. Et puis des discours qui heurtent la sagesse. En somme, il semble fou et il se fait du tort. Au pays des philistins, il s’est même fourré dans une cérémonie de sorciers, en entrant directement en compétition avec eux. Il en a triomphé, mais… Déjà les scribes et les pharisiens le détestent. Mais si tout cela arrive à leurs oreilles, que va-t-il se passer ? Vous avez le devoir d’intervenir, d’empêcher…

       – Ceci est grave, très grave. Mais comment pouvions-nous le savoir ? Nous sommes ici… et même maintenant, comment pourrons-nous savoir ?

       – c’est pourtant à vous qu’il appartient d’intervenir et de l’empêcher. Sa Mère est mère, et elle est trop bonne. Vous ne devez pas l’abandonner comme cela. Ni pour lui, ni pour le monde. Et puis cet entêtement à chasser les démons… Il circule une rumeur selon laquelle il est aidé par Belzébuth. Rendez-vous compte si cela peut lui être utile ! Et puis ! Quel roi pourra-t-il donc devenir si les foules, dès maintenant, se gaussent de lui ou sont scandalisées ?

       – Mais… il fait réellement tout cela ? demande Simon, incrédule.

       – Vous n’avez qu’à le lui demander. Il vous dira que oui, car il va jusqu’à s’en vanter.

       – Tu devrais nous avertir…

       – Bien entendu, je le ferai ! Quand j’aurai vu quelque chose de nouveau, je vous en aviserai. Mais, je vous en prie : silence, maintenant et toujours avec tout le monde !

       – Nous l’avons juré. Quand pars-tu ?

       – Après le sabbat. Désormais, je n’ai plus de raisons de rester ici. J’ai fait mon devoir.

       – Et nous t’en remercions. Ah ! Je le disais bien, qu’il avait changé ! Toi, mon frère, tu ne voulais pas me croire… Tu vois que j’ai raison ? dit Joseph.

       – Moi… moi, j’hésite encore à le croire. Enfin, Jude et Jacques ne sont pas des imbéciles. Pourquoi ne nous ont-ils rien dit ? Pourquoi ne sont-ils pas vigilants si ces choses arrivent réellement ? répond Simon.

       – Homme, tu ne me feras pas l’affront de ne pas croire à mes paroles ? réplique Judas, vexé.

       – Non !… mais… Cela suffit. Pardonne-moi si je te dis : je croirai quand j’aurai vu.

       – C’est bien. Tu verras bientôt et tu devras me dire : “ Tu avais raison. ”

       264.11 Eh bien, nous voici chez vous. Je vous quitte. Que Dieu soit avec vous.

       – Que Dieu soit avec toi, Judas. Et… écoute. Toi aussi, n’en parle pas à d’autres. Il y va de notre honneur…

       – Je ne le dirai pas même à l’air. Adieu. »

       D’un pas leste, il rentre à la maison et monte sur la terrasse où Marie, les mains sur les genoux, contemple le ciel qui fourmille d’étoiles et, à la lueur de la petite lampe que Judas a allumée pour monter l’escalier, on voit deux stries de larmes qui brillent sur les joues de Marie.

       « Pourquoi pleures-tu, Mère ? demande Judas avec une attention anxieuse.

       – Parce qu’il me semble que le monde fourmille de pièges, plus que le ciel d’étoiles. Des pièges pour mon Jésus… »

       Judas la fixe des yeux, attentif et troublé.

       Mais elle ajoute doucement :

       « Mais je suis réconfortée par l’amour des disciples… Aimez-le bien fort, mon Jésus… aimez-le… Tu veux rester, Judas ? Moi, je descends dans ma chambre. Marie, femme de Clopas, s’est déjà couchée après avoir préparé le levain pour demain.

       – Oui, je reste. On est bien ici.

       – Que la paix soit avec toi, Judas.

       – Que la paix soit avec toi, Marie. »

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