215.1Je ne vois ni le retour à Bet-çur, ni les roseraies de Béther que j’ai tellement désiré voir. Jésus est seul avec les apôtres. Même Marziam n’est plus là. Il est certainement resté avec Marie et les femmes disciples. L’endroit est très montagneux, mais avec encore une végétation très riche de bois de conifères, ou plutôt de pins pignons, et l’odeur de la résine se répand partout, balsamique et vivifiante. Dans ces montagnes verdoyantes, Jésus chemine avec ses disciples, tournant le dos à l’orient.
J’entends que l’on parle d’Elise — qui a paru très changée et qui s’est décidée à suivre Jeanne dans son domaine de Béther —, et aussi de la bonté de Jeanne. Ils parlent également d’un nouveau déplacement à faire en direction des plaines fertiles qui précèdent la côte. Et les noms des gloires passées reviennent à la mémoire, donnant lieu à des récits, des questions, des explications et des discussions courtoises.
« Quand nous serons parvenus au sommet de cette montagne, je vous montrerai de là-haut toutes les régions qui vous intéressent. Vous pourrez en tirer des idées pour vos allocutions au peuple.
– Mais comment allons-nous faire, mon Seigneur ? Moi, je ne suis bon à rien, gémit André, à qui se joignent Pierre et Jacques. Nous sommes les plus malheureux, nous !
– Oh, pour cela, je ne vaux pas mieux ! S’il s’agissait d’or ou d’argent, je pourrais en parler, mais de ces choses… dit Thomas.
– Et moi ? Qu’est-ce que j’étais ? demande Matthieu.
– Mais toi, tu n’as pas peur du public, tu sais parler, réplique André.
– Mais sur d’autres sujets…, répond Matthieu.
– C’est vrai… Mais… Bref, tu sais déjà ce que je veux dire, fais comme si je te l’avais dit. Le fait est que tu vaux mieux que nous, dit Pierre.
– Mais, mes amis, il n’est nul besoin d’aller dans les hauteurs. Dites simplement ce que vous pensez, ce dont vous êtes convaincus. Soyez-en sûrs : un homme convaincu persuade toujours » intervient Jésus.
Mais Judas supplie :
« Donne-nous beaucoup d’idées, toi. Une idée bien présentée peut servir à beaucoup de choses. Ces lieux, je crois, sont restés sans rien savoir de toi parce que personne ne manifeste qu’il te connaît.
– C’est parce qu’ici il y a encore beaucoup de vent qui vient du mont Moriah… Or ce vent dessèche… répond Pierre.
– C’est parce qu’on n’a pas semé. Mais nous ferons les semailles », reprend Judas, sûr de lui, heureux de ses premiers succès.
215.2 Ils ont atteint le sommet de la montagne. Un vaste panorama s’ouvre à cet endroit, et il est beau de le regarder en se tenant à l’ombre des arbres touffus qui en couronnent la cime : c’est tout un enchevêtrement de chaînes de montagnes variées et ensoleillées qui vont en tous sens comme les lames pétrifiées d’un océan battu par des vents contraires ; puis, comme dans une baie tranquille, tout s’apaise dans une luminosité sans limite, prélude à une vaste plaine où s’élève, solitaire comme un phare à l’entrée d’un port, une petite montagne.
« Voici : ce pays qui s’étend ainsi sur la crête comme pour profiter pleinement du soleil, et où nous séjournerons, sert de pivot à tout un éventail de lieux historiques. Approchez : là (au nord), se trouve Gerimot. Vous souvenez-vous de Josué ? C’est le lieu de la défaite des rois qui voulurent assaillir le camp d’Israël, renforcé par son alliance avec les Gabaonites. Et, tout près, Bet-Shémesh, la cité sacerdotale de Juda, où les Philistins rendirent l’Arche avec l’offrande en or, imposée au peuple par les devins et les prêtres pour être libérés des fléaux qui tourmentaient les Philistins coupables. Et voilà là-bas çoréa, en plein soleil, la patrie de Samson, et, un peu plus à l’est, Timna, où il se maria et où il fit tant de prouesses, mais aussi de sottises. Et là, Azeqa et Soko, alors camp philistin. Plus bas encore, voici Zanuah, une des villes de Judée. Et ici – tournez-vous – voici la vallée du Térébinthe où David battit Goliath. Là, c’est Maqqeda, où Josué défit les Amorrites. Tournez-vous encore. Vous voyez cette montagne solitaire au milieu de la plaine qui appartenait autrefois aux Philistins ? Là se trouve Gat, patrie de Goliath et lieu de refuge pour David auprès d’Akish pour fuir la folle colère de Saül. Ce sage roi y feignit la folie, car le monde défend les fous contre les sages. Cet horizon ouvert, ce sont les plaines de la terre très fertile des Philistins. Nous irons par là jusqu’à Ramlé. Maintenant, entrons à Bet-Ginna. Toi, oui toi, Philippe, qui me regardes avec des yeux implorants, tu traverseras le village avec André. Pendant ce temps, nous resterons près de la fontaine ou sur la place du village.
– Oh ! Seigneur ! Ne nous y envoie pas seuls ! Viens, toi aussi ! Disent les deux apôtres d’un ton suppliant.
– Je vous ai dit d’y aller. L’obéissance vous aidera davantage que ma présence muette. »
215.3 … Philippe et André marchent donc dans le village, au hasard, jusqu’à ce qu’ils trouvent une minuscule auberge, ou plutôt une gargote, à l’intérieur de laquelle des courtiers en bétail négocient des agneaux avec des bergers. Ils entrent et s’arrêtent, interdits, au milieu de la cour entourée de portiques très rustiques.
L’hôtelier accourt :
« Que désirez-vous ? Un logement ? »
Les deux apôtres se consultent du regard. Ils ont l’air décontenancés. Très probablement, ils ne trouvent plus un seul mot de ce qu’ils avaient décidé de dire. Mais André, justement, est le premier à se ressaisir :
« Oui, un logement pour nous et pour le Rabbi d’Israël.
– Quel rabbi ? Il y en a tant ! Mais ce sont de grands seigneurs. Ils ne viennent pas dans des villages de pauvres leur apporter leur sagesse. Ce sont les pauvres qui doivent aller les trouver, et encore, c’est une grâce s’ils supportent notre voisinage !
– Le Rabbi d’Israël est unique et il vient justement apporter la Bonne Nouvelle aux pauvres ; plus ils sont pauvres et pécheurs, plus il les recherche et les approche, répond doucement André.
– dans ce cas, il ne fera pas fortune !
– Il ne recherche pas les richesses. Il est pauvre et bon. Sa journée est bien remplie quand il a pu sauver une âme, répond encore André.
– Hum ! C’est la première fois que j’entends dire d’un rabbi qu’il est bon et pauvre. Jean-Baptiste est pauvre, mais il est sévère. Tous les autres sont sévères et riches, avides comme des sangsues. Vous avez entendu, vous autres ? Venez ici, vous qui parcourez le monde. Ces hommes assurent qu’il y a un maître pauvre, bon, qui vient à la recherche des pauvres et des pécheurs.
– Ah ! Ce doit être celui qui est vêtu de blanc comme un essénien. Je l’ai vu aussi, il y a quelque temps, à Jéricho, intervient l’un des courtiers.
– Non. Celui-là est seul. Ce doit être celui dont parlait Thomas : il s’était trouvé par hasard à parler de lui avec des bergers du Liban, répond un grand berger musclé.
– Oui, vraiment ! Et il vient jusqu’ici alors qu’il était sur le mont Liban ! Pour tes yeux de chat ! » s’exclame un autre.
Pendant que l’hôtelier s’entretient avec ses clients, les deux apôtres sont restés plantés là, au milieu de la cour. Finalement un homme dit :
215.4 « Hé ! Vous ! Venez ici ! De qui s’agit-il ? D’où vient celui dont vous parlez ?
– C’est Jésus, fils de Joseph, de Nazareth » répond sérieusement Philippe.
Il reste là, comme s’il s’attendait à ce qu’on se moque de lui. Mais André ajoute :
« C’est le Messie annoncé. Je vous en conjure, pour votre bien, écoutez-le. Vous avez cité Jean-Baptiste. Eh bien, j’étais avec lui et c’est lui qui nous a désigné Jésus qui passait, en disant : “ Voici l’Agneau de Dieu qui enlève les péchés du monde. ” Quand Jésus descendit au Jourdain pour s’y faire baptiser, les Cieux s’ouvrirent et une voix cria : “ Voici mon Fils bien-aimé, en qui je me suis complu ”, et l’amour de Dieu descendit sous la forme d’une colombe pour resplendir sur sa tête.
– Tu vois ? Il s’agit bien du Nazaréen ! Mais, dites un peu, vous qui vous présentez comme ses amis…
– Amis, non. Nous sommes ses apôtres, ses disciples, envoyés par lui pour annoncer son arrivée, afin que celui qui a besoin d’être sauvé aille à lui, corrige André.
– Bon, mais dites un peu : est-il bien, comme certains l’affirment, un saint, plus grand que Jean-Baptiste, ou bien un démon, comme le prétendent les autres ? Vous qui êtes avec lui – puisque, si vous êtes ses disciples, vous êtes ensemble –, dites un peu, et sincèrement : est-il vrai qu’il est luxurieux et noceur ? Qu’il aime les courtisanes et les publicains ? Qu’il pratique la nécromancie et que, la nuit, il invoque les esprits pour connaître les secrets des cœurs ?
– Mais pourquoi demandes-tu cela à ces hommes ? Demande-leur plutôt s’il est vrai qu’il est bon. Ces deux hommes vont le prendre mal, ils rapporteront au Rabbi nos mauvaises raisons, et il nous maudira. On ne sait jamais… Qu’il soit Dieu ou diable, il est préférable de bien le traiter. »
Cette fois, c’est Philippe qui intervient :
« Nous pouvons vous répondre sincèrement, car il n’y a rien de mauvais ni rien qu’il faille tenir caché. Lui, notre Maître, est le Saint entre les saints. Sa journée se passe dans les fatigues de l’enseignement. Il va inlassablement d’un endroit à l’autre à la recherche des cœurs. Sa nuit, il la passe à prier pour nous. S’il ne dédaigne pas la table et l’amitié, ce n’est par intérêt personnel, mais pour approcher ceux qu’il ne pourrait accoster autrement. Il ne repousse pas les publicains et les courtisanes ; mais c’est seulement pour les racheter. Il marque sa route de miracles de rédemption et de miracles sur les maladies. Les vents et la mer lui obéissent, mais il n’a besoin de personne pour opérer des prodiges, ni d’invoquer les esprits pour connaître les cœurs.
– Et comment le peut-il ? Tu as dit que les vents et la mer lui obéissent, mais ce sont des éléments privés de raison. Comment donc peut-il leur commander ? demande l’hôtelier.
– Réponds-moi, homme : à ton avis, est-il plus difficile de commander au vent et à la mer, ou à la mort ?
– Pardi ! On ne commande pas à la mort ! On peut jeter de l’huile sur la mer, on peut lui opposer les voiles, on peut, sagement, ne pas s’embarquer. Au vent, on peut opposer les serrures. Mais à la mort, on ne commande pas. Il n’y a pas d’huile pour la calmer et il n’est pas de voile qui, montée sur notre petit bateau, le rende si rapide qu’il distance la mort. Il n’existe pas de serrures contre elle. Quand elle veut venir, elle passe, même si on pousse les verrous. Personne ne commande à cette reine !
– Et pourtant notre Maître la commande. Non seulement quand elle est proche, mais même quand elle a déjà saisi sa proie. On allait mettre un jeune homme de Naïm dans la gueule horrible du tombeau, quand il a ordonné : “ Je te le dis : lève-toi ! ” et le jeune homme est redevenu vivant. Naïm n’est pas au bout du monde. Vous pouvez aller voir.
– De cette manière-là ? Devant tout le monde ?
– Sur le chemin, devant tout Naïm. »
215.5 L’hôtelier et les clients se regardent en silence. Puis l’hôtelier dit :
« Mais il fera cela pour des amis ?
– Non, homme : pour tous ceux qui croient en lui, et pas seulement pour eux. C’est la Pitié sur la terre, sois-en sûr. Personne ne se tourne vers lui en vain. Ecoutez, vous tous. En est-il parmi vous qui souffrent et qui pleurent à cause de maladies dans leur famille, ou à cause de doutes, de remords, de tentations, d’ignorances ? Adressez-vous à Jésus, le Messie de la Bonne Nouvelle. Il est ici aujourd’hui. Demain, il sera ailleurs. Ne laissez pas s’envoler sans en profiter la grâce du Seigneur qui passe », dit Philippe qui prend toujours plus d’assurance.
L’hôtelier s’ébouriffe les cheveux, ouvre et ferme la bouche, tourmente les franges de sa ceinture… et dit enfin :
« Je vais essayer !… J’ai une fille. Jusqu’à l’été dernier, elle allait bien. Puis elle est devenue lunatique. Elle reste muette comme une bête dans un coin, toujours plantée là, et sa mère a du mal à l’habiller et à la faire manger. Les médecins affirment que le soleil lui a brûlé la cervelle, d’autres que c’est un chagrin d’amour. Le peuple prétend qu’elle est possédée. Mais comment, si cette petite n’est jamais sortie d’ici ? Où a-t-elle pris ce démon ? Qu’en dit ton Maître ? Que le démon peut posséder même un innocent ? »
Philippe, sûr de lui, répond :
« Oui, pour tourmenter les parents et les pousser au désespoir.
– Et… Lui, il guérit les lunatiques ? Dois-je espérer ?
– Tu dois croire », répond vivement André.
Il raconte alors le miracle des Géraséniens et ajoute pour finir :
« Si ces démons, qui étaient légion dans les cœurs des pécheurs, ont ainsi pris la fuite, comment celui qui a pénétré de force dans un jeune cœur ne s’enfuirait-il pas ? Je te le dis, homme : pour qui espère en lui, l’impossible devient aussi facile que respirer. J’ai vu les œuvres de mon Seigneur et je témoigne de sa puissance.
– Oh ! Alors, lequel de vous va l’appeler ?
– Moi-même, homme. Attends-moi un instant. »
Et André part promptement pendant que Philippe reste à parler.
215.6 Quand André voit Jésus abrité sous un porche pour fuir le soleil implacable qui remplit la petite place du village, il court vers lui en disant :
« Viens, viens, Maître. La fille de l’hôtelier est lunatique. Son père implore de toi sa guérison.
– Mais il me connaissait ?
– Non, Maître. Nous avons essayé de te faire connaître…
– Et vous y avez réussi. Quand quelqu’un arrive à croire que je peux guérir un mal sans remède, il est déjà avancé dans la foi. Et vous aviez peur de ne pas savoir faire ! Qu’avez-vous dit ?
– Je ne saurais même pas te le répéter. Nous avons dit ce que nous pensons de toi et de tes œuvres. Surtout, nous avons dit que tu es l’Amour et la Pitié. Le monde te connaît si mal !
– Mais vous, vous me connaissez bien. Et cela suffit. »
215.7 Ils arrivent à la petite auberge. Curieux, tous les clients se tiennent sur la porte et, au milieu d’eux, Philippe, avec l’hôtelier qui continue son monologue.
Dès qu’il voit Jésus, il court à sa rencontre :
« Maître, Seigneur, Jésus… je… je crois, je crois que tu es toi, que tu sais tout, que tu vois tout, que tu connais tout, que tu peux tout. Je le crois tellement que je te dis : aie pitié de ma fille, bien que j’aie beaucoup de fautes sur le cœur. Que ma fille ne soit pas châtiée parce que j’ai été malhonnête dans mon métier. Je ne serai plus cupide, je le jure. Tu vois mon cœur avec son passé et ce qu’il pense maintenant. Pardon et pitié, Maître. Je parlerai de toi à tous ceux qui viennent ici dans ma maison… »
L’homme est à genoux.
Jésus lui dit :
« Lève-toi et persévère dans tes sentiments actuels. Conduis-moi à ta fille.
– Elle est dans une écurie, Seigneur. Cette chaleur accablante la rend encore plus malade, et elle refuse de sortir.
– Peu importe. C’est moi qui vais aller la trouver. Ce n’est pas la chaleur, mais le démon qui me sent venir. »
Ils entrent dans la cour, puis dans une écurie obscure, et tous les autres à la suite.
La fillette, décoiffée, chétive, s’agite dans le coin le plus sombre et, quand elle voit Jésus, elle hurle :
« Arrière, arrière ! Ne me dérange pas. Tu es le Christ du Seigneur et moi l’un de ceux que tu poursuis. Laisse-moi tranquille. Pourquoi viens-tu toujours sur mes traces ?
– Sors de cette enfant. Va-t’en. Je le veux. Rends à Dieu ta proie et tais-toi ! »
Un cri déchirant, une brusque détente, un corps qui s’effondre sur la paille… et puis, calmes, tristes, étonnées, les questions : « Où suis-je ? Pourquoi suis-je ici ? Qui sont ces gens ? » suivies de l’appel : « Maman ! » de la jeune fille qui a honte d’être sans voile, avec un vêtement déchiré, sous les yeux de plusieurs étrangers.
« Oh, Seigneur éternel ! Mais elle est guérie !… »
Il paraît étrange de voir sur le visage rubicond et bouffi de l’aubergiste des pleurs d’enfant… Il est heureux, il sanglote, il ne sait que baiser les mains de Jésus, pendant que la mère pleure, au milieu de ses petits enfants étonnés, en embrassant sa fille aînée délivrée du démon.
Les personnes présentes crient toutes ensemble et d’autres accourent pour voir le prodige. La cour est pleine.
« Reste, Seigneur. La nuit va tomber. Reste sous mon toit.
– Nous sommes treize, homme.
– Seriez-vous même trois cents, ce ne serait rien. Je sais ce que tu veux dire. Mais le Samuel avide et malhonnête est mort, Seigneur. Mon démon aussi est parti. Maintenant, c’est un nouveau Samuel. Il fera encore l’hôtelier, mais en saint. Viens, viens avec moi, que je t’honore comme un roi, comme un dieu. Ce que tu es. Ah ! Béni soit le soleil d’aujourd’hui qui t’a amené à moi ! »…