199.1 La splendide matinée invite vraiment à se promener et à sortir des lits et des maisons ; comme autant d’abeilles au premier soleil, les habitants de la maison de Simon le Zélote se lèvent en vitesse et sortent respirer l’air pur dans le verger de Lazare qui entoure le petit logis hospitalier. Ils sont vite rejoints par ceux qui sont logés chez Lazare, à savoir : Philippe, Barthélemy, Matthieu, Thomas, André et Jacques, fils de Zébédée. Un joyeux soleil pénètre par toutes les fenêtres et les portes grandes ouvertes, et les pièces, simples et propres, se revêtent d’une teinte dorée qui avive les couleurs des vêtements et fait briller cheveux et pupilles.
Marie, femme d’Alphée, et Salomé sont occupées à servir ces hommes au vigoureux appétit. Marie, de son côté, surveille un serviteur de Lazare qui peigne les cheveux de Margziam avec plus de savoir-faire que son premier barbier :
« Pour le moment, ce sera comme ça, dit le serviteur. Plus tard, quand tu auras offert à Dieu tes cheveux d’enfant, je te les raccourcirai davantage. La chaleur arrive et tu seras plus à l’aise sans cheveux dans le cou. Et ils reprendront de la force. Ils sont secs et cassants, négligés. Tu le vois, Marie ? Ils ont besoin de soins. Maintenant, j’y mets de l’huile pour les tenir en place. Tu sens, mon enfant, cette bonne odeur ? C’est l’huile qui sert à Marthe. Amande, palme et moelle avec les essences les plus fines et les plus rares. Cela fait très bien. Ma maîtresse m’a dit de conserver ce petit vase pour l’enfant. Ah, voilà ! Maintenant tu ressembles à un fils de roi. »
Le serviteur, qui est peut-être le barbier de la maison de Lazare, donne une petite tape sur la joue de Marziam, salue Marie et repart satisfait.
« Viens, que je t’habille » dit Marie à l’enfant qui n’a pour l’instant qu’une petite tunique à manches courtes.
Je crois que c’est la chemise ou ce qui en ce temps-là en tenait lieu. Vu la finesse du lin, je comprends qu’elle a fait partie du trousseau de Lazare enfant. Marie enlève le linge de bain dans lequel Margziam était enveloppé et lui passe le sous-vêtement froncé au cou et aux poignets, ainsi que le vêtement de dessus rouge, en laine, au large décolleté et aux larges manches. La blancheur du lin brillant ressort au cou et aux manches de l’étoffe rouge et mate. La main de Marie a dû pourvoir, pendant la nuit, à mettre aux mesures la longueur du vêtement et des manches, si bien que, maintenant, il lui va bien, et d’autant plus quand Marie lui ceint la taille de la soyeuse bande de la ceinture, qui se termine par un pompon de laine blanche et rouge. L’enfant ne ressemble plus au pauvre petit qu’il était, il y a encore quelques jours.
« Maintenant, va jouer sans te salir pendant que je me prépare » dit Marie en le caressant.
Et il sort, en sautant de joie, pour chercher ses grands amis.
199.2 Le premier qui le voit, c’est Thomas :
« Mais que tu es beau ! Comme pour des noces ! Tu m’éclipses ! » dit le toujours jovial Thomas, grassouillet, tranquille.
Et il ajoute en le prenant par la main :
« Viens, nous allons chez les femmes. Elles te cherchent pour te donner la becquée. »
Ils entrent dans la cuisine et Thomas fait sursauter les deux Marie penchées sur les fourneaux en criant de sa grosse voix :
« Voici un jeune homme qui vous demande ! » et, en riant, il présente l’enfant qui s’était caché derrière sa robuste personne.
« Oh, mon chéri ! Mais viens que je t’embrasse ! Regarde, Salomé, comme il est beau ! S’exclame Marie, femme d’Alphée.
– C’est vrai ! Maintenant, il n’a plus qu’à devenir plus robuste. Mais c’est moi qui vais y veiller. Viens que je t’embrasse à mon tour, répond Salomé.
– Mais Jésus le confie aux bergers… objecte Thomas.
– Jamais de la vie ! En cela, mon Jésus se trompe. Que voulez-vous faire et que savez-vous faire, vous, les hommes ? Vous disputer — car, soit dit en passant, vous êtes plutôt querelleurs… comme des chevreaux qui s’aiment, mais qui se donnent des coups de cornes — manger, parler, avoir mille besoins et réclamer que le Maître ne pense qu’à vous… sinon, vous boudez… Les enfants ont besoin de mères. N’est-ce pas…, comment t’appelles-tu ?
– Marziam.
– Ah bon ! Mais ma Marie bénie pouvait te donner un nom plus facile !
– C’est presque le sien ! S’exclame Salomé.
– Oui, mais le sien est plus simple. Il n’y a pas ces trois consonnes au milieu… Trois, cela fait trop… »
Judas est entré et dit :
« Elle a pris le nom exact pour ce qu’il veut dire, conformément à l’ancienne langue.
– C’est bien, mais c’est difficile à prononcer ; moi, j’en enlève une lettre et je dis Marziam. C’est plus facile et cela n’entraînera pas la fin du monde. N’est-ce pas, Simon ? »
Pierre, qui passe devant la fenêtre en discutant avec Jean d’En-Dor, s’avance et dit :
« Que veux-tu ?
– Je disais que l’enfant, moi je l’appelle Marziam, c’est plus facile à prononcer.
– Tu as raison, femme. Si la Mère me le permet je l’appellerai comme ça, moi aussi. Mais comme tu es beau ! Mais moi aussi, hein ? Regardez ! »
Effectivement, il s’est bien brossé, il a les joues rasées, les cheveux et la barbe bien peignés, pommadés, le vêtement sans faux plis, et ses sandales paraissent neuves tant elles sont propres et astiquées avec je ne sais quoi. Les femmes l’admirent et il rit, tout content.
L’enfant a fini son repas et sort pour aller trouver son grand ami, qu’il appelle toujours “ Père ”.
199.3 Voici Jésus qui arrive de la maison de Lazare avec ce dernier, et il dit à l’enfant qui court à sa rencontre :
« Que la paix soit entre nous, Marziam ! Donnons-nous le baiser de paix. »
Lazare, salué par l’enfant, lui fait une caresse et lui donne une friandise.
Tous se réunissent autour de Jésus. Marie, habillée d’un vêtement de laine de couleur turquoise sur lequel est drapé un manteau plus foncé, s’avance elle aussi en souriant vers son Fils.
« Nous pouvons y aller, dit Jésus. Toi, Simon, avec ma Mère et l’enfant, si tu tiens à faire ton achat, même maintenant que Lazare y a pourvu.
– Mais certainement ! Et puis… je pourrai dire que, pour une fois, j’aurai pu accompagner ta Mère. C’est un grand honneur.
– Alors, vas-y. Toi, Simon, tu vas m’accompagner chez tes amis lépreux…
– Vraiment, Maître ? Alors, si tu le permets, je cours devant, pour les rassembler… Tu me rejoindras… Tu sais bien où ils se trouvent…
– C’est bien, vas-y. Que les autres fassent ce qui leur plaît. Vous êtes tous libres jusqu’à mercredi matin. A l’heure de tierce, tout le monde à la Porte Dorée.
– Moi, je viens avec toi, Maître, intervient Jean.
– Moi aussi, dit son frère Jacques.
– Et nous aussi, déclarent les deux cousins.
– Moi aussi, je viens, dit Matthieu, et avec lui André.
– Et moi ? Je voudrais bien venir moi aussi… mais si je vais faire l’achat… c’est impossible, dit Pierre, pris entre deux désirs.
– Cela peut s’arranger. D’abord, nous allons chez les lépreux. Pendant ce temps, ma Mère et l’enfant vont dans une maison amie d’Ophel. Après cela, nous la rejoindrons et tu partiras avec elle pendant que les autres et moi, nous nous rendrons chez Jeanne. Nous nous retrouverons à Gethsémani pour le repas, et vers le crépuscule nous reviendrons ici.
– Moi, si tu le permets, je vais trouver quelques amis… intervient Judas.
– Mais je l’ai dit : faites ce que vous voulez.
– Alors, moi, j’irai chez des parents. Peut-être mon père est-il déjà arrivé. Si c’est le cas, je te l’amènerai, dit Thomas.
– Nous deux, qu’en dis-tu, Philippe, nous pourrions aller chez Samuel.
– D’accord, répond Philippe à Barthélemy.
– Et toi, Jean ? demande Jésus à l’homme d’En-Dor. Préfères-tu rester ici pour ranger tes livres ou m’accompagner ?
– Vraiment, je préférerais t’accompagner… Les livres… me plaisent déjà moins. Je préfère te lire, toi, le Livre vivant.
– Alors, viens. Adieu, Lazare, à…
– Mais je viens moi aussi. Mes jambes vont un peu mieux, et après les lépreux, je te quitterai pour aller t’attendre à Gethsémani.
– Allons-y. Paix à vous, femmes. »
Jusqu’aux environs de Jérusalem, ils marchent tous ensemble. Puis ils se séparent. Judas part tout seul de son côté et entre dans la ville, probablement par la porte qui se trouve vers la Tour Antonia. Thomas, Philippe et Nathanaël font encore quelques dizaines de mètres avec Jésus et leurs compagnons, puis entrent en ville, par le faubourg d’Ophel, en compagnie de Marie et de l’enfant.
199.4 « Et maintenant, allons voir ces malheureux ! » dit Jésus.
Tournant le dos à Jérusalem, il se dirige vers un lieu désolé situé sur les pentes d’une colline rocheuse qui se trouve entre les deux routes qui mènent de Jéricho à Jérusalem. C’est un lieu étrange où l’on accède par des sortes de gradins. Après le premier niveau, on grimpe un sentier et le premier palier est surélevé d’au moins trois mètres au-dessus du sentier, et de même pour le second. Lieu aride, mort… très triste.
« Maître, crie Simon le Zélote, je suis ici. Arrête-toi pour que je te montre le chemin… »
Et Simon, qui s’était adossé à la roche pour avoir un peu d’ombre, s’avance et conduit Jésus par un sentier à gradins qui va vers Gethsémani, mais en est séparé par la route qui mène du mont des Oliviers à Béthanie.
« Nous y voilà. J’ai vécu au milieu des tombeaux de Siloan et c’est ici que se trouvent mes amis. Une partie d’entre eux, du moins. Les autres sont à Ben Hinnom, mais ne peuvent venir… Ils devraient traverser la route, et on les verrait.
– Nous irons aussi les trouver.
– Merci ! Pour eux et pour moi.
– Ils sont nombreux ?
– L’hiver en a tué le plus grand nombre, mais ici, il y en a encore cinq de ceux auxquels j’avais parlé. Ils t’attendent. Les voilà sur le bord de leur bagne… »
Ils doivent être une dizaine de monstres. Je dis “ doivent être ” car, s’il y en a cinq debout qu’on distingue bien, on voit si mal les autres à cause de la grisaille de leur peau, de la difformité de leur visage qui émerge à peine de la pierraille, qu’ils pourraient être plus ou moins de cinq. Parmi ceux qui se tiennent debout, il y a une seule femme. On ne peut l’identifier que grâce à ses cheveux devenus blancs, en broussaille, durs et sales, et qui retombent sur ses épaules jusqu’à la ceinture. Pour le reste, rien n’indique le sexe car la maladie, très avancée, en a fait presque un squelette et supprimé toute courbe féminine. Ainsi en est-il des hommes dont un seul présente un reste de moustache et de barbe. Les autres ont été rasés par cette maladie destructrice.
Ils crient : « Jésus, notre Sauveur, aie pitié de nous ! » et montrent leurs mains difformes et couvertes de plaies.
« Jésus, Fils de David, aie pitié !
– Que voulez-vous que je fasse pour vous ? demande Jésus en levant son visage vers ces misères.
– Que tu nous sauves du péché et de la maladie.
– Ce sont la volonté et le repentir qui sauvent du péché…
– Mais si tu le veux, tu peux effacer nos péchés. Au moins cela, si tu ne veux pas guérir nos corps.
– Si je vous dis : “ Choisissez entre les deux choses ”, laquelle voulez-vous ?
– Le pardon de Dieu, Seigneur, pour être moins désolés. »
Jésus fait un signe d’approbation, avec un sourire lumineux, puis il lève les bras et s’écrie :
« Soyez exaucés, je le veux. »
Exaucés ! Cela peut concerner le péché comme la maladie, ou les deux, et les cinq malheureux restent dans l’incertitude. Mais les apôtres, eux, ne sont pas incertains, et ils ne peuvent s’empêcher de crier leur hosanna en voyant la lèpre disparaître comme un flocon de neige qui tombe sur du feu. A ce moment, les cinq lépreux comprennent qu’ils sont exaucés complètement. Leurs cris résonnent comme une sonnerie de victoire. Ils s’embrassent les uns les autres et envoient des baisers à Jésus, puisqu’ils ne peuvent se précipiter à ses pieds, puis ils se tournent vers leurs compagnons pour leur dire :
« Et vous, vous ne voulez pas encore croire ? Mais quels malheureux êtes-vous ? »
– Soyez bons ! Vos pauvres frères ont besoin de réfléchir. Ne leur dites rien. La foi ne s’impose pas. On la prêche par la paix, la douceur, la patience, la constance. C’est ce que vous ferez après votre purification, comme Simon l’a fait pour vous. Du reste, le miracle est déjà lui-même une prédication. Vous, qui êtes guéris, allez au plus tôt trouver le prêtre. Vous, les malades, attendez-nous ce soir. Nous vous apporterons des vivres. Que la paix soit avec vous. »
Jésus redescend sur la route, accompagné par les bénédictions de tous.
199.5 « Et maintenant, allons à Ben Hinnom, dit Jésus.
– Maître… je voudrais venir, mais je me rends compte que je ne le puis. Je vais à Gethsémani, dit Lazare.
– Vas-y. Va, Lazare. Que la paix soit avec toi. »
Pendant que Lazare s’éloigne lentement, l’apôtre Jean dit :
« Maître, je l’accompagne. Il est fatigué et le chemin n’est pas très bon. Je te rejoindrai ensuite à Ben Hinnom.
– Bien, vas-y. Allons. »
Ils passent le Cédron, longent le côté sud du mont Tophet et pénètrent dans la petite vallée, toute remplie de tombeaux et d’ordures, sans un arbre, sans rien, sur ce côté méridional, qui fasse écran au soleil. Il darde ses rayons et rend brûlantes les pierres de ces nouvelles terrasses d’enfer, à la base desquelles fument des feux pestilentiels qui augmentent encore la chaleur. A l’intérieur de ces tombeaux, pareils à des fours crématoires, il y a de pauvres corps qui se consument… Siloan doit être sinistre en hiver, humide comme il est et tourné presque vers le nord, mais ce doit être terrible en été…
Simon le Zélote pousse un cri d’appel ; et d’abord trois, puis deux, puis un, et un autre encore viennent comme ils le peuvent jusqu’à la limite prescrite. Ici, il y a deux femmes dont l’une tient par la main une horreur d’enfant dont la lèpre a atteint particulièrement le visage. Il est déjà aveugle…
Il y a aussi un homme de noble allure malgré sa misérable condition. Il prend la parole au nom de tous :
« Que soit béni le Messie du Seigneur qui est descendu dans notre Géhenne pour en tirer ceux qui espèrent en lui. Sauve-nous, Seigneur, que nous ne périssions pas ! Sauve-nous, Sauveur ! Roi de la souche de David, Roi d’Israël, aie pitié de tes sujets ! O toi, le bourgeon de la tige de Jessé, dont il est dit que quand tu viendras il n’y aura plus de mal, étends ta main pour recueillir ces restes de ton peuple. Fais disparaître de nous cette mort, essuie nos larmes, puisque c’est ce qui a été dit de toi. Appelle-nous, Seigneur, à tes bons pâturages, à tes douces eaux car nous sommes assoiffés. Emmène-nous sur les collines éternelles où il n’y a plus ni faute ni souffrance. Aie pitié, Seigneur…
– Qui es-tu ?
– Jean, du Temple. J’ai été contaminé, peut-être par un lépreux. Comme tu le vois, c’est depuis peu que la maladie est en moi. Mais eux !… Certains attendent la mort depuis des années et cette petite est ici depuis le temps où elle ne savait pas encore marcher. Elle ne connaît pas la création de Dieu. Tout ce qu’elle connaît ou dont elle se souvient des merveilles de Dieu, ce sont ces tombeaux, ce soleil impitoyable et les étoiles de la nuit. Pitié pour les coupables comme pour les innocents, Seigneur, notre Sauveur ! »
Ils se sont tous agenouillés, mains tendues.
Jésus pleure sur tant de misère, puis il ouvre les bras en s’écriant :
« Père, je le veux : le salut, la vie, la vue et la sainteté pour eux. »
Il reste ainsi, bras ouverts, dans une prière intense de toute son âme. Il semble s’affiner et s’élever en priant, flamme d’amour, blanche et puissante dans la puissante lumière dorée du soleil.
« Maman, je vois ! »
C’est le premier cri, auquel répond celui de sa mère qui presse contre son cœur l’enfant guérie, puis le cri des autres et celui des apôtres… Le miracle est accompli.
« Toi, Jean, qui es prêtre, tu conduiras tes compagnons pour le rite. Que la paix soit avec vous. A vous aussi, nous apporterons des vivres dans la soirée. »
Il les bénit et se dispose à s’éloigner.
Mais Jean le lépreux s’exclame :
« Je veux marcher sur tes pas. Dis-moi ce que je dois faire, où je dois me rendre pour parler de toi !
– Sur cette terre désolée et nue qui a besoin de se convertir au Seigneur. Que la ville de Jérusalem soit ton champ d’action. Adieu.
199.6 Et maintenant allons trouver ma Mère, dit-il ensuite aux apôtres.
– Mais où est-elle ? demandent plusieurs.
– Dans une maison que Jean connaît. Chez la jeune fille guérie l’an dernier. »
Ils pénètrent dans la ville, parcourent une bonne partie du faubourg populeux d’Ophel jusqu’à une petite maison blanche.
Tout en prononçant sa douce salutation, Jésus entre dans la maison dont la porte est entrouverte. Il en sort la douce voix de Marie, celle, argentine, d’Annalia et celle, plus rude, de sa mère. La jeune fille se prosterne en adorant, sa mère s’agenouille, Marie se lève.
Elles voudraient retenir le Maître et sa Mère. Mais, sur la promesse de revenir un autre jour, Jésus les bénit et prend congé.
Tout content, Pierre part avec Marie. Ils tiennent tous deux l’enfant par la main et ressemblent à une famille heureuse. Beaucoup de gens se retournent pour les observer. Jésus les regarde partir avec un sourire.
« Simon est ravi ! S’exclame Simon le Zélote.
– Pourquoi souris-tu, Maître ? demande Jacques, fils de Zébédée.
– Parce que je vois dans ce groupe une grande promesse.
– Quelle promesse, mon frère ? Que vois-tu ? demande Jude.
– Voici ce que je vois : je pourrai m’en aller tranquille quand viendra l’heure. Je ne dois pas craindre pour mon Eglise. A ce moment-là, elle sera petite et chétive comme Marziam. Mais ma Mère sera là pour la tenir comme cela par la main et lui servir de mère ; et il y aura Pierre pour lui servir de père. Dans sa main honnête et calleuse, je peux, sans aucun souci, mettre la main de mon Eglise naissante. Pierre lui donnera la force de sa protection, ma Mère la force de son amour. Et l’Eglise grandira… comme Marziam… C’est vraiment l’enfant-symbole ! Que Dieu bénisse ma Mère, mon Pierre et leur enfant, notre enfant ! Maintenant, allons chez Jeanne… »
199.7 …Et nous voilà de nouveau, le soir venu, dans la petite maison de Béthanie. Plusieurs, fatigués, se sont déjà retirés. Mais Pierre fait les cent pas sur le sentier ; il lève très souvent la tête vers la terrasse où sont assis, parlant ensemble, Jésus et Marie. Jean d’En-Dor, de son côté, discute avec Simon le Zélote assis avec lui sous un grenadier tout en fleurs.
Marie a déjà beaucoup parlé, car j’entends Jésus lui dire :
« Tout ce que tu m’as dit est très juste et j’en garderai la justesse à l’esprit. Au sujet d’Annalia aussi, j’estime que ton conseil est juste. Que l’homme l’ait accueilli avec tant de promptitude, c’est bon signe. Vraiment, la haute société de Jérusalem est fermée et rancunière, je pourrais même dire remplie d’ordure. Mais dans son petit peuple, il y a des perles d’une valeur inestimable. Je suis content qu’Annalia soit heureuse… C’est une femme qui appartient davantage au Ciel qu’à la terre, et peut-être l’homme, maintenant qu’il juge selon l’esprit, s’en rend-il compte et en éprouve-t-il un respect révérenciel. Son idée de partir ailleurs pour ne pas troubler par quelque sentiment humain le vœu pur de sa fiancée le prouve.
– Oui, mon Fils. L’homme perçoit le parfum virginal… Je me souviens de Joseph. Je ne savais pas par quels mots m’exprimer. Lui ne connaissait pas mon secret… Et pourtant il m’a aidée à le dire, parce que sa sainteté le lui avait fait percevoir. Il avait senti le parfum de mon âme… Vois-tu Jean ?… Quelle paix !… Et tout le monde recherche sa présence… Même Judas, bien que… Non, mon Fils, Judas n’a pas changé. Je le sais et tu le sais. Nous n’en parlons pas pour ne pas commencer la guerre. Mais même sans en parler, nous savons… et même si nous n’en parlons pas, les autres en ont l’intuition… Oh, mon Jésus ! Les jeunes m’ont raconté aujourd’hui, à Gethsémani, l’épisode de Magdala et celui de la matinée du sabbat… L’innocence parle… parce qu’elle voit par les yeux de son ange gardien. Mais les plus âgés aussi se rendent compte… Ils n’ont pas tort. C’est un être fuyant… Tout en lui est fuyant… et j’ai peur de lui. J’ai sur les lèvres les mêmes paroles que Benjamin à Magdala et que Marziam à Gethsémani, car j’éprouve pour Judas la même répulsion que les enfants.
– Ils ne peuvent tous être comme Jean !…
– je ne le prétends pas ! Ce serait le paradis sur terre ! Mais vois, tu m’as parlé de l’autre Jean… Un homme qui a tué… mais il me fait seulement pitié. Judas, lui, me fait peur.
– Aime-le, Mère ! Aime-le par amour pour moi !
– Oui, mon Fils. Mais mon amour ne servira pas non plus. Ce sera seulement une souffrance pour moi, et pour lui une faute. Ah ! Pourquoi est-il entré ? Il trouble tout le monde, offense Pierre qui est digne de respect.
199.8 – Oui, Pierre est très bon. Pour lui, je ferais n’importe quoi parce qu’il le mérite.
– S’il t’entendait, il dirait avec son bon sourire franc : “ Ah ! Seigneur, ce n’est pas vrai ! ” Et il aurait raison.
– Pourquoi, Mère ? »
Mais Jésus sourit déjà car il a compris.
« Parce que tu ne lui fais pas le plaisir de lui donner un fils. Il m’a confié tous ses espoirs, tous ses désirs… et tous tes refus.
– Et il ne t’a pas dit la raison qui les justifie ?
– Si. Il me l’a confiée, et il a ajouté : “ C’est vrai… mais je suis un homme, un pauvre homme. Jésus s’obstine à voir en moi un grand homme. Mais je sais que je suis très mesquin et, à cause de cela… il pourrait me donner un fils. Je me suis marié pour cela… je vais mourir sans en avoir. ” Pierre me montrait l’enfant qui, heureux du beau vêtement que Pierre lui avait acheté, l’avait embrassé en l’appelant : “ mon père que j’aime ” et il m’a confié : “ Tu vois, quand ce petit être, qu’il y a dix jours je ne connaissais pas encore, me parle comme cela, je me sens devenir plus tendre que le beurre et plus doux que le miel, et je pleure, car… chaque jour qui passe éloigne de moi cet enfant… ” »
Marie se tait, et elle observe Jésus, étudiant sa physionomie, attendant une parole…Mais Jésus a mis son coude sur son genou, sa tête appuyée sur sa main et il regarde l’étendue verte du verger.
Marie lui prend la main, la caresse et dit :
« Simon a ce grand désir… Pendant que je marchais avec lui, il n’a pas cessé de m’en parler, et avec des raisons si justes que… je n’ai rien pu dire pour le faire taire. C’étaient les mêmes raisons que nous invoquons toutes, nous les femmes et les mères. L’enfant n’est pas robuste. S’il avait été comme toi… ah ! Alors il aurait pu s’avancer sans crainte vers la vie de disciple. Mais qu’il est chétif !… Très intelligent, très bon… mais rien de plus. Quand un tourtereau est délicat, il ne peut prendre son envol tout de suite, comme le font les forts. Les bergers sont bons… mais ce sont toujours des hommes. Les enfants ont besoin des femmes. Pourquoi ne le laisses-tu pas à Simon ? Tant que tu lui refuses un enfant vraiment né de lui, j’en comprends la raison. Un petit, pour nous, c’est comme une ancre. Et Simon, destiné à un si grand rôle, ne peut avoir d’ancres qui le retiennent. Néanmoins, tu dois convenir qu’il lui faut être le “ père ” de tous les enfants que tu lui laisseras. Comment peut-il être père s’il n’a pas été à l’école d’un enfant ? Un père doit être doux. Simon est bon, mais pas doux. C’est un impulsif et un intransigeant. Il n’y a qu’un enfant qui puisse lui enseigner l’art subtil de la compassion pour les faibles… Considère le sort de Simon… C’est bien ton successeur ! Oh ! Je dois pourtant le dire, ce mot atroce ! Mais, pour toute la souffrance qu’il m’en coûte pour le dire, écoute-moi. Jamais je ne te conseillerais quelque chose qui ne serait pas bon. Marziam… Tu veux en faire un parfait disciple… or c’est encore un enfant. Toi… tu t’en iras avant qu’il ne devienne un homme. Alors, à qui le confier plutôt qu’à Simon pour compléter sa formation ? Enfin, tu sais quelles tribulations ce pauvre Simon a subies, même à cause de toi, de la part de sa belle-mère ; et pourtant il n’a pas repris la plus petite parcelle de son passé, de sa liberté depuis un an, pour que sa belle-mère – que même toi n’as pu changer – le laisse en paix. Et sa pauvre épouse ? Ah ! Elle a un tel désir d’aimer et d’être aimée ! Sa mère ? Ah !… son mari ? Un cher autoritaire… Jamais la moindre affection qui lui soit donnée sans trop exiger… Pauvre femme !… Laisse-lui l’enfant. Ecoute, mon Fils : pour le moment, nous l’emmenons avec nous. Je viendrai, moi aussi, en Judée. Tu m’y conduiras avec toi chez une de mes compagnes du Temple – presque une parente puisqu’elle descend de David. Elle réside à Bet-çur. Je la reverrai volontiers si elle vit encore. Après cela, à notre retour en Galilée, nous le confierons à Porphyrée. Quand nous serons dans les environs de Bethsaïde, Pierre le prendra. Quand nous viendrons ici, au loin, l’enfant restera avec elle. Ah ! Mais tu souris maintenant ! Alors tu vas faire plaisir à ta Maman. Merci, mon Jésus.
– Oui, qu’il soit fait comme tu le désires. »
199.9 Jésus se lève et appelle d’une voix forte :
« Simon, fils de Jonas, viens ici ! »
Pierre sursaute et monte en vitesse l’escalier :
« Que veux-tu, Maître ?
– Viens ici, usurpateur et corrupteur !
– Moi ? Pourquoi ? Qu’ai-je fait Seigneur ?
– Tu as corrompu ma Mère. C’est pour cela que tu voulais être seul. Qu’est-ce que je dois te faire ? »
Mais Jésus sourit et Pierre se rassure.
« Oh ! Dit-il, tu m’as réellement fait peur ! Mais maintenant tu ris… Que veux-tu de moi, Maître ? Ma vie ? Je n’ai plus qu’elle puisque tu m’as tout pris… mais, si tu la veux, je te la donne.
– Je ne veux pas t’enlever, mais te donner. Toutefois, n’abuse pas de ta victoire et n’en donne pas le secret à d’autres, homme rempli de fourberie qui triomphes du Maître par l’arme de la parole maternelle. Tu auras l’enfant, mais… »
Jésus ne peut continuer car Pierre, qui était à genoux, saute sur ses pieds et embrasse Jésus avec une impétuosité telle qu’il lui coupe la parole.
« C’est elle qu’il te faut remercier, pas moi. Mais rappelle-toi que cela doit être pour toi une aide, pas un obstacle…
– Seigneur, tu n’auras pas à regretter ton don… Oh, Marie ! Sois toujours bénie, sainte et bonne… »
Et Pierre, qui est retombé à genoux, pleure réellement en baisant la main de Marie…