228.1 Jésus est sur le lac de Galilée avec ses apôtres. C’est le petit matin. Tous les apôtres sont là, car même Judas est de la compagnie, parfaitement guéri, le visage adouci par la souffrance passée et les soins qu’on lui a procurés. Il y a aussi Marziam, un peu ému de se trouver sur l’eau pour la première fois : il ne veut pas le montrer, mais, dès que ça tangue un peu fort, il s’agrippe d’un bras au cou de la brebis, qui partage sa peur en bêlant lamentablement ; de l’autre bras, il attrape ce qu’il peut, le mât, un siège, une rame, ou même la jambe de Pierre, d’André ou des marins qui passent pour manœuvrer, et il ferme les yeux, comme s’il se croyait arrivé à sa dernière heure.
De temps en temps, Pierre lui donne une petite tape sur les joues en disant :
« Tu n’as pas peur, hein ? Un disciple ne doit jamais avoir peur. »
L’enfant fait signe de la tête que non, mais, comme le vent se renforce et que l’eau est de plus en plus agitée au fur et à mesure qu’ils se rapprochent de l’embouchure du Jourdain dans le lac, il se raidit davantage et ferme plus souvent les yeux. A un moment où la barque se penche de façon imprévue sous une vague qui la prend de côté, il pousse un cri de terreur.
Certains rient, d’autres raillent Pierre d’être devenu le père d’un garçon qui n’a pas le pied marin, d’autres encore taquinent Marziam, qui dit toujours qu’il veut parcourir terres et mers pour annoncer Jésus, mais a peur de faire quelques stades sur un lac. Mais Marziam se défend :
« Chacun a peur de ce qu’il ne connaît pas. Moi de l’eau, Judas de la mort… »
228.2 Je comprends que Judas doit avoir eu bien peur de mourir, et je m’étonne que, au lieu de réagir à cette observation, il réponde d’un air las et triste :
« Tu as raison. On a peur de ce qu’on ne connaît pas. Mais nous sommes maintenant sur le point d’arriver. Bethsaïde n’est plus qu’à quelques stades, et tu es sûr d’y trouver de l’amour. Comme je voudrais être proche de la Maison du Père et être sûr d’y trouver de l’amour !
– Tu n’as pas confiance en Dieu ? s’étonne André.
– Si. C’est en moi que je n’ai pas confiance. Pendant ces jours de maladie, entouré de tant de femmes pures et bonnes, je me suis senti si petit spirituellement ! Comme j’ai réfléchi ! Je me disais : “ Si elles s’efforcent de devenir toujours meilleures et d’acquérir le Ciel, que ne dois-je pas faire, moi ? ” Parce que, elles qui me paraissent toutes déjà saintes, elles se sentent encore pécheresses. Et moi ?… Y arriverai-je un jour, Maître ?
– Avec de la bonne volonté, tout est possible.
– Mais ma volonté est très imparfaite.
– L’aide de Dieu lui procure ce qui lui manque pour la compléter. Ton humilité présente est due à la maladie. Tu vois donc que le bon Dieu a pourvu, par un incident pénible, à te donner quelque chose que tu n’avais pas.
– C’est vrai, Maître. Mais quelles femmes ! Quelles parfaites disciples ! Je ne parle pas même de ta mère – on le sait déjà – mais des autres : elles nous ont vraiment surpassés ! J’ai été une des premières épreuves de leur futur ministère. Crois-moi, Maître, tu peux te reposer sur elles en toute sécurité ! Elise et moi étions soignés par elles : Elise est rentrée à Bet-çur avec une âme renouvelée, quant à moi… j’espère qu’il en ira de même, maintenant qu’elles ont refaçonnée la mienne.»
Judas, encore affaibli, pleure.
Jésus, qui est assis près de lui, lui pose une main sur la tête en faisant signe aux autres de garder le silence. Mais Pierre et André sont fort occupés par les dernières manœuvres d’approche et ne parlent donc pas ; Simon le Zélote, Matthieu, Philippe et Marziam n’essaient sûrement pas de le faire, les premiers par prudence naturelle, le dernier parce qu’il est distrait par l’impatience d’être arrivé.
228.3 La barque remonte le cours du Jourdain et s’arrête peu après sur la rive. Les marins descendent l’amarrer par un filin à un rocher, puis ils installent une planche qui servira de passerelle. Pierre enfile son vêtement long, ainsi qu’André. La seconde barque fait la même manœuvre et les autres apôtres en descendent. Jésus et Judas descendent aussi, tandis que Pierre passe à l’enfant son petit vêtement et l’ajuste pour qu’il soit présentable à sa femme. Les voilà tous à terre, y compris les brebis.
« Maintenant, allons-y », dit Pierre.
Il est vraiment ému.
Il donne la main à l’enfant qui, à son tour, est pris par l’émotion au point d’oublier les brebis dont Jean s’occupe. Un sentiment inattendu de peur le pousse à demander :
« Mais voudra-t-elle de moi ? Est-ce qu’elle va m’aimer ? »
Pierre le rassure, mais sa peur doit être contagieuse, car il dit à Jésus :
« Dis-le-lui, toi, Maître, à Porphyrée. Moi, j’ai peur de ne pas savoir lui parler comme il faut. »
Jésus sourit, mais promet de s’en charger.
228.4 Ils ont vite fait d’atteindre la maison en longeant la grève. Par la porte ouverte, on entend que Porphyrée vaque à ses occupations domestiques.
« Paix à toi ! Dit Jésus en arrivant à la porte de la cuisine où la femme est en train de ranger la vaisselle.
– Maître ! Simon ! »
La femme court se prosterner aux pieds de Jésus, puis à ceux de son mari. Son visage, s’il n’est pas beau, a un air de bonté. Puis elle se redresse et dit en rougissant :
« Il y a si longtemps que je vous attendais ! Vous allez tous bien ? Venez, venez ! Vous devez être fatigués…
– Non. Nous venons de Nazareth où nous avons passé quelques jours, et nous avons fait un autre séjour à Cana. A Tibériade, il y avait des barques. Tu vois que nous ne sommes pas fatigués. Nous avons un enfant avec nous, et Judas est affaibli à la suite d’une maladie.
– Un enfant ? Un disciple si petit ?
– Un orphelin que nous avons recueilli en chemin.
– Oh, mon chéri ! Viens, mon trésor, que je t’embrasse ! »
L’enfant qui, par crainte, s’était à moitié dissimulé derrière Jésus, se laisse prendre par la femme qui s’est agenouillée comme pour se mettre à sa hauteur, et il se laisse embrasser sans réticences.
« Et maintenant, vous l’emmenez partout avec vous, alors qu’il est si petit ? Il va se fatiguer… »
La femme est tout apitoyée. Elle serre l’enfant dans ses bras et garde sa joue tout contre celle de l’enfant.
« En réalité, j’avais une autre idée : je pensais le confier à une disciple quand nous partons loin de Galilée, du lac…
– pourquoi pas à moi, Seigneur ? Je n’ai jamais eu d’enfant, mais des neveux, oui, et je sais m’occuper des enfants. Je suis la disciple qui ne sait pas parler, qui n’a pas une santé qui lui permette de te suivre comme le font les autres, qui… ah, tu le sais, je serai même lâche, si tu veux, mais tu sais dans quelles tenailles je suis prise. J’ai dit des tenailles ? Non, je me trouve entre deux cordages qui me tirent dans des directions opposées, et je n’ai pas le courage d’en rompre un. Permets-moi du moins de te servir un peu en devenant une mère-disciple pour cet enfant. Je lui apprendrai tout ce que les autres enseignent à des foules… Je lui apprendrai à t’aimer, toi… »
228.5 Jésus pose la main sur sa tête, sourit et dit :
« L’enfant a été amené ici parce que c’est là qu’il allait trouver une mère et un père. Voilà, faisons la famille. »
Jésus met alors la main de Marziam dans celles de Pierre – dont les yeux brillent –, et de Porphyrée.
« Et élevez-moi saintement cet innocent… »
Pierre, qui est déjà au courant, se borne à essuyer une larme du revers de la main, mais sa femme, qui ne s’y attendait pas, reste un instant muette de surprise ; de nouveau, elle s’agenouille et dit :
« Oh ! Mon Seigneur, tu m’as enlevé mon époux en me rendant, pour ainsi dire, veuve. Cette fois, tu me donnes un fils. Tu rends à ma vie toutes ses roses, non seulement celles que tu m’as prises, mais encore celles que je n’ai jamais eues. Béni sois-tu ! Cet enfant me sera plus cher que s’il était né de moi, car c’est de toi qu’il me vient. »
Et la femme baise le vêtement de Jésus, embrasse l’enfant, l’assied sur ses genoux… Elle est heureuse.
« Laissons-la à ses effusions, dit Jésus. Reste, toi aussi, Simon. Nous allons prêcher en ville. Nous reviendrons tard ce soir te demander nourriture et gîte. »
Et Jésus sort avec ses apôtres, laissant en paix la nouvelle famille…
Jean constate :
« Mon Seigneur, aujourd’hui Simon est heureux !
– Veux-tu toi aussi un enfant ?
– Non. Je voudrais seulement une paire d’ailes pour monter jusqu’aux portes du Ciel et apprendre le langage de la Lumière, pour le répéter aux hommes. »
Il sourit.
Ils parquent les brebis dans le fond du jardin, près du hangar des filets, leur donnent des feuilles, de l’herbe et de l’eau du puits, et partent vers le centre de la ville.