208.1 « Il est à peu près sûr que nous les trouverons si nous revenons un moment sur la route d’Hébron. Je vous en prie, partez deux par deux à leur recherche sur les sentiers de la montagne. D’ici aux piscines de Salomon, puis de là à Bet-çur. Nous vous suivrons. C’est ici sa zone de pâturage » dit le Seigneur aux douze.
Je me rends compte alors qu’il parle des bergers.
Les apôtres s’apprêtent à partir, chacun avec son compagnon préféré. Seul le couple presque inséparable de Jean et André ne se forme pas car ils se dirigent tous deux vers Judas en disant : « Je viens avec toi », et Judas répond :
« Oui, viens, André. Cela vaut mieux ainsi, Jean. Toi et moi nous serions deux qui connaissons déjà les bergers. Il vaut donc mieux que tu accompagnes quelqu’un d’autre.
– Moi, alors, mon garçon » dit Pierre en quittant Jacques, fils de Zébédée.
Sans protester, ce dernier part avec Thomas, tandis que Simon le Zélote s’en va avec Jude, Jacques, fils d’Alphée, avec Matthieu et les deux inséparables Philippe et Barthélemy ensemble. L’enfant reste avec Jésus et les deux Marie.
Fraîche et belle, la route passe à travers les montagnes couvertes de verdure, qu’il s’agisse de forêts ou de prés. On rencontre des troupeaux qui, à la lumière blonde de l’aurore, se dirigent vers les pâturages.
A chaque tintement de clarine, Jésus cesse de parler, regarde, puis il demande aux bergers si Elie, le berger bethléemite, se trouve dans les parages. Je saisis que désormais Elie est surnommé “ le bethléemite ”. Même si d’autres bergers sont originaires de Bethléem, ce surnom lui appartient de droit ; mais il peut aussi traduire le mépris. Mais personne n’est au courant. Ils répondent en arrêtant leur troupeau et en cessant de jouer de leurs flûtes rustiques.
Les jeunes possèdent presque tous l’une de ces flûtes primitives en roseau, devant lesquelles Marziam s’extasie, jusqu’à ce qu’un bon vieux berger lui donne celle de son petit-fils en disant :
« Il s’en fabriquera une autre. »
Et Marziam s’en va, tout heureux, avec son instrument en bandoulière car, pour le moment, il ne sait pas s’en servir.
208.2 « J’aimerais tant les rencontrer ! S’exclame Marie.
– Nous les trouverons certainement. A cette saison, ils sont toujours du côté d’Hébron. »
L’enfant s’intéresse à ces bergers qui ont vu Jésus enfant et il pose mille questions à Marie qui répond avec patience et bonté.
« Mais pourquoi ont-ils été punis ? Ils n’avaient fait que du bien…, demande l’enfant après le récit de leurs malheurs.
– Il est fréquent que l’homme commette des erreurs en accusant des innocents du mal qu’en réalité un autre a fait. Mais, comme eux sont restés bons et ont su pardonner, Jésus les aime beaucoup. Il faut toujours savoir pardonner.
– Mais tous ces enfants qui ont été tués, comment ont-ils fait pour pardonner à Hérode ?
– Ce sont de petits martyrs, Marziam, et les martyrs sont saints. Eux, non seulement pardonnent à leur bourreau, mais ils l’aiment, car il leur a ouvert le Ciel.
– Mais sont-ils au Ciel ?
– Non, pas pour le moment. Ils sont dans les limbes où ils font la joie des patriarches et des justes.
– Pourquoi ?
– Parce qu’ils ont dit, en arrivant avec leur âme rougie de sang : “ Nous voici. Nous sommes les hérauts du Christ Sauveur. Réjouissez-vous, vous qui attendez, car il est déjà sur la terre. ” Et tous les aiment parce qu’ils apportent cette bonne nouvelle.
– La bonne nouvelle, m’a dit mon père, c’est aussi la Parole de Jésus. Alors, lorsque mon père ira dans les limbes après l’avoir proclamée sur terre, et que moi aussi j’irai, ils nous aimeront nous aussi ?
– Toi, tu n’iras pas dans les limbes, mon petit.
– Pourquoi ?
– Parce que Jésus sera déjà remonté aux Cieux et les aura ouverts, et tous les bons, à leur mort, iront immédiatement au Ciel.
– Je serai bon, je le promets. Et Simon-Pierre ? Lui aussi, hein ? Parce que je ne veux pas devenir orphelin une seconde fois !
– Lui aussi, sois-en sûr. Mais, au Ciel, il n’y a pas d’orphelins. Nous avons Dieu, et Dieu est tout. Nous ne le sommes même pas ici-bas, car le Père est toujours avec nous.
– Mais, dans cette belle prière que ma mère et toi m’avez enseignée, elle, la nuit et toi, pendant la journée, Jésus dit : “ Notre Père qui es aux Cieux. ” Nous ne sommes pas encore au Ciel, comment donc sommes-nous avec lui ?
– Parce que Dieu est partout, mon enfant. Il veille sur le bébé qui naît comme sur le vieillard qui meurt. L’enfant qui naît en ce moment, à l’endroit le plus reculé de la terre, a sur lui le regard et l’amour de Dieu, et ce jusqu’à sa mort.
– Même s’il est méchant comme Doras ?
– Oui.
– Mais Dieu, qui est bon, peut-il aimer ce Doras qui est si méchant et fait pleurer mon vieux père ?
– Il le regarde avec indignation et douleur, mais s’il se repentait, il lui dirait ce que dit le père de la parabole à son fils repentant.
208.3 Tu devrais prier pour qu’il se repente et…
– Oh non, Mère ! Je prierai pour qu’il meure ! » dit l’enfant avec fougue.
Bien que sa sortie soit peu… angélique, son impétuosité est telle et si sincère que les autres sont obligés de rire.
Mais ensuite Marie reprend son doux sérieux de maîtresse :
« Non, mon chéri, tu ne dois pas faire cela envers un pécheur. Dieu ne t’écouterait pas et il te regarderait même avec sévérité. Nous devons souhaiter du bien à notre prochain, même s’il est très méchant, le plus grand bien possible. La vie est un bien, car elle donne à l’homme la possibilité d’acquérir des mérites aux yeux de Dieu.
– Mais, si quelqu’un est méchant, il n’acquiert que des péchés !
– On prie pour qu’il devienne bon. »
L’enfant réfléchit… mais cette instruction sublime ne lui convient guère et il conclut :
« Doras ne deviendra jamais bon, même si je prie. Il est trop méchant. Même si tous les enfants martyrs de Bethléem priaient avec moi, il le resterait. Tu ne sais pas que… tu ne sais pas que… qu’un jour il a frappé mon vieux père avec une verge de fer sous prétexte qu’il l’a trouvé assis à l’heure du travail ? Il ne pouvait se lever car il se sentait mal, et lui… il l’a frappé en le laissant pour mort, puis il lui a donné un coup de pied dans la figure… Moi, je le voyais, car j’étais caché derrière une haie… J’étais allé jusque là car personne ne m’avait apporté de pain depuis deux jours, et je mourais de faim… J’ai dû m’échapper pour qu’on ne m’entende pas, car je pleurais de voir mon père dans cet état, avec du sang sur la barbe, allongé par terre, comme mort… En pleurant, je suis allé mendier un pain… mais ce pain me reste toujours sur le cœur… : il a le goût du sang et des larmes de mon père, des miennes et de celles de tous les hommes torturés et qui ne peuvent aimer leur bourreau. Moi, je voudrais frapper Doras pour qu’il sache ce que sont les coups, je voudrais le laisser sans pain pour qu’il apprenne ce qu’est la faim, je voudrais le faire travailler sous le soleil, dans la boue, sous la menace du surveillant et sans manger, pour qu’il sache ce qu’il inflige aux pauvres… Je ne peux pas l’aimer car… il tue mon vieux père, et moi, si je ne vous avais pas trouvés, à qui serais-je maintenant ? »
L’enfant se tord de douleur, il crie et pleure, tremblant, bouleversé, frappant l’air de ses petits poings fermés à défaut de pouvoir frapper le bourreau. Stupéfaites, très émues, les femmes essaient de le calmer. Mais il fait vraiment une crise de nerfs et n’entend rien. Il hurle :
« Je ne peux pas, je ne peux pas l’aimer et lui pardonner. Je le hais, pour tous, je le hais, je le hais, je le hais !… »
Il fait de la peine, il fait peur.
208.4 C’est la réaction d’une personne qui a trop souffert.
Et Jésus le dit bien :
« Voilà le plus grand crime de Doras : pousser un innocent à la haine… »
Mais aussitôt, il prend l’enfant dans ses bras :
« Ecoute, Marziam : veux-tu rejoindre un jour ta maman, ton père, tes frères, ton vieux père ?
– Oui…
– Dans ce cas, tu ne dois haïr personne. Celui qui hait n’entre pas au Ciel. Tu ne peux pas, maintenant, prier pour Doras ? Eh bien, ne prie pas, mais ne hais pas. Sais-tu ce que tu dois faire ? Tu ne dois jamais te retourner en arrière pour penser au passé…
– Mais mon père qui souffre, ce n’est pas du passé…
– C’est vrai, Marziam, mais essaie de faire cette simple prière : “ Notre Père, qui es aux Cieux, pense toi-même à ce que je désire… ” Tu verras que le Père t’écoute de la meilleure des manières. Même si tu tuais Doras, qu’obtiendrais-tu ? Tu perdrais l’amour de Dieu, le Ciel, l’union avec tes parents, et tu ne ferais pas disparaître les souffrances du vieillard que tu aimes. Tu es trop petit pour pouvoir le faire. Mais Dieu, lui, le peut. Parles-en lui. Dis-lui : “ Tu sais à quel point j’aime mon vieux père et tous les malheureux. Occupe-toi d’eux, toi qui peux tout. ” Comment ? Ne veux-tu pas annoncer la Bonne Nouvelle ? Mais elle parle d’amour et de pardon ! Comment peux-tu dire à un autre : “ Ne hais pas. Pardonne ” si, toi-même, tu ne sais pas aimer et pardonner ? Laisse faire le bon Dieu, laisse-le faire et tu verras comment il règle bien toutes choses. Le feras-tu ?
– Oui, parce que je t’aime. »
Jésus embrasse l’enfant et le met par terre. L’affaire est réglée et on arrive au bout de la route.
208.5 Les trois grands bassins creusés dans la roche de la montagne – une œuvre vraiment grandiose – resplendissent de toute leur surface très limpide, tout comme la chute d’eau qui, du premier bassin, tombe dans le second, plus grand, et de celui-ci dans un troisième bassin qui est un véritable petit lac d’où elle s'échappe par des conduites vers des villes éloignées. En raison de l’humidité du sol dans cette région, la montagne, de la source aux piscines et de celles-ci à la plaine, est d’une fertilité merveilleuse. Les fleurs les plus variées d’entre les fleurs sauvages, ainsi que des plantes parfumées et rares donnent un aspect riant aux pentes vertes. On dirait que l’homme a semé ici des fleurs de jardin et des plantes parfumées qui répandent dans l’air, sous le soleil qui les chauffe, leurs arômes de cannelle, de camphre, d’œillet, de lavande et autres odeurs pénétrantes, fortes, suaves, qui se mêlent pour former la plus merveilleuse des meilleures odeurs de la terre. Je dirais que c’est une symphonie de parfums parce que c’est réellement le poème des plantes et des fleurs sous toutes leurs teintes variées et leurs agréables exhalaisons.
Tous les apôtres sont assis à l’ombre d’un arbre couvert de grandes fleurs blanches, dont j’ignore le nom, aux énormes clochettes pendantes d’émail blanc, qui ondulent au moindre souffle de vent et répandent des flots de parfum à chaque ondulation. Je ne connais pas le nom de cet arbre. La fleur me rappelle un arbuste qui existe en Calabre et qu’on appelle là-bas « bottaro », mais ici, il s’agit d’un arbre élevé, au tronc puissant, et non d’un arbuste.
Jésus appelle ses apôtres, et ils accourent.
« Nous avons trouvé presque immédiatement Joseph qui revenait d’un marché. Ce soir, ils seront tous à Bet-çur. Nous nous sommes réunis en nous hélant et nous nous sommes installés ici, au frais, explique Pierre.
– Quel bel endroit ! On dirait un jardin ! Nous discutions entre nous pour savoir s’il était naturel ou non. Les uns pensent que oui, les autres sont d’un avis différent, dit Thomas.
– La terre de Judée a de ces merveilles…, dit Judas, qui tire inévitablement orgueil de tout, même des fleurs et des plantes.
– Oui, mais… je crois que, si par exemple le jardin de Jeanne à Tibériade était abandonné et devenait sauvage, la Galilée aussi posséderait au milieu des ruines la merveille de ses roses splendides, réplique Jacques, fils de Zébédée.
– Et tu ne te trompes pas. C’était dans cette région que se trouvaient les jardins de Salomon, aussi célèbres que ses palais dans le monde de cette époque. C’est peut-être ici qu’il a rêvé le Cantique des Cantiques appliquant à la Cité sainte toutes les beautés qu’il avait fait pousser ici, dit Jésus.
– C’est donc moi qui avais raison ! Dit Jude.
– Tu avais raison, dit l’autre Jacques, son frère. Sais-tu, Maître ? Il citait l’Ecclésiaste en unissant l’idée des jardins à celle des bassins et terminait en disant : “ Pourtant il s’aperçut que tout est vanité et que rien ne dure sous le soleil sauf la Parole de mon Jésus. ”
– Je te remercie, mais remercions aussi Salomon. Que les fleurs primitives proviennent de lui ou non, il est certain que les bassins qui alimentent plantes et hommes viennent de lui. Qu’il en soit béni. Allons donc jusqu’à ce grand rosier hirsute qui a formé, d’un arbre à l’autre, une galerie fleurie. Nous allons nous arrêter là. Nous sommes presque à mi-chemin. »
208.6 … Ils reprennent la route vers la neuvième heure, lorsque s’allongent les ombres des arbres de cette région bien cultivée. On croit traverser un immense jardin botanique, car chaque espèce de plante y est représentée pour son tronc, son fruit ou sa beauté. Les cultivateurs circulent un peu partout, mais ne font guère attention à la troupe des apôtres qui passe. Elle n’est pas la seule, d’ailleurs. D’autres groupes de juifs sont sur la route, de retour des fêtes pascales.
Cette route est en assez bon état, bien qu’elle soit taillée dans les montagnes, et des panoramas toujours variés rompent la monotonie de la marche. Ruisseaux et torrents dessinent des virgules d’argent liquide et écrivent des paroles qu’ils chantent ensuite, dans leurs mille méandres qui se recoupent, se répandent sous les bois ou se cachent sous des cavernes d’où ils ressortent embellis. Ils semblent jouer avec les arbres et les roches comme de joyeux gamins.
Même Marziam, maintenant complètement rasséréné, s’essaie à jouer de son instrument pour imiter les oiseaux. Mais, vraiment, ce ne sont pas des chants, mais de lamentables sons discordants qui me semblent être fort désagréables aux plus difficiles de la troupe, c’est-à-dire à Barthélemy à cause de son âge et à Judas pour d’autres raisons. Mais personne ne donne clairement son avis et l’enfant continue en sautillant de-ci de-là. Deux fois seulement, il montre un hameau niché dans la forêt et demande :
« C’est le mien ? » en devenant tout pâle.
Mais Simon, qui le garde tout près de lui, répond :
« Le tien est très loin d’ici. Viens, viens cueillir ces belles fleurs pour les apporter à Marie » ; il le distrait ainsi.
208.7 Le crépuscule arrive quand apparaît Bet-çur sur sa colline ; aussitôt après, voici venir, sur le chemin secondaire qu’ils ont pris pour s’y rendre, les troupeaux des bergers et avec eux les bergers qui accourent.
Mais quand Elie voit que Marie est là, elle aussi, il lève les bras de surprise, et reste sans bouger, n’osant en croire ses yeux.
« paix à toi, Elie. C’est bien moi. Cela t’avait été promis et, à Jérusalem, il n’a pas été possible de nous voir… Mais n’y pensons plus. Maintenant, nous nous voyons, dit doucement Marie.
– Oh ! Mère, Mère !… »
Elie ne sait que dire. Finalement il trouve :
« Voilà, c’est maintenant que je fais ma Pâque. C’est la même chose, même mieux encore.
– Mais oui, Elie. Nous avons fait une bonne vente : nous pouvons tuer un agneau. Soyez les hôtes de notre pauvre table…, disent Lévi et Joseph.
– Ce soir, nous sommes fatigués. Ce sera pour demain. Ecoutez : connaissez-vous une certaine Elise, épouse d’Abraham, fils de Samuel ?
– Oui, elle est chez elle, à Bet-çur, mais Abraham est mort et, l’an passé, ses fils également : un malaise subit pour le premier et on n’a jamais compris de quoi il était mort. Le second a décliné lentement et rien n’arrêtait sa maladie. Nous lui donnions du lait de jeune chèvre, car les médecins disaient que c’était bon pour le malade. Il en buvait des quantités qui venaient de tous les bergers car sa pauvre mère en envoyait chercher auprès de quiconque possédait une chèvre de premier lait dans son troupeau. Mais cela n’a servi à rien. Quand nous sommes revenus dans la plaine, il ne se nourrissait plus. Et à notre retour, au mois d’Adar, il était mort depuis deux lunes.
– Ma pauvre amie ! Elle m’aimait bien, au Temple… nous avions des ancêtres communs… Elle était bonne… Elle a quitté le Temple pour épouser Abraham auquel elle était promise depuis son enfance, deux ans avant moi, et je me souviens de sa venue au Temple pour l’offrande de son premier-né au Seigneur. Elle me fit appeler, pas uniquement moi, mais elle voulut me voir seule plus longuement… Et maintenant, elle est seule… Ah, il faut que je me hâte d’aller la consoler ! Quant à vous, restez. J’y vais avec Elie et je serai seule à entrer chez elle. La douleur veut qu’on la respecte…
– Pas même moi, Mère ?
– Toi, toujours. Mais les autres… Pas même toi, mon petit. Ce serait pour elle une souffrance. Viens, viens, Jésus !
– Attendez-nous sur la place du village. Cherchez un abri pour la nuit. Adieu » leur ordonne Jésus à tous.
208.8 Avec Elie, Jésus et sa Mère se dirigent donc vers une grande maison toute fermée et silencieuse à laquelle le berger frappe avec son bâton. Une servante passe la tête par la fenêtre en demandant qui est là. Marie s’avance en disant :
« Marie, fille de Joachim et son Fils, de Nazareth. Dis-le à ta maîtresse.
– C’est inutile. Elle ne veut voir personne. Elle se laisse mourir en pleurant.
– Essaie.
– Non, je sais comment elle me chasse si je cherche à la distraire. Elle ne veut voir personne ni parler à personne. Elle ne parle qu’au souvenir de ses fils.
– Va, femme, je te l’ordonne. Dis-lui : “ C’est la petite Marie de Nazareth, celle qui était ta fille au Temple… ” Tu verras qu’elle voudra me recevoir. »
La femme s’en va en hochant la tête.
Marie explique à son Fils et au berger :
« Elise était beaucoup plus âgée que moi. Elle attendait au Temple le retour de son époux, parti en Egypte pour une affaire d’héritage, et elle y est restée jusqu’à un âge inhabituel. Elle a environ dix années de plus. Les maîtresses avaient l’habitude de donner aux plus jeunes des élèves plus grandes pour les conduire… et elle fut ma compagne-maîtresse. Elle était bonne et… Voici la femme. »
En effet, la servante accourt, stupéfaite, et elle ouvre toute grande la porte principale :
« Entre, entre ! » dit-elle.
Puis, à voix basse :
« Bénie sois-tu, toi qui la fais sortir de cette pièce. »
Elie se retire et Marie entre avec son Fils.
« Mais cet homme, vraiment… par pitié ! Il a l’âge de Lévi…
– Laisse-le entrer. C’est mon Fils, et il la consolera mieux que moi. »
La femme hausse les épaules et les précède à travers le long vestibule d’une maison, belle, mais bien triste. Tout est propre, mais tout semble mort…
208.9 Une femme, grande, mais toute courbée, avec des vêtements de deuils, s’avance dans le couloir, dans la pénombre.
« Elise ! Chère Elise ! C’est moi, Marie ! Dit Marie en courant à sa rencontre et en l’embrassant.
– Marie ? Toi ! Je te croyais morte, toi aussi. On m’avait raconté… quand ? Je ne sais plus… J’ai la tête vide… On m’avait rapporté que tu étais morte, comme beaucoup de mères, après la venue des mages. Mais qui m’a dit que tu étais la Mère du Sauveur ?
– Les bergers, peut-être…
– Ah, les bergers ! »
Elle éclate en sanglots.
« Ne prononce pas ce mot. Il me rappelle mon ultime espoir de sauver la vie de Lévi… Et pourtant… oui… un berger m’a parlé du Sauveur, et j’ai tué mon fils en l’amenant à l’endroit où, disait-on, se trouvait le Messie, près du Jourdain. Mais il n’y avait personne… et mon fils est revenu pour mourir… La fatigue, le froid… je l’ai tué… mais je n’ai pas voulu être meurtrière. Je me disais que, lui, le Messie, guérissait les malades… et je l’ai fait pour cette raison… Maintenant, mon fils m’accuse de l’avoir tué…
– Non, Elise. C’est de l’imagination. Ecoute : je crois que ton fils, au contraire, m’a prise par la main en me disant : “ Va trouver ma chère maman. Conduis-lui le Sauveur. Je suis mieux ici que sur la terre. Mais elle n’écoute que son propre chagrin et ne peut entendre ce que je lui murmure tout bas parmi mes baisers, pauvre maman qui est comme possédée par un démon qui la pousse au désespoir parce qu’il veut nous séparer. Alors que, si elle se résigne et croit que Dieu fait tout pour le bien, nous serons unis pour toujours, avec mon père et mon frère. Jésus peut le faire. ” Je suis donc venue… avec lui… Ne veux-tu pas le voir ?… »
Marie a parlé en gardant dans ses bras la malheureuse et en lui donnant des baisers sur ses cheveux gris, avec une douceur qu’elle seule peut avoir.
« Oh, si c’était vrai ! Mais alors pourquoi Daniel n’est-il pas venu te trouver pour te dire de venir plus tôt ? Et qui donc m’a dit autrefois que tu étais morte ? Je ne m’en souviens pas… je ne m’en souviens pas… C’est même pour cette raison que j’ai attendu – peut-être trop – pour venir trouver le Messie. Mais on m’avait dit qu’il était mort, comme toi, comme tous à Bethléem…
– Ne cherche pas qui te l’a dit. 208.10 Viens, regarde, voici mon Fils. Viens à lui. Fais plaisir à tes enfants et à ta Marie. Sais-tu que nous souffrons de te voir ainsi ? »
Et elle la mène à Jésus, qui s’était placé dans un coin obscur et qui maintenant seulement s’avance sous une lampe que la femme de service a posée sur un coffre élevé.
La pauvre mère lève la tête… et je vois alors qu’il s’agit de cette Elise qui se tenait aussi au Calvaire avec les saintes femmes. Jésus lui tend les mains en un geste d’invitation qui n’est qu’amour. La malheureuse lutte un peu, puis lui donne les siennes et tout à coup s’abandonne sur la poitrine de Jésus en gémissant :
« Dis-moi, dis-moi que je ne suis pas coupable de la mort de Lévi ! Dis-moi qu’ils ne sont pas perdus pour toujours ! Dis-moi que bientôt je les rejoindrai !
– Oui, oui. Ecoute : ils sont dans la joie maintenant que tu es dans mes bras. Je ne tarderai pas à les rejoindre, et que dois-je leur dire, alors ? Que tu ne t’en remets pas au Seigneur ? Est-ce cela que je dois dire ? Les femmes d’Israël, les femmes de David sont si courageuses, si sages, dois-tu leur apporter un démenti ? Non. Tu souffres, mais parce que tu as souffert seule. Ta douleur et toi. Toi et ta douleur. Alors tu ne peux en porter le poids. N’as-tu plus gardé à l’esprit les paroles d’espoir au sujet de ceux que la mort nous a pris ? “ Je vous sortirai de vos tombeaux et je vous ramènerai dans la terre d’Israël. Alors vous saurez que je suis le Seigneur, lorsque j’ouvrirai vos tombes et que je vous aurai fait remonter de vos tombeaux. Je mettrai mon esprit en vous et vous vivrez. ” La terre d’Israël, pour les justes endormis dans le Seigneur, c’est le Royaume de Dieu. Je l’ouvrirai et le donnerai à ceux qui attendent.
– Même à mon Daniel ? Même à mon Lévi ? Il avait une si grande répulsion pour la mort… Il ne pouvait s’imaginer être éloigné de sa maman. C’est pour cela que je voulais mourir et aller auprès de lui au tombeau…
– Mais ce n’est pas là que se trouve la partie vivante d’eux-mêmes. Il n’y a là que de la matière morte qui ne peut t’entendre. Eux, ils sont dans le lieu de l’attente…
– Mais est-ce vraiment cela ? Ah ! Ne te scandalise pas de moi. Ma mémoire s’est envolée avec mon chagrin ! J’ai la tête remplie du bruit des larmes et du râle de mes fils. Quel râle ! Quel râle ! Cela m’a dissous le cerveau. Je n’ai plus que ce râle en moi…
– Et moi, je t’y mettrai les paroles de la vie. Je sèmerai la Vie, car je suis Vie, là où est la rupture de la mort. Rappelle-toi le grand Judas Maccabée qui voulut faire un sacrifice pour les morts, parce qu’il pensait à juste titre qu’ils sont destinés à ressusciter et qu’il faut hâter pour eux l’heure de la paix par des sacrifices opportuns. Si Judas Maccabée n’avait pas été certain de la résurrection, aurait-il prié et fait prier pour les morts ? Lui, au contraire, comme il est écrit, a pensé qu’une grande récompense était réservée à ceux qui meurent pieusement, comme tes fils l’ont sûrement fait… Tu vois que tu dis oui ? Ne désespère donc plus. Mais prie saintement pour tes morts, afin que leurs péchés soient effacés avant que je ne vienne à eux. Alors, sans attendre un instant, ils viendront avec moi au Ciel. Car je suis le Chemin, la Vérité et la Vie : je conduis, je dis la vérité et je donne la vie à celui qui croit à ma vérité et me suit. Dis-moi : tes fils croyaient-ils à la venue du Messie ?
– Bien sûr, Seigneur. Ils avaient appris de moi cette croyance.
– Et Lévi croyait-il possible sa guérison par l’effet de ma volonté ?
– Oui, Seigneur. Nous espérions en toi mais… cela ne lui a servi à rien… et il est mort découragé après avoir tant espéré… »
Les pleurs de la femme reprennent ; s’ils se sont calmés, ils paraissent plus désolés dans ce calme que dans leur furie précédente.
« Ne dis pas que cela n’a servi à rien. Celui qui croit en moi, même s’il est mort, vivra éternellement…
208.11 La nuit descend, femme. Je vais rejoindre mes apôtres. Je te laisse, Mère…
– Ah ! Reste, toi aussi !… J’ai peur, si tu t’éloignes, d’être reprise par ce tourment… la tempête commence à peine à s’apaiser en t’écoutant…
– Ne crains rien ! Tu as Marie avec toi. Demain, je reviendrai. J’ai quelque chose à dire aux bergers. Puis-je leur demander de venir près de ta maison ?
– Oh oui ! Ils y venaient aussi l’an passé pour mon fils… Derrière la maison, il y a un jardin, puis une cour rustique. Ils peuvent y venir comme ils le faisaient alors pour rassembler leurs troupeaux…
– C’est bien. Je viendrai. Sois bonne. Rappelle-toi que, au Temple, Marie t’avait été confiée. A mon tour, je te la confie cette nuit.
– Oui, sois tranquille. J’en prendrai soin, je la… Je devrai penser à son souper, à son repos… Il y a bien longtemps que je ne pense plus à tout cela ! Marie, veux-tu dormir dans ma chambre comme le faisait Lévi durant sa maladie ? Moi, dans le lit de mon fils, toi dans le mien. J’aurai l’impression d’entendre sa respiration légère… Il me tenait toujours par la main…
– Oui, Elise. Et auparavant nous parlerons de mille choses…
– Non, tu es fatiguée. Tu dois dormir.
– Toi aussi…
– Oh, moi… Je ne dors plus depuis des mois… Je pleure… je pleure… Je ne sais rien faire d’autre…
– Ce soir, au contraire, nous prierons, puis nous irons au lit et tu dormiras… Nous dormirons main dans la main, nous aussi. Tu peux partir, mon Fils, et prie pour nous…
– Je vous bénis. Que la paix soit avec vous et à cette maison ! »
Et Jésus s’en va avec la servante qui reste interdite et ne fait que répéter :
« Quel miracle, Seigneur ! Quel miracle ! Après tant de mois, elle a parlé, elle a pensé… quelle affaire ! On disait qu’elle mourait folle… Et j’en étais peinée, car elle est bonne.
– Oui, elle est bonne, c’est pourquoi Dieu lui viendra en aide. Adieu, femme. Paix à toi aussi. »
Jésus sort dans la rue à moitié sombre, et tout prend fin.