253.1 Il fait encore nuit, une très belle nuit de lune à son couchant, lorsque Jésus, les apôtres et les femmes ainsi que Jean d’En-Dor et Hermastée, font silencieusement leurs adieux à Isaac, le seul qui soit éveillé. Ils commencent à longer le rivage. Le bruit des pas ne fait entendre qu’un léger craquement sur les cailloux que foulent les sandales, et personne ne parle jusqu’à ce que la dernière petite maison soit dépassée de quelques mètres. C’est certain, ceux qui dorment dans celle-ci ou dans les autres qui la précèdent n’ont pas remarqué le départ silencieux du Maître et de ses amis. Le silence est profond. Seule la mer parle à la lune qui va bientôt se coucher, et elle raconte à la plage les histoires des profondeurs par son flot allongé de haute marée qui commence, laissant sur la grève un espace sec toujours plus étroit.
Cette fois, les femmes marchent devant avec Jean, Simon le Zélote, Jude et Jacques, fils d’Alphée, qui aident les femmes à franchir les petits écueils disséminés ici et là, humides de sel et glissants. Simon le Zélote marche avec Marie-Madeleine, Jean avec Marthe, alors que Jacques, fils d’Alphée, s’occupe de sa mère et de Suzanne et que Jude ne cède à personne l’honneur de prendre dans sa robuste et longue main – ce qui est une autre ressemblance avec Jésus – la petite main de Marie pour l’aider dans les passages difficiles. Chacun parle à voix basse avec celle qu’il accompagne. Tous veulent, semble-t-il, respecter le sommeil de la terre.
Simon le Zélote ne cesse de discuter avec Marie de Magdala et je le vois plusieurs fois ouvrir les bras en un geste qui exprime : « C’est comme cela, il n’y a rien d’autre à faire » mais je n’entends pas ce qu’ils disent, car ce sont ceux qui se trouvent le plus en avant.
Jean parle seulement de temps en temps avec Marthe qu’il accompagne, en lui montrant la mer et le mont Carmel dont la pente orientée vers le couchant reçoit encore la lumière blanche de la lune. Peut-être parle-t-il de la route qu’il a parcourue l’autre fois en côtoyant le mont Carmel de l’autre côté.
253.2 Jacques se trouve entre Marie, femme d’Alphée, et Suzanne. Lui aussi, il parle du mont Carmel. Il dit à sa mère :
« Jésus m’a promis de monter là-haut seul avec moi, et de me dire quelque chose, à moi seulement.
– Que voudra-t-il te dire, mon fils ? Tu me le répéteras après ?
– Maman, si c’est un secret, je ne peux pas te le dire » répond Jacques en souriant de son sourire si affectueux.
Par ses traits et encore davantage par sa paisible douceur, il ressemble fortement à Joseph, l’époux de la Vierge Marie.
« Il n’y a pas de secret pour sa mère.
– Je n’en ai pas, en effet. Mais si Jésus veut m’emmener là-haut pour me parler seul à seu1, c’est signe qu’il veut que personne ne sache ce qu’il désire me dire. Et toi, maman, tu es ma chère maman que j’aime tant, mais Jésus est au-dessus de toi et aussi sa volonté. Mais je lui demanderai, quand le moment sera venu, si je peux te répéter ses paroles. Tu es contente ?
– Tu oublieras de le lui demander…
– Non, maman. Je ne t’oublie jamais, même si tu es loin de moi. Quand j’entends ou que je vois quelque chose de beau, je pense toujours : “ si maman était là ! ”
– Mon chéri ! Donne-moi un baiser, mon fils. »
Marie, femme d’Alphée, est émue. Mais l’émotion ne tue pas sa curiosité. Elle revient à l’assaut après quelques instants de silence :
« Tu as dit : sa volonté. Alors tu as compris qu’il veut te faire part d’une de ses volontés. Allons, cela au moins tu peux le répéter. Il te l’a dit en présence des autres.
– A vrai dire, j’étais devant avec lui seul, dit Jacques en souriant.
– Mais les autres pouvaient entendre.
– Il ne m’a pas beaucoup parlé, maman. Il m’a rappelé les paroles et la prière d’Elie sur le mont Carmel : “ Des prophètes du Seigneur, je suis le seul qui soit resté. ” “ Exauce-moi, afin que le peuple reconnaisse que tu es le Seigneur Dieu. ”
– Et que voulait-il dire ?
– Que de choses tu veux savoir, maman ! Va donc trouver Jésus et il te le dira, esquive Jacques.
– Il aura voulu dire que, puisque Jean-Baptiste est pris, lui seul reste prophète en Israël et que Dieu doit le garder longtemps pour que le peuple soit instruit, intervient Suzanne.
– Hum ! J’ai du mal à croire que Jésus demande à rester longtemps. Il ne demande rien pour lui-même… Allons, mon Jacques, dis-le à ta mère !
– La curiosité est un défaut, maman. C’est une chose inutile, dangereuse, parfois douloureuse. Fais un bel acte de mortification…
– Hélas ! N’aura-t-il pas voulu dire que ton frère sera emprisonné, tué peut-être ? demande Marie, femme d’Alphée, toute bouleversée.
– Jude n’est pas “ tous les prophètes ”, maman, même si, pour ton amour, chacun de tes fils est le monde entier…
– Je pense aussi aux autres parce que… parce que vous faites certainement partie des prophètes de l’avenir. Alors… alors, si tu restes seul… Si, toi, tu restes seul, c’est signe que les autres, que mon Jude… oh !… »
253.3 Marie, femme d’Alphée, plante là Jacques et Suzanne et, avec la vivacité d’une jeune fille, elle revient en arrière sans se soucier de la question que lui pose Jude et arrive dans le groupe de Jésus comme si on lui courait après.
« Mon Jésus… je parlais avec mon fils… de ce que tu lui as dit… du mont Carmel… d’Elie … des prophètes… Tu as dit… que Jacques resterait seul… Et de Jude, qu’adviendra-t-il ? C’est mon fils, tu sais ? dit-elle tout essoufflée par l’angoisse et par la course.
– Je sais, Marie. Et je sais aussi que tu es heureuse qu’il soit mon apôtre. Tu vois que tu as tous les droits comme mère et moi, je les ai comme Maître et Seigneur.
– C’est vrai… c’est vrai… mais Jude est mon enfant !… »
Marie, entrevoyant l’avenir, pleure abondamment.
« Oh ! Que de larmes versées inutilement ! Mais on pardonne tout à un cœur de mère. Viens ici, Marie. Ne pleure pas : je t’ai déjà réconfortée une autre fois. A l’époque aussi, je t’ai promis que ta souffrance allait te valoir de grandes grâces de la part de Dieu, pour toi, pour ton Alphée, pour tes enfants… »
Jésus a passé son bras sur l’épaule de sa tante et l’a attirée tout contre lui. Il ordonne à ceux qui étaient avec lui :
« Vous autres, allez de l’avant… »
Puis, seul avec Marie, il reprend :
« Et je n’ai pas menti. Alphée est mort en m’appelant. Pour cette raison, toutes ses dettes envers Dieu ont été effacées. Cette conversion à son parent incompris, au Messie qu’il n’avait pas voulu reconnaître auparavant, c’est ta douleur qui l’a obtenue, Marie. Maintenant cette douleur que tu éprouves obtiendra que l’indécis Simon et l’entêté Joseph imitent ton Alphée.
– Oui, mais… Que feras-tu à Jude, à mon Jude ?
– Je l’aimerai encore plus que je ne l’aime maintenant.
– Non, non. Il y a une menace dans ces mots. Ah, Jésus ! Ah, Jésus !… »
253.4 La Vierge Marie revient en arrière elle aussi pour consoler sa belle-sœur de la douleur dont elle ne connaît pas encore la cause. Mais, quand elle l’apprend – car, à sa vue, sa belle-sœur pleure encore plus fort en lui expliquant ce dont il s’agit –, alors elle devient plus pâle que la lune.
Marie, femme d’Alphée, gémit :
« Dis-le-lui, toi. Non, non, pas la mort pour mon Jude… »
La Vierge Marie, encore plus exsangue, lui dit :
« comment puis-je demander cela pour toi si je ne peux même pas demander pour mon Fils qu’il soit sauvé de la mort ? Marie, dis avec moi : “ Que ta volonté soit faite, Père, au Ciel, sur la terre et dans le cœur des mères. ” Faire la volonté de Dieu, à travers le sort des enfants, c’est notre martyre rédempteur, à nous, les mères… Et, d’autre part… Il n’est pas dit que Jude doive être tué, ou tué avant que tu ne meures. Ta prière de maintenant pour qu’il arrive jusqu’à un âge très avancé, comme elle te pèserait alors, quand, dans le Royaume de la vérité et de l’amour, tu verras toutes choses à travers les lumières de Dieu et à travers ta maternité spiritualisée. Alors, j’en suis certaine, à la fois comme bienheureuse et comme mère, tu voudras que Jude soit semblable à mon Jésus, dans son sort de rédempteur, et tu brûleras de l’avoir près de toi de nouveau, pour toujours. Car le tourment des mères, c’est d’être séparées de leurs enfants. C’est un si grand tourment qu’il subsistera, je crois, comme une angoisse d’amour même dans le Ciel qui nous accueillera. »
253.5 Les pleurs de Marie, si forts dans le silence de l’aube naissante, ont fait revenir tout le monde en arrière pour savoir ce qui est arrivé. Ils entendent ainsi les paroles de la Vierge Marie et l’émotion gagne tout le monde.
Marie de Magdala pleure en murmurant :
« Et moi, j’ai causé ce tourment à ma mère dès cette terre. »
Marthe pleure en disant :
« la séparation des enfants d’avec leur mère est une douleur réciproque. »
Pierre aussi a des larmes aux yeux, et Simon le Zélote dit à Barthélemy :
« Quelles paroles de sagesse pour expliquer ce que sera la maternité d’une bienheureuse !
– Et comme une mère bienheureuse donnera la juste valeur des choses au travers des lumières de Dieu et de la maternité spiritualisée ! Cela vous coupe le souffle comme devant un lumineux mystère » lui répond Nathanaël.
Judas dit à André :
« Présentée de cette façon, la maternité se dépouille de toute pesanteur des sens et est comme portée par des ailes. Il nous semble voir nos mères déjà transformées en une inconcevable beauté.
– C’est vrai. La nôtre, Jacques, nous aimera de cette manière. Imagines-tu comme son amour sera alors parfait ? » dit Jean à son frère.
C’est le seul qui ait un sourire lumineux tant il est ému et joyeux à la pensée que sa mère arrivera à aimer d’une manière parfaite.
253.6 « Je regrette d’avoir causé tant de douleur » dit Jacques, fils d’Alphée. « Mais elle en a deviné plus que je ne lui en ai dit… Crois-moi, Jésus…
– Je le sais, je le sais. Mais Marie est en train d'effectuer un travail sur elle-même. C’est un coup autrement plus rude que le scalpel. Celui-ci enlève pourtant un bien grand poids mort, dit Jésus.
– Allons, mère. Assez pleuré ! Cela me fait de la peine que tu souffres comme une pauvre femme qui ne connaît pas les certitudes du Royaume de Dieu. Tu ne ressembles en rien à la mère des fils Maccabées » lui reproche sévèrement Jude tout en embrassant sa mère.
Et il finit avec un baiser sur la tête sur ses cheveux grisonnants :
« Tu as l’air d’une fillette qui a peur du noir et des histoires qu’on lui raconte pour l’épouvanter. Et pourtant tu sais où me trouver : en Jésus. Quelle maman ! Quelle maman ! Tu aurais pu pleurer si on t’avait dit que, plus tard, je devais trahir Jésus, l’abandonner, devenir un damné. Alors, oui. Il t’aurait même fallu pleurer du sang. Mais, avec l’aide de Dieu, je ne te ferai jamais cette peine, ma mère. Je veux rester avec toi pour toute l’éternité… »
Le reproche d’abord, les caresses ensuite, finissent par tarir les pleurs de Marie, femme d’Alphée, maintenant toute honteuse de sa faiblesse.
253.7 Au moment où la nuit laisse place au jour, la lumière s’est affaiblie car la lune s’est couchée et le jour n’a pas encore commencé. Mais c’est un court intermède crépusculaire. Tout de suite après, la lumière, d’abord couleur de plomb, puis grisâtre, ensuite verdâtre, puis laiteuse avec des traces bleues, finalement claire presque comme de l’argent immatériel, s’affirme toujours plus. Cela rend plus facile la marche sur la grève humide restée découverte par la marée, et l’œil se réjouit à la vue de la mer qui devient d’un bleu plus franc et va bientôt s’éclairer de facettes brillantes comme des joyaux. Puis l’air imprègne son argent d’un rose toujours plus net jusqu’à ce que ce rose doré de l’aurore devienne une pluie rose rouge sur la mer, sur les visages, sur les campagnes, avec des contrastes de teintes toujours plus vives. Celles-ci atteignent leur plus grande perfection au moment qui est pour moi le plus beau du jour, lorsque le soleil, bondissant hors des limites de l’orient, darde son premier rayon sur les montagnes et les pentes, les bois, les prés et les immenses espaces de la mer et du ciel, accentuant toutes les couleurs, que ce soit la blancheur des neiges ou des lointains montagneux d’un indigo qui se change en un vert de jaspe, ou que ce soit le cobalt d’un ciel qui pâlit pour recevoir le rose, ou encore le saphir veiné de jade et rayé de perles de la mer.
Et, aujourd’hui, la mer est un véritable miracle de beauté : non pas morte dans un calme pesant, non pas bouleversée par la lutte des vents, mais d’une vie majestueuse, rendue vivante par de très faibles vagues que marquent des rides couronnées d’une crête d’écume.
« Nous arriverons à Dora avant que le soleil ne soit brûlant et nous repartirons au crépuscule. Demain, à Césarée, ce sera la fin de votre fatigue, mes sœurs. Nous aussi, nous nous reposerons. Votre char vous attend certainement. Nous nous séparerons là-bas…
253.8 Pourquoi pleures-tu, Marie ? Me faudra-t-il donc voir aujourd’hui pleurer toutes les Marie ? dit Jésus à Marie-Madeleine.
– C’est dû à la peine de te quitter, dit sa sœur pour l’excuser.
– Il n’est pas dit que l’on ne se revoie pas, et bientôt. »
Marie fait signe que non : ce n’est pas pour cela qu’elle pleure. Simon le Zélote explique :
« Elle craint de ne pas savoir être bonne sans ta présence. Elle redoute… elle redoute d’être tentée trop fortement quand tu n’es pas tout près pour éloigner le démon. Elle m’en parlait tout à l’heure.
– N’aie pas cette crainte. Je ne retire jamais une grâce que j’ai accordée. Veux-tu pécher ? Non ? Alors, sois tranquille. Veille, cela oui, mais ne crains pas.
– Seigneur… je pleure aussi, parce qu’à Césarée… Césarée est remplie de mes péchés. Maintenant, je les vois tous… J’aurai beaucoup à souffrir dans mon humanité…
– Cela me fait plaisir. Plus tu souffriras et mieux cela vaudra. Car, ensuite, tu ne souffriras plus de ces peines inutiles. Marie, fille de Théophile, je te rappelle que tu es la fille d’un homme fort, que tu es une âme forte, et que je veux te rendre très forte. Je suis indulgent pour les faiblesses chez les autres, parce qu’elles ont toujours été des femmes douces et timides, y compris ta sœur. Chez toi, je ne les supporte pas. Je te travaillerai par le feu et sur l’enclume. Car tu as un tempérament qu’il faut travailler ainsi pour ne pas gâter le miracle de ta volonté et de la mienne. Sache cela, toi et ceux qui, parmi les personnes présentes ou absentes, pourraient croire que de t’avoir tant aimée pourrait me rendre faible avec toi. Je te permets de pleurer par repentir et par amour, pas pour autre chose. Tu as compris ? »
Jésus est suggestif et sévère.
Marie de Magdala s’efforce d’avaler ses larmes et ses sanglots et tombe à genoux. Elle baise les pieds de Jésus et, s’appliquant à affermir sa voix, elle dit :
« Oui, mon Seigneur. Je ferai ce que tu veux.
– Alors lève-toi et sois sereine. »