194.1 Comme un fleuve gonfle en recevant de nouveaux affluents, la route de Sichem à Jérusalem fourmille de voyageurs, dont le nombre ne cesse de s’accroître au fur et à mesure que les villages y déversent, par des routes secondaires, leurs fidèles qui se dirigent vers la cité sainte. Cette affluence aide grandement Pierre à distraire l’enfant qui côtoie, sans même s’en apercevoir, ses collines natales sous la terre desquelles ont été ensevelis ses parents.
Après une longue marche, interrompue – depuis qu’ils ont laissé sur la gauche Silo qui se dresse sur sa montagne – pour prendre un peu de repos et de nourriture dans une verte vallée où gazouillent des eaux pures et cristallines, les voyageurs se remettent en route et franchissent une colline calcaire plutôt dénudée sur laquelle le soleil darde ses rayons sans pitié. Ils entament la descente par une série de très beaux vignobles qui ornent de leurs festons les pentes des montagnes calcaires, dont les sommets sont ensoleillés.
Pierre a un fin sourire et fait signe à Jésus, qui sourit à son tour. L’enfant ne remarque rien, attentif comme il est à écouter Jean d’En-Dor lui décrire d’autres pays qu’il a visités. Là-bas, on produit des raisins très doux qui pourtant ne servent pas tant pour le vin que pour préparer des friandises meilleures que les fouaces au miel.
194.2 Voici une nouvelle montée beaucoup plus escarpée. Le groupe des apôtres, abandonnant la route principale poussiéreuse et encombrée, a préféré prendre ce raccourci par les bois. Une fois parvenus au sommet, ils voient briller dans le lointain, distinctement déjà, une mer de lumière qui surplombe une agglomération toute blanche, peut-être des maisons blanchies à la chaux.
« Yabeç, appelle Jésus, viens ici. Tu vois ce point brillant comme l’or ? C’est la Maison du Seigneur. C’est là que tu jureras d’obéir à la Loi. Mais la connais-tu bien ?
– Maman m’en parlait et mon père m’enseignait les commandements. Je sais lire et… et je crois savoir ce qu’ils m’ont dit avant de mourir… »
L’enfant, accouru avec un sourire à l’appel de Jésus, pleure maintenant, tête basse, sa main tremblante dans la main de Jésus.
« Ne pleure pas. Ecoute. Sais-tu où nous sommes ? A Béthel, où le saint Jacob fit son songe angélique. Le connais-tu ? T’en souviens-tu ?
– Oui, Seigneur. Il a vu une échelle qui allait de la terre au Ciel par où les anges montaient et descendaient. Maman me disait qu’à l’heure de la mort, si on avait été toujours bon, on voyait la même chose et qu’on montait par cette échelle à la maison de Dieu. Maman me disait tant de choses ! Mais maintenant, elle ne me les dira plus… je les ai toutes ici et c’est tout ce que je possède d’elle… »
Ses larmes coulent sur son petit visage, si triste.
« Mais ne pleure pas comme ça ! Ecoute, Yabeç. J’ai moi aussi une Maman qui s’appelle Marie, qui est sainte et bonne et qui sait beacoup de choses. Elle est plus sage qu’un maître, meilleure et plus belle qu’un ange.Nous allons maintenant la trouver ; elle va t’aimer très fort et t’apprendra tout ce qui est bon. Et puis, avec elle se trouve la mère de Jean, elle aussi très bonne ; elle s’appelle Marie. Et encore la mère de mon frère Jude, elle aussi douce comme un rayon de miel et qui, elle encore, porte le nom de Marie. Elles vont beaucoup t’aimer, parce que tu es un bon garçon et par amour pour moi qui t’aime tant. Tu grandiras avec elles et, une fois grand, tu deviendras un saint de Dieu. Tu prêcheras, comme un docteur, la parole de Jésus, lui qui t’a rendu une mère ici et qui ouvrira les portes du Ciel à ta mère morte, à ton père, et aussi à toi quand ton heure sera venue. Tu n’auras même pas besoin de gravir la longue échelle des Cieux à l’heure de ta mort. Tu l’auras déjà montée durant ta vie en étant un bon disciple, et tu te trouveras là, sur le seuil ouvert du paradis ; moi, j’y serai et je te dirai : “ Viens, mon ami, fils de Marie ” et nous serons ensemble. »
Le sourire lumineux de Jésus qui marche, un peu penché pour être plus près du visage de l’enfant qui marche à côté de lui, sa petite main dans la sienne, ainsi que ce récit merveilleux sèchent ses larmes et font épanouir un sourire sur les lèvres de Yabeç.
194.3 intéressé par l’histoire, ce dernier, qui est loin d’être sot, — il est seulement accablé par toutes les souffrances et les privations qu’il a subies — demande :
« Tu dis que tu ouvriras les portes des Cieux. Or ne sont-elles pas fermées à cause du grand Péché ? Maman me disait que personne ne pouvait y entrer tant que ne serait pas venu le pardon, et que les justes l’attendaient dans les limbes.
– C’est bien cela. Mais, plus tard, j’irai vers le Père après avoir annoncé la parole de Dieu et… et vous avoir obtenu le pardon, et je lui dirai : “ Voici, Père, j’ai entièrement accompli ta volonté. Je veux maintenant la récompense de mon sacrifice : que viennent les justes qui attendent ton Royaume. ” Et le Père me répondra : “ Qu’il en soit comme tu veux. ” Alors je descendrai appeler tous les justes ; les limbes ouvriront leurs portes au son de ma voix, et il en sortira dans l’allégresse les saints patriarches, les prophètes lumineux, les femmes bénies d’Israël et puis… sais-tu combien d’enfants ? Comme une prairie en fleurs, des enfants de tout âge ! Et, en chantant, ils me suivront pour monter au beau paradis.
– Et il y aura Maman ?
– Bien sûr !
– Tu ne m’as pas dit qu’elle sera avec toi à la porte du Ciel quand, moi aussi, je serai mort…
– Elle, et ton père avec elle, n’auront pas besoin d’être à cette porte : tels des anges de lumière, ils voleront inlassablement du Ciel à la terre, de Jésus à leur petit Yabeç, et quand tu seras sur le point de mourir, ils feront comme ces deux oiseaux, là dans cette haie. Tu les vois ? »
Jésus prend l’enfant dans ses bras pour qu’il voie mieux.
« Tu vois comme ils restent sur leurs petits œufs ? Ils attendent leur éclosion, puis ils étendront leurs ailes sur leur couvée pour la protéger de tout mal ; plus tard, quand leurs petits auront grandi et seront en état de voler, ils les soutiendront de leurs ailes puissantes et les amèneront là-haut, là-haut, là-haut… vers le soleil. C’est ce que tes parents feront avec toi.
– Ce sera vraiment comme ça ?
– Exactement.
– Mais tu leur diras de se rappeler de venir ?
– Ce ne sera pas la peine car ils t’aiment. Mais je le leur dirai.
– Oh ! Comme je t’aime ! »
L’enfant, encore dans les bras de Jésus, se serre à son cou et l’embrasse avec effusion, une effusion si joyeuse qu’elle en est émouvante. Jésus lui rend son baiser et dépose l’enfant par terre.
194.4 « Bien ! Maintenant, reprenons notre chemin vers la cité sainte. Nous devons y arriver demain soir. Pourquoi tant de hâte ? Saurais-tu me le dire ? Ne serait-ce pas aussi bien d’arriver après-demain ?
– Non. Ce ne serait pas la même chose car demain c’est la Parascève et, après le coucher du soleil, on ne peut parcourir que six stades. On ne peut faire plus parce que le repos du sabbat est commencé.
– On paresse donc pendant le sabbat ?
– Non, on prie le Seigneur.
– Comment s’appelle-t-il ?
– Adonaï. Mais les saints peuvent dire son nom.
– Et aussi les enfants sages. Dis-le, si tu le connais.
– Jaavé. »
(L’enfant le prononce comme cela : un J très doux qui devient presque un Y, et un a très long).
« Et pourquoi prie-t-on le Seigneur le jour du sabbat ?
– Parce qu’il l’a dit à Moïse quand il lui a donné les tables de la Loi.
– Ah oui ? Et qu’a-t-il dit ?
– Il a dit de sanctifier le sabbat. “ Tu travailleras pendant six jours, mais le septième tu te reposeras et tu feras reposer, parce que c’est ce que j’ai fait moi aussi après la création. ”
– Comment ? Le Seigneur s’est reposé ? Il s’était fatigué à créer ? Et c’est bien lui qui a créé ? Comment le sais-tu ? Moi, je sais que Dieu ne se fatigue jamais.
– Il n’était pas fatigué car Dieu ne marche pas et ne remue pas les bras. Mais il l’a fait pour l’enseigner à Adam – et à nous –, et pour qu’il y ait un jour où nous pensions à lui. Et c’est lui qui a tout créé, certainement. Le Livre du Seigneur l’affirme.
– Mais le Livre a-t-il été écrit par lui ?
– Non. Mais c’est la vérité et il faut le croire pour ne pas aller chez Lucifer.
– Tu me dis que Dieu ne marche pas et ne remue pas les bras. Alors comment a-t-il créé ? Comment est-il ? C’est une statue ?
– Ce n’est pas une idole : c’est Dieu. Et Dieu est… Dieu est… laisse-moi réfléchir et me souvenir de ce que disait Maman et, mieux encore qu’elle, cet homme qui va en ton nom trouver les pauvres d’Esdrelon… Maman disait, pour me faire comprendre Dieu : “ Dieu est comme mon amour pour toi. Il n’a pas de corps et pourtant il existe. ” Et ce petit homme, avec un sourire si doux, disait : “ Dieu est un Esprit éternel, un et trine. Et la seconde Personne a pris chair par amour pour nous, les pauvres, et son nom est… ” Oh ! Mon Seigneur ! Maintenant que j’y réfléchis… c’est toi ! »
Abasourdi, l’enfant se jette à terre en adorant.
Tout le monde accourt, croyant qu’il est tombé, mais Jésus, un doigt sur les lèvres, fait signe qu’on se taise, puis il dit :
« Relève-toi, Yabeç. Les enfants ne doivent pas avoir peur de moi ! »
L’enfant redresse la tête en révérant Jésus, et il le regarde. Son expression est changée, presque craintive.
Mais Jésus sourit et lui tend la main en disant :
« Tu es un sage, petit juif. 194.5 Continuons l’examen entre nous. Maintenant que tu m’as reconnu, sais-tu si l’on parle de moi dans le Livre ?
– Oh oui, Seigneur ! Depuis le commencement jusqu’à maintenant. Tout parle de toi. Tu es le Sauveur promis. Maintenant, je comprends pourquoi tu ouvriras les portes des limbes. Ah ! Seigneur ! Seigneur ! Et tu m’aimes tant ?
– Oui, Yabeç.
– Non, plus Yabeç : donne-moi un nom qui veuille dire que tu m’as aimé, que tu m’as sauvé…
– Ce nom, je le choisirai avec ma Mère. D’accord ?
– Mais qu’il veuille dire exactement cela. Et je le prendrai le jour où je deviendrai fils de la Loi.
– Tu le prendras à partir de ce jour. »
Ils ont dépassé Béthel et font halte dans un vallon frais et bien pourvu en eau pour prendre leur repas.
Yabeç est encore à moitié étourdi par cette révélation et il mange en silence ; c’est avec vénération qu’il reçoit chaque bouchée que lui présente Jésus. Mais, peu à peu, il s’enhardit et, après un beau moment de jeu avec Jean pendant que les autres se reposent sur l’herbe verte, il revient vers Jésus avec Jean tout souriant, et ils font un petit cercle à trois.
« Tu ne m’as toujours pas dit qui parle de moi dans le Livre !
– Les prophètes, Seigneur. Et encore avant, le Livre en parle après qu’Adam a été chassé, puis à Jacob, à Abraham et à Moïse… Ah !… Mon père me disait qu’il était allé chez Jean – pas lui, l’autre Jean, celui du Jourdain – et que lui, le grand prophète, t’appelait l’Agneau… Voilà, maintenant je comprends l’agneau de Moïse… La Pâque, c’est toi ! »
Jean le taquine :
« Mais quel est le prophète qui a prophétisé mieux que lui ?
– Isaïe et Daniel, mais… Daniel me plaît davantage, maintenant que je t’aime comme mon père. Est-ce que je peux dire ça ? Dire que je t’aime comme j’ai aimé mon père ? Oui ? Eh bien, maintenant je préfère Daniel.
– Pourquoi ? Celui qui a beaucoup parlé du Christ, c’est Isaïe.
– Oui, mais il parle des souffrances du Christ. Au contraire, Daniel parle du bel ange et de ta venue. C’est vrai… lui aussi dit que le Christ sera immolé. Mais je pense que l’Agneau sera immolé d’un seul coup. Pas comme le disent Isaïe et David. Je pleurais toujours quand je les entendais lire et Maman ne m’en parlait plus. »
Il est presque en larmes maintenant, pendant qu’il caresse la main de Jésus.
« N’y pense pas pour l’instant. Ecoute : tu connais les commandements ?
– Oui, Seigneur, je crois les savoir. Dans la forêt, je me les répétais pour ne pas les oublier et pour entendre la parole de Maman et de mon père. Mais maintenant, je ne pleure plus (réellement il y a une grande lueur dans ses yeux) parce que, maintenant, je t’ai, toi. »
Jean sourit et embrasse son Jésus en disant :
« Ce sont mes propres mots ! Tous ceux qui ont un cœur d’enfant tiennent le même langage.
– Oui, parce que leurs paroles proviennent d’une unique sagesse.
194.6 Maintenant, il faudrait partir de façon à arriver à Béérot de très bonne heure. La foule augmente et le temps menace. Les abris seront pris d’assaut, et je ne veux pas que vous tombiez malades. »
Jean hèle ses compagnons et ils reprennent leur marche jusqu’à Béérot, en traversant une plaine, pas très cultivée, mais pas absolument aride comme l’était la colline qu’ils ont franchie après Silo.