Il y avait quelqu’un de malade, Lazare, de Béthanie, le village de Marie et de Marthe, sa sœur. Or Marie était celle qui répandit du parfum sur le Seigneur et lui essuya les pieds avec ses cheveux. C’était son frère Lazare qui était malade. Donc, les deux sœurs envoyèrent dire à Jésus : « Seigneur, celui que tu aimes est malade. » En apprenant cela, Jésus dit : « Cette maladie ne conduit pas à la mort, elle est pour la gloire de Dieu, afin que par elle le Fils de Dieu soit glorifié. »
545.1 La nuit commence déjà à tomber. Le serviteur, remontant les bosquets du fleuve, éperonne son cheval, qui fume de sueur, pour lui faire franchir la dénivellation qui existe à cet endroit entre le fleuve et le chemin du village. Les flancs du pauvre animal palpitent sous la fatigue de cette longue course rapide. La sueur fait luire sa robe noire, et l’écume du mors éclabousse son poitrail de taches blanches. Il halète en cambrant son cou et en secouant la tête.
Une fois sur le sentier, il a vite fait de rejoindre la maison. Le serviteur saute à terre, attache le cheval à la haie, et appelle.
De derrière la maison se présente la tête de Pierre et, de sa voix un peu rauque, il demande :
« Qui est-ce ? Le Maître est fatigué. Cela fait des heures qu’il n’est pas tranquille. Il fait presque nuit. Revenez demain.
– Je ne veux rien du Maître, moi. Je suis en bonne santé et je n’ai qu’un mot à lui dire. »
Pierre s’approche :
« Et de la part de qui, si on peut le demander ? Si je ne peux reconnaître à coup sûr, je ne laisse passer personne, et surtout pas quelqu’un qui pue Jérusalem comme toi. »
Rendu plus soupçonneux par la beauté du cheval maure richement harnaché, que par l’homme, il s’est avancé lentement. Mais quand ils sont en face l’un de l’autre, il fait un geste étonné :
« Toi ? Mais n’es-tu pas un serviteur de Lazare ? »
Le serviteur ne sait que répondre. Sa maîtresse lui a demandé de ne parler qu’à Jésus, mais l’apôtre semble bien décidé à ne pas le laisser passer. Le nom de Lazare, il le sait, est puissant auprès des apôtres. Il se décide à préciser :
« Oui, je suis Jonas, serviteur de Lazare. Je dois parler au Maître.
– Lazare va mal ? C’est lui qui t’envoie ?
– Il va mal, oui. Mais ne me fais pas perdre de temps. Je dois repartir au plus tôt. » Et, pour convaincre Pierre, il ajoute : « Des membres du Sanhédrin sont venus à Béthanie…
– Des membres du Sanhédrin ! Passe donc, passe ! » et il ouvre le portail en disant : «Détache le cheval. Nous allons le faire boire et lui donner de l’herbe, si tu veux.
– J’ai de l’avoine, mais un peu d’herbe serait la bienvenue. Pour l’eau, il vaut mieux attendre ; tout de suite, ça lui ferait du mal. »
545.2 Ils entrent dans la pièce où se trouvent les couchettes et attachent l’animal dans un coin pour le garder à l’abri de l’air ; le serviteur lui met une couverture qui était attachée à la selle, lui donne de l’avoine et de l’herbe que Pierre a trouvée je ne sais où. Une fois dehors, Pierre conduit Jonas dans la cuisine et lui offre une tasse de lait chaud, qu’il prend dans un petit chaudron qui se trouve près du feu allumé, au lieu de l’eau que le serviteur avait demandée. Pendant que ce dernier boit et se réchauffe auprès du foyer, Pierre, qui s’abstient héroïquement de poser des questions, dit :
« Le lait vaut mieux que l’eau que tu voulais. Et puisque nous en avons… Tu as fait tout ce chemin en une étape ?
– En une étape, oui, et je ferai de même au retour.
– Tu seras fatigué. Et le cheval va tenir le coup ?
– Je l’espère. Et puis, au retour, je ne galoperai pas comme à l’aller.
– Mais il va bientôt faire nuit. La lune commence déjà à se lever… Comment vas-tu faire au fleuve ?
– J’espère y arriver avant qu’elle ne se couche, sinon je resterai dans le bois jusqu’à l’aube. Mais j’y serai à temps.
– Et après ? La route est longue du fleuve à Béthanie, et la lune se couche de bonne heure. Elle en est à ses premiers jours.
– J’ai une bonne lanterne, je l’allumerai et j’avancerai lentement. Même à petite allure, je me rapprocherai toujours de la maison.
– Veux-tu du pain et du fromage ? Nous en avons, et aussi du poisson. C’est moi qui l’ai pêché. Parce qu’aujourd’hui je suis resté ici avec Thomas. Mais maintenant, Thomas est allé demander du pain à une femme qui nous rend service.
– Non, ne te prive de rien. J’ai mangé en route, mais j’avais soif et besoin aussi de quelque chose de chaud. Maintenant, je me sens bien. Mais veux-tu aller chercher le Maître ? Est-il ici ?
– Oui, oui. S’il avait été absent, je te l’aurais dit tout de suite. Il se repose à côté, car il vient tant de monde ici… J’ai même peur que cela ne fasse du bruit et n’alarme les pharisiens. Prends encore un peu de lait. D’ailleurs, tu devras laisser manger le cheval… et le faire se reposer. Ses flancs battaient comme une voile mal tendue…
– Non. Le lait, vous en avez besoin. Vous êtes si nombreux…
– Oui, mais à l’exception de Jésus, qui parle tant, qu’il en a la poitrine fatiguée, et des plus âgés, nous qui sommes robustes, nous mangeons des aliments qui font travailler les dents. Prends. C’est celui des brebis laissées par le vieillard. Quand nous sommes ici, la femme nous l’apporte, mais si nous en désirons davantage, tous nous en donnent. Ils nous aiment bien, et ils nous aident. 545.3Et… dis-moi un peu : ils étaient tellement nombreux, les membres du Sanhédrin ?
– Presque tous étaient là, et d’autres avec eux : sadducéens, scribes, pharisiens, juifs de grande fortune, et même quelques hérodiens…
– Et qu’est-ce que ces gens sont venus faire Béthanie ? Est-ce que Joseph et Nicodème étaient là ?
– Non : ils étaient passés les jours d’avant, et Manahen aussi. Mais ceux qui sont venus dernièrement n’étaient pas de ceux qui aiment le Seigneur.
– Je le crois bien ! Il y en a tellement peu au Sanhédrin qui l’aiment ! Que voulaient-ils exactement ?
– Saluer Lazare, ont-ils dit en entrant…
– Hum ! Quel amour étrange ! Ils l’ont toujours écarté pour tant de raisons… Bien !… Croyons-le aussi… Ils sont restés longtemps ?
– Assez longtemps, oui. Et ils sont repartis contrariés. Moi, je ne sers pas à la maison, par conséquent je ne faisais pas le service des tables, mais ceux qui en étaient chargés rapportent qu’ils ont parlé avec les maîtresses et qu’ils ont voulu voir Lazare. C’est Elchias qui est allé voir Lazare et…
– Cette peau de vache !… siffle Pierre entre ses dents.
– Qu’est-ce que tu dis ?
– Rien, rien ! Continue. Et il a parlé avec Lazare ?
– Je crois. Il est allé dans sa chambre avec Marie. Mais ensuite, je ne sais pourquoi… Marie s’est agitée et les serviteurs, prêts à accourir des pièces voisines, racontent qu’elle les a chassés comme des chiens…
– Bravo ! Voilà ce qu’il fallait faire ! Et elles t’ont envoyé le dire à Jésus ?
– Ne me fais pas perdre plus de temps, Simon.
– Tu as raison, viens. »
« Maître, il y a là un serviteur de Lazare qui veut te parler.
– Entre » dit Jésus.
Pierre ouvre la porte, fait entrer le serviteur, ferme et se retire, méritoirement, près du feu pour mortifier sa curiosité.
Jésus est assis sur le bord de son lit, dans une pièce si exigüe qu’il y a tout juste de la place pour la couche et pour la personne qui l’habite. Ce devait être auparavant un local pour les vivres car on voit encore des crochets aux murs et des planches sur des chevilles. Jésus regarde en souriant le serviteur qui s’est agenouillé, et il le salue :
« Que la paix soit avec toi. »
Puis il ajoute :
« Quelles nouvelles m’apportes-tu ? Relève-toi et parle.
– Mes maîtresses m’envoient te prier de venir tout de suite à Béthanie, car Lazare est très malade et le médecin nous avertit de sa mort prochaine. Marthe et Marie t’en supplient et elles m’ont envoyé te dire : “ Viens, car toi seul peux le guérir. ”
– Conseille-leur de rester tranquilles : ce n’est pas une maladie mortelle, mais c’est la gloire de Dieu pour que sa puissance soit glorifiée en son Fils.
– Mais il est au plus mal, Maître ! Sa chair est gangrenée, et il ne se nourrit plus. J’ai éreinté le cheval pour arriver plus tôt…
– Peu importe. C’est comme je te le dis.
– Mais viendras-tu ?
– Je viendrai. Dis-leur que je viendrai et que je leur demande d’avoir foi, une foi absolue. Tu as compris ? Va. Paix à toi et à celles qui t’envoient. Je te répète : qu’elles aient foi absolue. Va. »
Le serviteur salue et se retire.
« Tu as fait vite! Je m’attendais à un long discours… »
Il le regarde, le regarde… Le désir de savoir transpire par tous les pores de son visage, mais il se retient…
« Je pars. Veux-tu me donner de l’eau pour mon cheval ? Après, je m’en irai.
– Viens. Nous avons tout un fleuve à te proposer, en plus du puits pour nous. »
Et Pierre, muni d’une lampe, le précède et donne l’eau demandée.
Ils font boire le cheval. Jonas soulève la couverture, examine les fers, la sous-ventrière, les rênes, les étriers. Il explique :
« Il a tant couru ! Mais tout est en bon état. Adieu, Simon-Pierre, et prie pour nous. »
Il conduit le cheval dehors, sort sur la route en le tenant par la bride, met un pied dans l’étrier, et s’apprête à monter en selle. Mais Pierre le retient en lui posant une main sur le bras :
« Tout ce que je veux savoir, c’est cela : y a-t-il danger pour lui à rester ici ? Ont-ils fait cette menace ? Voulaient-ils apprendre par les deux sœurs où nous étions ? Réponds, au nom de Dieu !
– Non, Simon, non. Il n’en a pas été question. C’est pour Lazare qu’ils sont venus… Entre nous, nous soupçonnons que c’était pour voir si le Maître était là et si Lazare était lépreux, car Marthe criait très fort qu’il n’est pas lépreux, et elle pleurait… Adieu, Simon, paix à toi.
– Ainsi qu’à toi et à tes maîtresses. Que Dieu t’accompagne sur le chemin du retour… »
Il le regarde partir… et disparaître bientôt au bout de la rue — en effet, le serviteur préfère prendre la grande route éclairée par la lumière de la lune plutôt que le sentier obscur du bois le long du fleuve. Il reste pensif, puis referme la grille et revient à la maison.
545.6 Il va trouver Jésus qui est toujours assis sur sa couche, les mains appuyées sur le bord, l’air songeur. Mais il se secoue en sentant près de lui Pierre qui le dévisage comme pour l’interroger. Il sourit.
« Tu souris, Maître ?
– Je te souris, Simon. Assieds-toi près de moi. Les autres sont-ils revenus ?
– Non, pas même Thomas. Il aura trouvé des personnes à qui parler.
– C’est bien.
– Bien qu’il parle ? Bien que les autres tardent ? Lui, il ne parle que trop. Il est toujours gai ! Et les autres ? Je suis toujours inquiet tant qu’ils ne sont pas de retour. J’ai toujours peur, moi.
– Et de quoi, mon Simon ? Il n’arrive rien de mal pour le moment, crois-moi. Apaise-toi et imite Thomas qui est toujours gai. Toi, au contraire, tu es bien triste depuis quelque temps !
– Je défie quiconque t’aime de ne pas l’être ! Je suis vieux à présent, et je réfléchis plus que les jeunes. Car eux aussi t’aiment, mais ils sont vifs et se concentrent moins… Si tu désires que je sois plus gai, je le serai, je m’efforcerai de l’être. Mais pour que ce soit possible, donne-moi au moins une raison de l’être. Dis-moi la vérité, mon Seigneur, je te le demande à genoux (effectivement, il glisse à genoux). Que t’a dit le serviteur de Lazare ? Qu’ils te cherchent ? Qu’ils veulent te nuire ? Que… »
Jésus pose sa main sur la tête de Pierre :
« Mais non, Simon ! Rien de tout cela. Il est venu m’informer que l’état de Lazare s’est beaucoup aggravé, et nous avons parlé seulement de Lazare.
– Vraiment, vraiment ?
– Vraiment, Simon. Et j’ai répondu que ses sœurs doivent avoir foi.
– Mais les membres du Sanhédrin sont allés à Béthanie, tu le sais ?
– C’est bien naturel ! La maison de Lazare est une grande maison, et nos usages demandent que l’on rende ces honneurs à un homme puissant qui meurt. Ne t’agite pas, Simon.
– Mais tu crois vraiment qu’ils n’ont pas profité de cette excuse pour…
– Pour voir si j’étais là. Eh bien, ils ne m’auront pas trouvé. Allons, ne t’effraie pas ainsi, comme s’ils m’avaient déjà pris. Reviens près de moi, pauvre Simon, qui ne veut absolument pas se laisser convaincre que rien ne peut m’arriver de mal jusqu’au moment décrété par Dieu, et que, alors… rien ne pourra me défendre du Mal… »
Pierre s’accroche à son cou et lui ferme la bouche en y déposant un baiser et en disant :
« Tais-toi ! Tais-toi ! Ne me parle pas de telles horreurs ! Je ne veux pas les entendre ! »
Jésus réussit à se dégager assez pour pouvoir parler, et il murmure :
« Tu ne veux pas les entendre, et c’est une erreur ! Mais je t’excuse… 545.7 Ecoute, Simon, puisque tu étais seul ici, toi et moi seuls nous devons savoir ce qui est arrivé. Tu m’as bien compris ?
– Oui, Maître, je n’en parlerai à aucun des compagnons.
– Que de sacrifices, n’est-ce pas, Simon ?
– Des sacrifices ? Lesquels ? On est bien, ici. Nous avons tout ce qu’il nous faut.
– Ne pas questionner, ne pas parler, supporter Judas… être loin de ton lac… ce sont des sacrifices ! Mais Dieu te récompensera de tout.
– Oh ! si c’est de cela que tu veux parler !… Au lieu du lac, j’ai le fleuve et… je m’en contente. Pour Judas… je t’ai toi, et tu es une large compensation… Et pour le reste… bagatelles ! Cela me sert à devenir moins rustre et plus semblable à toi. Comme je suis heureux d’être ici avec toi ! Dans tes bras ! Le palais de César ne me paraîtrait pas plus beau que cette maison, si je pouvais rester toujours ainsi, dans tes bras.
– Que sais-tu du palais de César ? L’aurais-tu donc vu ?
– Non, et je ne le verrai jamais. Mais je n’y tiens pas. Pourtant, j’imagine qu’il est grand, beau, rempli de merveilles… et d’ordures, comme Rome tout entière, je suppose. Je n’y resterais pas même si on me couvrait d’or !
– Où ? Dans le palais de César, ou à Rome ?
– Aux deux endroits. Anathème !
– Mais c’est justement parce qu’ils sont tels qu’il faut les évangéliser.
– Et que veux-tu faire à Rome ? Ce n’est qu’un lupanar ! Il n’y a rien à faire, là-bas, à moins que tu y viennes, toi. Alors !…
– J’y viendrai. Rome est la capitale du monde. Conquérir Rome, c’est conquérir le monde.
– Nous allons à Rome ? Tu te proclames roi, là-bas ! Miséricorde et puissance de Dieu ! Cela, c’est un miracle ! »
Pierre s’est levé et il reste les bras tendus devant Jésus, qui lui répond en souriant :
« J’y serai dans la personne de mes apôtres. Vous me la conquerrez et je vous aiderai. Mais j’entends quelqu’un à côté. Allons, Pierre. »
Pierre et les lupanars romains…
Alors que Pierre clame son dégout pour Rome, Jésus lui dévoile à mi-mots sa destination future :
« – Que sais-tu du palais de César ? L’aurais-tu donc vu ?
– Non, et je ne le verrai jamais. Mais je n’y tiens pas. Pourtant, j’imagine qu’il est grand, beau, rempli de merveilles… et d’ordures, comme Rome tout entière, je suppose. Je n’y resterais pas même si on me couvrait d’or !
– Où ? Dans le palais de César, ou à Rome ?
– Aux deux endroits. Anathème !
– Mais c’est justement parce qu’ils sont tels qu’il faut les évangéliser.
– Et que veux-tu faire à Rome ?! Ce n’est qu’un lupanar ! Il n’y a rien à faire, là-bas, à moins que tu y viennes, toi. Alors !…
– J'y irai. Rome est la capitale du monde. Rome une fois conquise, c'est le monde qui est conquis.
– Nous allons à Rome ? Tu te proclames roi, là-bas ! Miséricorde et puissance de Dieu ! Cela, c’est un miracle ! »
Pierre s’est levé et il reste les bras tendus devant Jésus, qui lui répond en souriant :
« J’y serai dans la personne de mes apôtres. Vous me la conquerrez et je vous aiderai ». (EMV 545.7)
Déjà Pierre s’était scandalisé de devoir accompagner Jésus dans Magdala à la réputation scandaleuse. « Pour mon amour, tu devras entrer non pas dans une ville de plaisir, mais dans de vrais lupanars... », lui avait alors prédit Jésus (EMV 183.1).
Dans l’Antiquité romaine, la louve (lupa), était l'animal qui symbolisait la prostituée. Les maisons de prostitution (lupanaria) étaient très fréquentes en Grèce et à Rome, dès le 6e siècle avant J.-C.