Ou encore, si une femme a dix pièces d’argent et qu’elle en perd une, ne va-t-elle pas allumer une lampe, balayer la maison, et chercher avec soin jusqu’à ce qu’elle la retrouve ? Quand elle l’a retrouvée, elle rassemble ses amies et ses voisines pour leur dire : “Réjouissez-vous avec moi, car j’ai retrouvé la pièce d’argent que j’avais perdue !” Ainsi je vous le dis : Il y a de la joie devant les anges de Dieu pour un seul pécheur qui se convertit. »
241.1 La barque longe la côte de Capharnaüm à Magdala.
Marie de Magdala prend pour la première fois sa pose habituelle de convertie : assise au fond de la barque aux pieds de Jésus qui, de son côté, est assis austèrement sur une des banquettes de la barque. Le visage de Marie-Madeleine est très différent de celui d’hier. Ce n’est pas encore l’expression radieuse qu’elle a lorsqu’elle court à la rencontre de Jésus chaque fois qu’il arrive à Béthanie, mais c’est déjà un visage débarrassé des craintes et des tourments, et son regard, d’abord aussi humble qu’il avait été effronté, est maintenant serein et assuré ; dans ce sérieux plein de dignité brille de temps à autre une étincelle de joie quand elle entend Jésus s’entretenir avec les apôtres ou avec sa Mère et Marthe.
Ils parlent de la bonté de Porphyrée, si simple et si aimante, ils parlent de l’accueil affectueux de Salomé et des femmes de la famille de Barthélemy et de Philippe ; ce dernier dit :
« S’il n’y avait pas cette raison qu’elles sont encore bien jeunes et que leur mère ne veut pas les savoir sur les routes, elles aussi te suivraient, Maître.
– Leur âme me suit, et c’est également un saint amour…
241.2 Philippe, écoute-moi : ta fille aînée est sur le point de se fiancer, n’est-ce pas ?
– Oui, Maître. Un fiancé digne et un bon époux. N’est-ce pas, Barthélémy ?
– C’est vrai. Je m’en porte garant, car je connais la famille. Je n’ai pu accepter d’être celui qui propose l’affaire, mais je l’aurais bien fait si je n’avais pas été retenu auprès du Maître, avec la pleine assurance de voir se fonder une famille sainte.
– Mais la jeune fille m’a prié de te dire de n’en rien faire.
– Le fiancé ne lui plaît pas ? Elle se trompe. Mais la jeunesse est folle ! J’espère qu’elle se laissera convaincre. Il n’y a aucune raison de repousser un excellent époux. A moins que…. Non, ce n’est pas possible ! Dit Philippe.
– A moins que ? Achève, Philippe, dit Jésus pour l’encourager.
– A moins qu’elle en aime un autre. Mais c’est impossible ! Elle ne sort jamais de la maison, où elle mène une vie très retirée. C’est impossible !
– Philippe, il y a des amants qui pénètrent même dans les maisons les mieux fermées : qui savent parler, malgré toutes les barrières et surveillances, à celles qu’ils aiment ; il y en a qui renversent tous les obstacles, qu’ils soient de veuvage, de jeunesse bien gardée ou… d’autre sorte encore, et qui prennent celles qu’ils veulent. Et il y a aussi des amants qu’on ne peut refuser parce qu’il est impossible de résister à leur toute puissante volonté, et parce qu’ils sont assez séduisants pour vaincre toute résistance, fût-elle celle du démon. Ta fille aime l’un d’eux, et c’est le plus puissant.
– Mais qui ? Quelqu’un de la cour d’Hérode ?
– Ce n’est pas une puissance !
– Quelqu’un… de la maison du Proconsul, un patricien romain ? Je ne le permettrai à aucun prix. Le sang pur d’Israël n’entrera pas en contact avec un sang impur. Je tuerais plutôt ma fille ! 241.3Ne souris pas, Maître ! Je souffre !
– C’est parce que te voilà comme un cheval emballé ! Tu vois des ombres là où il n’y a que lumière. Mais sois tranquille : le Proconsul n’est qu’un serviteur, de même que ses amis patriciens, et César lui-même.
– Tu veux rire, Maître ! Tu as voulu me faire peur. Personne n’est plus grand que César, il n’y a pas de plus grand maître que lui.
– Il y a moi, Philippe.
– Toi ? tu veux épouser ma fille ???
– Non, son âme. Je suis l’amant qui pénètre dans les maisons les mieux fermées et dans les cœurs les mieux verrouillés par une multitude de clés. Je suis celui qui sait parler malgré toutes les barrières et surveillances. Je suis celui qui abat tous les obstacles, et je prends ce que je veux prendre : les purs et les pécheurs, les vierges et les veuves, ceux que le vice n’enchaîne pas et ceux qui en sont esclaves. Et je leur donne à tous une âme unique et nouvelle, régénérée, béatifiée, éternellement jeune. Ce sont mes fiançailles. Et personne ne peut refuser de me donner mes douces proies, ni le père, ni la mère, ni les enfants et pas même Satan. Que je parle à l’âme d’une fillette comme ta fille ou à celle d’un pécheur plongé dans le péché et ligoté par Satan par sept chaînes, l’âme vient à moi. Et rien ni personne ne me l’arrache plus. Et aucune richesse, puissance, joie du monde ne procure la joie parfaite qui est le lot de ceux qui s’unissent à ma pauvreté, à ma mortification. Dépourvus de tout pauvre bien, revêtus de tous les biens célestes, ils sont joyeux de la paix d’appartenir à Dieu, et à Dieu seul… Ce sont eux, les maîtres de la terre et du Ciel : de la première parce qu’ils la dominent, du second parce qu’ils le conquièrent.
– Mais cela n’a jamais existé dans notre Loi ! S’exclame Barthélemy.
– Dépouille-toi du vieil homme, Nathanaël ! Quand je t’ai vu pour la première fois, je t’ai salué en te qualifiant de parfait israélite, sans fraude. Mais tu appartiens maintenant au Christ, pas à Israël. Sois donc au Christ sans fraude ni réticence. Revêts-toi de cette nouvelle mentalité, sans quoi tu ne pourras jamais comprendre toutes ces beautés de la Rédemption que je suis venu apporter à l’humanité tout entière. »
Philippe intervient :
«Tu dis que ma fille a été appelée par toi ? Et qu’est-ce qu’elle va faire, maintenant ? Je n’y fais pas obstacle, loin de là. Mais je veux savoir, ne serait-ce que pour l’aider, en quoi consiste son appel…
– A apporter les lys consacrés par un amour virginal dans le jardin du Christ. Il y en aura tellement au cours des siècles à venir ! Tellement ! Des parterres parfumés par l’encens pour contrebalancer les sentines des vices. Des âmes de prière pour contrebalancer les blasphémateurs et les athées. Elles viendront en aide à tous ceux qu’accablent les malheurs humains et elles feront la joie de Dieu.»
241.4 Marie de Magdala ouvre la bouche pour poser une question et elle le fait en rougissant encore, mais avec plus d’aisance que les autres jours :
« Et nous, les ruines que tu relèves, que devenons-nous ?
– Ce que sont vos sœurs vierges…
– Oh ! Ce n’est pas possible ! Nous avons foulé trop de boue et… et… et ce n’est pas possible.
– Marie, Marie ! Jésus ne pardonne jamais à moitié. Je t’ai dit que je t’ai pardonné. Et c’est bien le cas. Toi, et tous ceux qui ont péché comme toi, à qui mon amour pardonne et qu’il épouse, vous parfumerez, vous prierez, vous aimerez, vous réconforterez. Rendues conscientes du mal et capables de le soigner là où il est, âmes qui, aux yeux de Dieu, sont des martyres. Elles lui sont donc aussi chères que les vierges.
– Martyres ? En quoi, Maître ?
– Contre vous-mêmes et les souvenirs du passé, et par soif d’amour et d’expiation.
– Dois-je le croire ?… »
Marie-Madeleine regarde tous ceux qui sont dans la barque, cherchant une confirmation pour l’espérance qui s’allume en elle.
« Demande-le à Simon. Je parlais de toi et de vous autres, pécheurs, en général, un soir éclairé par les étoiles, dans ton jardin. Et tous tes frères peuvent te dire si ma parole n’a pas chanté pour tous les rachetés les prodiges de la miséricorde et de la conversion.
– L’enfant m’en a parlé lui aussi, de sa voix angélique. Je suis revenue de sa leçon l’âme rafraîchie. Il m’a permis de te connaître mieux encore que ma sœur, si bien qu’aujourd’hui je me sens plus courageuse pour affronter Magdala. Maintenant que tu m’as dit cela, je sens grandir ma force. J’ai scandalisé le monde mais, je te le jure, mon Seigneur, désormais le monde, en me regardant, arrivera à comprendre ce qu’est ton pouvoir. »
Jésus lui pose un instant la main sur la tête, alors que la Vierge Marie lui sourit comme elle sait le faire : un sourire de paradis.
241.5 Voici Magdala qui s’étend au bord du lac, avec le soleil qui se lève en face, la montagne d’Arbèle qui la protège des vents par derrière, et l’étroite vallée aux pentes abruptes et sauvages d’où débouche dans le lac un petit torrent qui se dirige vers l’occident ; ses rives escarpées sont d’une beauté fascinante et sévère.
« Maître, crie Jean de l’autre barque, voici la vallée de notre retraite… »
Son visage resplendit comme si un soleil s’était allumé en lui.
« Notre vallée, oui. Je l’ai bien reconnue.
– Impossible de ne pas se souvenir des lieux où l’on a connu Dieu, répond Jean.
– Alors, moi, je me rappellerai toujours ce lac parce que c’est sur lui que je t’ai connu. Sais-tu, Marthe, que c’est ici que j’ai vu le Maître[22], un matin ? dit Marie-Madeleine.
– Oui, et pour un peu, nous allions tous au fond, vous et nous. Femme, crois bien que tes rameurs ne valaient pas grand-chose, intervient Pierre, en faisant la manœuvre d’accostage.
– Nous ne valions rien, ni les rameurs ni ceux qui étaient avec eux… Mais il reste que cela a été la première rencontre et cela a une grande valeur. Plus tard, je t’ai revu sur la montagne, puis à Magdala, et encore à Capharnaüm… Autant de rencontres, autant de chaînes brisées… Mais Capharnaüm a été l’endroit le plus beau. C’est là que tu m’as délivrée… »
241.6 Ils descendent à terre, alors que les passagers de l’autre barque sont déjà descendus, puis entrent en ville.
La simple curiosité ou… une curiosité qui n’est pas si simple que cela de la part des habitants de Magdala doit être une torture pour Marie-Madeleine, mais elle la supporte héroïquement en suivant le Maître qui marche devant au milieu de tous ses apôtres, alors que les trois femmes restent en arrière. Les chuchotements sont audibles. L’ironie n’y fait pas défaut. Tous ceux qui, à l’époque où Marie était la maîtresse influente de Magdala, la respectaient par crainte de représailles, maintenant qu’ils la voient et la savent séparée de ses amis puissants, humble et chaste, se permettent de lui montrer du mépris et de lui lancer des épithètes peu flatteuses.
Marthe, qui en souffre autant qu’elle, lui demande :
« Veux-tu rentrer à la maison ?
– Non, je ne quitte pas le Maître. Et je ne l’invite pas à entrer avant que la maison ne soit purifiée de toute trace du passé.
– Mais tu souffres, ma sœur !
– Je l’ai mérité. »
On voit bien qu’elle souffre ! La sueur qui perle sur son visage, la rougeur qui se répand jusqu’à son cou ne sont pas dues uniquement à la chaleur…
Ils traversent toute la ville de Magdala en se rendant dans les quartiers pauvres, jusqu’à la maison où ils se sont arrêtés l’autre fois. La femme est stupéfaite quand, levant la tête au-dessus du lavoir pour voir qui la salue, elle se trouve en face de Jésus et de la bien connue dame de Magdala, qui n’est plus vêtue luxueusement, plus chargée de bijoux, mais qui a la tête couverte d’un voile de lin léger, vêtue de bleu pervenche, un habit montant, étroit – qui n’est certainement pas le sien, bien que l’on ait essayé de le mettre à ses mesures –, enveloppée dans un lourd manteau qui doit être un supplice par cette chaleur.
« Me permets-tu de m’arrêter chez toi et de parler à ceux qui me suivent ? » (C’est-à-dire à tout Magdala, car la population tout entière a suivi le groupe apostolique).
« Tu me le demandes, Seigneur ? Mais ma maison est à toi ! »
Et elle s’empresse d’apporter des sièges et des bancs pour les femmes et les apôtres. En passant près de Marie-Madeleine, elle s’incline comme une esclave.
« Paix à toi, ma sœur » répond celle-ci.
La surprise de la femme est telle qu’elle laisse tomber le petit banc qu’elle tient dans ses mains. Mais elle ne souffle mot. Son geste me fait pourtant penser que Marie traitait plutôt avec hauteur les gens qui dépendaient d’elle. L’étonnement de la femme grandit encore quand elle s’entend demander comment vont les enfants, où ils sont, et si la pêche a été bonne.
« Ils vont bien…. Ils sont à l’école ou chez ma mère. Seul le petit dernier dort dans son berceau. La pêche est bonne. Mon mari te portera la dîme…
– Non, ce n’est plus nécessaire. Garde-la pour tes enfants. Me permets-tu de voir le petit ?
– Viens. »
241.7 Les gens affluent dans la rue.
Jésus commence à parler :
« Une femme avait dix drachmes dans sa bourse. A cause d’un faux mouvement, sa bourse tomba de sa poitrine, s’ouvrit, et les pièces de monnaie roulèrent par terre. Elle les ramassa avec l’aide des voisines présentes, et les compta. Il y en avait neuf. La dixième était introuvable. Etant donné que le soir tombait et qu’on manquait de lumière, la femme alluma sa lampe, la posa sur le sol, prit un balai et se mit à balayer attentivement pour voir si la pièce avait roulé loin de l’endroit où elle était tombée. Mais la drachme restait introuvable. Lassées de rechercher, ses amies s’en allèrent. La femme déplaça alors le coffre, l’étagère, un autre coffre lourd, changea de place les amphores et les cruches posées dans la niche du mur. Mais impossible de trouver la drachme. Elle se mit alors à quatre pattes et chercha dans le tas de balayures près de la porte de la maison pour voir si elle avait roulé hors de la maison en se mélangeant aux épluchures de légumes. Et elle trouva enfin la drachme, toute sale, presque ensevelie sous les ordures qui étaient tombées sur elle.
Toute joyeuse, la femme la prit, la lava, la sécha. Elle était devenue plus belle qu’avant. Elle rappela à grands cris ses voisines – qui s’étaient retirées après les premières recherches – pour la leur montrer : “ Voilà ! Vous voyez ? Vous m’avez conseillé de ne pas me fatiguer davantage, mais j’ai insisté et j’ai retrouvé la drachme que j’avais perdue. Réjouissez-vous donc avec moi, car je n’ai pas eu la douleur de perdre un seul de mes trésors. ”
241.8 Votre Maître, et avec lui ses apôtres, agit comme la femme de la parabole. Il sait qu’un simple déséquilibre peut faire tomber un trésor. Chaque âme est un trésor et Satan, qui hait Dieu, provoque les faux mouvements capables de faire tomber les pauvres âmes. Devant cette chute, il en est qui s’arrêtent près de la bourse, c’est-à-dire qui s’éloignent peu de la Loi de Dieu qui recueille les âmes sous la protection des commandements. D’autres vont plus loin, c’est-à-dire s’éloignent encore de Dieu et de sa Loi. Enfin, d’autres encore roulent jusque dans les balayures, dans les ordures, dans la boue. Là, elles finiraient par périr et par être brûlées dans le feu éternel, où sont les immondices que l’on brûle dans des lieux appropriés.
Le Maître le sait et cherche inlassablement les pièces perdues. Il les cherche partout, avec amour. Ce sont ses trésors, et il ne se fatigue pas, ne se laisse dégoûter par rien. Il fouille tant et plus, remue, balaie jusqu’à ce qu’il trouve. Et lorsqu’il l’a retrouvée, il lave l’âme par son pardon, appelle ses amis, tout le Paradis et tous les hommes bons de la terre, et leur dit : “ Réjouissez-vous avec moi, car j’ai retrouvé ce qui était perdu, et c’est plus beau qu’auparavant, car mon pardon le renouvelle. ”
En vérité, je vous dis qu’il y a grande fête au Ciel et que les anges de Dieu et les hommes bons de la terre se réjouissent pour un pécheur qui se convertit. En vérité, je vous dis que rien n’est plus beau que les larmes du repentir. En vérité, je vous dis que seuls les démons ne savent pas, ne peuvent pas se réjouir pour cette conversion qui est un triomphe de Dieu. Et je vous dis aussi que la manière dont un homme accueille la conversion d’un pécheur donne la mesure de sa bonté et de son union à Dieu. Que la paix soit avec vous. »
Les gens comprennent l’instruction et regardent Marie-Madeleine venue s’asseoir à la porte avec le petit bébé dans les bras, peut-être pour se donner une contenance. Les gens s’éloignent lentement et il ne reste que la maîtresse de la petite maison et sa mère, arrivée avec les enfants. Il manque Benjamin, encore à l’école.