550.1 Il fait bon rester ainsi, sans rien faire, entourés de l’amour de ses amis et près du Maître, dans les journées ensoleillées qui annoncent déjà un précoce sourire de printemps ! Le regard se pose sur les champs qui ouvrent leurs sillons à un verdoiement innocent du blé en herbe, sur les prés dont les premières fleurs multicolores rompent le vert uniforme de l’hiver, sur les haies qui, aux endroits les plus ensoleillés, présentent déjà le sourire des boutons qui s’ouvrent, sur les amandiers dont les premières fleurs éclosent à leur sommet en formant une sorte de mousse.
Jésus, les apôtres, et les trois amis de Béthanie s’émerveillent. Combien semblent loin la malveillance, la douleur, la tristesse, la maladie, la mort, la haine, l’envie, tout ce qui est peine, tourment, préoccupation sur la terre !
Les apôtres jubilent, et ils le manifestent. Ils expriment leur conviction — si sûre, si triomphante ! — que Jésus a d’ores et déjà vaincu tous ses ennemis, que sa mission continuera désormais sans obstacles, qu’il sera reconnu comme Messie même par ceux qui s’obstinaient davantage à le nier. Ils parlent avec un peu d’exaltation, comme rajeunis, tant ils sont heureux, en faisant des projets pour l’avenir, en rêvant… en rêvant tellement… et si humainement…
550.2 Le plus enthousiaste, à cause de son caractère qui le porte aux extrêmes, c’est Judas. Il se félicite d’avoir su attendre et d’avoir su agir, il se félicite de sa longue foi dans le triomphe du Maître, il se félicite d’avoir défié les menaces du Sanhédrin… Il est tellement euphorique qu’il finit par révéler ce qu’il a toujours tenu caché jusqu’ici, au grand étonnement de ses compagnons :
« Oui, ils voulaient m’acheter, ils voulaient me séduire par des flatteries, et, voyant qu’elles ne servaient pas, par des menaces. Si vous saviez ! Mais moi, je les ai payés de la même monnaie. J’ai feint de ressentir de la sympathie pour eux, comme eux pour moi. Je les ai flattés comme eux me flattaient, et je les ai trahis comme eux voulaient me trahir… Car c’est bien ce qu’ils voulaient ! Me faire croire que c’était dans une bonne intention qu’ils éprouvaient le Maître pour pouvoir le proclamer solennellement le Saint de Dieu. Mais moi, je les connais ! Je les connais ! Et dans toutes les manigances qu’ils m’annonçaient, je m’y prenais de façon telle que la sainteté de Jésus se manifeste avec plus d’éclat que le soleil de midi dans un ciel sans nuages… J’ai joué un jeu dangereux! S’ils l’avaient compris ! Mais j’étais prêt à tout, même à mourir, pour servir Dieu dans mon Maître. Et ainsi je savais tout… J’ai dû parfois vous paraître fou, mauvais, sauvage. Si vous aviez su ! Moi seul, je connais mes nuits, les précautions que je devais prendre pour faire du bien sans attirer l’attention de personne ! Vous me suspectiez tous quelque peu, j’en suis conscient, mais je ne vous en garde pas rancune. Ma manière de faire… oui… pouvait susciter des soupçons, mais mon but était bon et je ne me préoccupais que de cela. Jésus ne sait rien, ou plutôt je crois que lui aussi me suspecte. Mais je saurai me taire sans exiger de lui le moindre éloge. Et taisez-vous, vous aussi. Un jour, dans les premiers temps où j’étais avec lui — toi, Simon le Zélote, et toi, Jean, vous étiez avec moi —, il m’a reproché de m’être vanté d’avoir le sens pratique. Depuis lors… je ne lui ai jamais fait ressortir cette qualité, mais j’ai continué à m’en servir, pour son bien. J’ai agi comme une mère pour son enfant inexpérimenté : elle écarte les obstacles de son chemin, elle plie pour lui la branche sans épines et lève celle qui peut le blesser, ou bien, par des gestes avisés, elle l’amène à son insu à faire ce qu’il doit savoir faire et à éviter ce qui est mal. Ainsi le fils croit être arrivé de lui-même à marcher sans trébucher, à cueillir une belle fleur pour sa mère, à faire ceci ou cela spontanément. C’est ainsi que je me suis comporté envers le Maître, car la sainteté ne suffit pas dans un monde d’hommes et de satans. Il faut aussi combattre à armes égales, au moins en hommes… et parfois… même un rien de fourberie d’enfer n’est pas de trop. C’est mon idée. Mais lui ne veut pas en entendre parler… Il est trop saint… Voilà ! Moi, je comprends tout et tout le monde, et je ne vous tiens pas rigueur des mauvaises pensées que vous avez pu avoir sur mon compte. Maintenant, vous voilà au courant. Aimons-nous en bons compagnons, et faisons tout pour son amour et sa gloire. »
Et il désigne Jésus, qui se promène beaucoup plus loin dans une allée ensoleillée en devisant avec Lazare, qui l’écoute avec un sourire extasié sur le visage.
550.3 Les apôtres s’éloignent vers la maison de Simon. Inversement, Jésus s’approche avec son ami. Je les écoute. Lazare dit :
« Oui : j’avais compris que, si tu me laissais mourir, c’est que tu avais une bonne raison, certainement. Je pensais que c’était pour m’épargner la vue de la persécution qu’ils te font subir. Et — tu sais que je dis la vérité — j’étais content de mourir pour ne pas la voir. Elle m’aigrit, elle me trouble. Vois-tu, Maître, j’ai pardonné tant de choses à ceux qui sont les chefs de notre peuple. J’ai dû pardonner jusqu’aux derniers jours… Elchias… Mais ma mort et ma résurrection ont annulé tout ce qui s’y rapportait. A quoi bon me rappeler leurs dernières actions pour m’en affliger ? J’ai tout pardonné à Marie. Elle semble en douter. Et même, depuis que je suis ressuscité, elle a adopté à mon égard une attitude que… je ne sais comment définir. J’ignore la raison de ce changement. Elle est d’une douceur et d’une soumission si étranges chez ma Marie… Même dans les premiers moments où, rachetée par toi, elle est revenue ici, elle n’était pas ainsi… Comme Marie te dit tout, peut-être en sais-tu quelque chose, peut-être peux-tu m’en parler… J’ignore si ceux qui sont venus ici lui ont fait trop de reproches. J’ai toujours cherché à amoindrir le souvenir de sa faute quand je la voyais absorbée dans le souvenir de son passé, pour guérir sa souffrance. Elle n’arrive pas à trouver la paix. Elle semble tellement… au-dessus de ce qui pourrait être de l’avilissement. A certains, elle pourrait paraître même peu repentie… Mais moi, je comprends… Je sais. Elle fait tout pour expier. Je crois qu’elle fait de grandes pénitences, de toutes sortes. Je ne m’étonnerais pas que sous ses vêtements, elle porte un cilice et que sa chair connaisse la morsure des fouets… Mais l’amour fraternel que je lui porte, et qui veut la soutenir en mettant un voile entre le passé et le présent, les autres n’en font pas preuve… Sais-tu si, peut-être, elle a été maltraitée par ceux qui ne savent pas pardonner… elle qui a tant besoin de pardon ?
– Je l’ignore, Lazare. Marie ne m’en a pas parlé. Elle m’a seulement confié qu’elle a beaucoup souffert en entendant les pharisiens insinuer que je n’étais pas le Messie sous prétexte que je ne te guérissais pas ou que je ne te ressuscitais pas.
– Et… elle ne t’a rien dit de moi ? Tu sais… j’avais si mal… Je me rappelle que ma mère, à ses derniers moments, révéla des choses qui nous étaient passées inaperçues, à Marthe et à moi. Ce fut comme si le fond de son âme et de son passé était revenu à la surface dans les derniers soulèvements du cœur. Moi, je ne voudrais pas… Mon cœur a tant souffert pour Marie… et s’est tant efforcé de ne jamais lui laisser comprendre à quel point cela m’a meurtri… Je ne voudrais pas l’avoir affligée, maintenant qu’elle est bonne, alors que par amour fraternel d’abord, par amour pour toi ensuite, je ne l’ai jamais frappée au temps infâme où elle était un opprobre. Que t’a-t-elle dit à mon sujet, Maître ?
– Sa douleur d’avoir eu trop peu de temps pour te manifester son saint amour de sœur et de condisciple. En te perdant, elle a mesuré l’étendue des trésors d’affection qu’elle avait piétinés autrefois… et maintenant, elle est heureuse de pouvoir te montrer tout l’amour qu’elle veut, pour te dire que, à ses yeux, tu es son saint et bien-aimé frère.
– Ah ! voilà ! J’en avais l’intuition ! Je m’en réjouis, mais je craignais de l’avoir offensée… Depuis hier, je pense, je pense… j’essaie de me souvenir… mais je n’y arrive pas…
– Mais pourquoi veux-tu te le remettre en mémoire ? Tu as l’avenir devant toi. Le passé est resté dans la tombe, ou plutôt il n’y est même pas resté : il a brûlé en même temps que les bandelettes funèbres, mais si cela doit t’apaiser, je vais te rapporter les derniers mots que tu as adressés à tes sœurs, en particulier à Marie : tu as dit que c’était grâce à Marie que je suis venu ici et que j’y viens encore, parce que Marie sait aimer mieux que quiconque. C’est vrai. Tu as ajouté qu’elle t’a aimé plus que tous ceux qui t’ont aimé. Cela aussi est vrai, car elle t’a aimé en se renouvelant par amour pour Dieu et pour toi. Tu lui as confié précisément que toute une vie de délices ne t’aurait pas donné la joie qu’elle t’a procurée. Et tu les as bénies comme un patriarche bénissait ses enfants préférés. Tu as pareillement béni Marthe que tu appelais : ta paix, et Marie que tu appelais : ta joie. As-tu retrouvé ta sérénité, maintenant ?
– Maintenant, oui, Maître.
– Dans ce cas, puisque la paix permet la miséricorde, pardonne aussi aux chefs du peuple qui me persécutent. Car tu voulais dire que tu peux tout pardonner, sauf le mal qu’ils me font.
– C’est cela, Maître.
– Non, Lazare. Moi, je leur pardonne. Tu dois aussi leur pardonner si tu veux être semblable à moi.
– Semblable à toi ! Cela m’est impossible, je suis un simple homme !
– L’homme est resté là-dessous. L’homme ! Ton esprit… 550.4 Tu sais ce qui arrive à la mort de l’homme…
– Non, Seigneur, je ne me souviens de rien de ce qui m’est arrivé » interrompt vivement Lazare.
Jésus sourit et répond :
« Je ne parlais pas de ton savoir personnel, de ton expérience particulière, mais de ce que tout croyant connaît sur ce qui lui arrive après sa mort.
– Ah ! le jugement particulier ! Je sais. Je crois. L’âme se présente à Dieu, et Dieu la juge.
– C’est cela. Et le jugement de Dieu est juste et inviolable, sa valeur est infinie. Si l’âme jugée est coupable mortellement, elle devient une âme damnée. Si elle est légèrement coupable, elle est envoyée au purgatoire. Si elle est juste, elle va dans la paix des limbes en attendant que j’ouvre la porte des Cieux. J’ai donc rappelé ton esprit après qu’il était déjà jugé par Dieu. Si tu avais été damné, je n’aurais pas pu te rappeler à la vie, car j’aurais annulé le jugement de mon Père. Pour les damnés, il n’y a plus de changement possible. Ils sont jugés pour toujours. Tu étais donc au nombre de ceux qui n’étaient pas damnés. Tu faisais partie de la classe des bienheureux ou de la classe de ceux qui le seront après leur purification. Mais réfléchis, mon ami : la volonté sincère de repentir que l’homme peut avoir alors qu’il est encore homme, c’est-à-dire chair et âme, a valeur de purification ; un rite symbolique de baptême dans l’eau, voulu par esprit de contrition des souillures contractées dans le monde et à cause de la chair, a, pour nous autres juifs, valeur de purification ; par conséquent, imagine quelle valeur aura le repentir plus réel et plus parfait, beaucoup plus parfait, d’une âme libérée de la chair, consciente de ce qu’est Dieu, instruite de la gravité de ses erreurs, éclairée sur l’immensité de la joie qui s’est éloignée pendant des heures, pendant des années ou pendant des siècles — la joie de la paix des limbes, qui bientôt sera la joie de la possession de Dieu enfin atteinte — ; imagine ce que sera la purification double, triple, du repentir parfait, de l’amour parfait, du bain dans l’ardeur des flammes allumées par l’amour de Dieu et par l’amour des âmes, dans lequel et par lequel les esprits se dépouillent de toute impureté et d’où ils sortent beaux comme des séraphins, couronnés de ce qui ne couronne même pas les séraphins : leur martyre d’ici-bas et dans l’au-delà contre les vices et grâce à l’amour. Qu’est-ce que cela sera ? Dis-le donc, mon ami.
– Mais… je ne sais pas… une perfection. Ou plutôt… une nouvelle création.
– Exactement. C’est le mot juste. L’âme en est comme créée à nouveau, elle devient semblable à celle d’un enfant. Elle est neuve. Tout son passé d’homme n’existe plus. Une fois le péché originel disparu, l’âme, exempte de toute ombre de taches, sera digne du Paradis. J’ai rappelé ton âme qui déjà s’était recréée par son attachement au Bien, par l’expiation de la souffrance et de la mort, et grâce au parfait repentir et au parfait amour que tu avais atteints au-delà de la mort. Tu as donc l’âme tout à fait innocente d’un bébé né depuis quelques heures. Et si tu es un nouveau-né, pourquoi veux-tu endosser sur cette enfance spirituelle les vêtements lourds, accablants de l’homme adulte ? Les âmes joyeuses des petits enfants ont des ailes et non des chaînes. Eux m’imitent facilement, parce qu’ils n’ont pas encore construit leur personnalité. Ils deviennent comme je suis, car ma figure et mon enseignement peuvent s’imprimer, sur leur âme vierge de toute empreinte, sans confusion de lignes. Ils ont l’âme exempte de souvenirs humains, de ressentiments, de préjugés. Il ne s’y trouve rien. Et je puis y être, moi qui suis parfait, absolu comme je suis dans le Ciel. Toi qui es comme re-né, nouvellement né — puisque dans ta vieille chair, la puissance motrice est nouvelle, sans passé, pure, sans traces de ce qui a été —, toi qui es revenu pour me servir et seulement pour cela, tu dois être comme je suis, plus que tous. Regarde-moi. Regarde-moi bien. Mire-toi en moi, reflète-toi en moi. Soyons deux miroirs qui se regardent pour réfléchir l’un dans l’autre la figure de ce qu’ils aiment. Tu es un homme et tu es un enfant. Tu es homme quant à l’âge, tu es enfant quant à la pureté du cœur. Tu as sur les enfants l’avantage de connaître déjà le bien et le mal, et d’avoir déjà su choisir le bien, avant même d’être baptisé dans les flammes de l’amour. Eh bien ! je te dis, à toi dont l’âme a été purifiée : “ Sois parfait comme l’est notre Père des Cieux et comme je le suis. Sois parfait, c’est-à-dire sois semblable à moi qui t’ai aimé au point d’aller contre toutes les lois de la vie et de la mort, du ciel et de la terre pour avoir de nouveau sur la terre un serviteur de Dieu, pour moi un véritable ami, et au Ciel un bienheureux, un grand bienheureux. ” Je le dis à tous : “ Soyez parfaits. ” Eux, pour la plupart, n’ont pas le cœur que tu avais : digne du miracle, digne d’être pris comme instrument pour rendre gloire à Dieu en son Fils bien-aimé. Et eux n’ont pas tes dettes d’amour envers Dieu… Je puis le dire, je peux l’exiger de toi. Et en premier lieu, j’exige que tu n’éprouves aucune rancœur à l’égard de ceux qui m’ont offensé et m’offensent encore. Pardonne, pardonne, Lazare. Tu as été plongé dans les flammes allumées par l’amour. Tu dois être “ amour ”, pour ne plus jamais connaître autre chose que l’étreinte amoureuse de Dieu.
– Et en agissant ainsi, j’accomplirai la mission pour laquelle tu m’as ressuscité ?
– En agissant ainsi, tu l’accompliras.
– Cela me suffit, Seigneur. Je n’ai pas besoin d’en demander et d’en savoir davantage. Te servir était mon rêve. Si je t’ai servi même dans le peu de chose que peut faire un homme malade et mort, et si je peux te servir avec les pauvres moyens de cet homme qui a recouvré la santé, mon rêve est réalisé et je ne demande rien de plus. Sois béni, Jésus, mon Seigneur et mon Maître ! Et qu’avec toi soit béni Celui qui t’a envoyé.
– Béni soit toujours le Seigneur Dieu tout-puissant. »
550.5 Ils se dirigent vers la maison, mais s’arrêtent de temps à autre pour observer le réveil des arbres. Jésus lève un bras et, grand comme il est, cueille un petit bouquet de fleurs sur un amandier qui se chauffe au soleil contre le mur méridional de la demeure.
Marie sort et, à leur vue, s’approche pour entendre ce que dit Jésus :
« Tu vois, Lazare ? A eux aussi, le Maître a dit : “ Sortez. ” Et ils ont obéi pour servir le Seigneur.
– Quel mystère que la germination ! Il paraît impossible que, d’un tronc dur et d’une semence résistante puissent sortir des pétales si fragiles et des tiges si tendres, pour se changer en fruits ou en arbres. Est-ce une erreur, Maître, de dire que la sève ou le germe correspondent à l’âme de la plante ou de la semence ?
– Ce n’est pas une erreur puisque c’en est la partie vitale. Chez eux, elle n’est pas éternelle, créée pour chaque espèce au premier jour de l’existence des arbres ou des blés. Chez l’homme, elle est éternelle, ressemblant à son Créateur, créée chaque fois pour chaque nouvel être conçu. Mais c’est par elle que la matière vit. C’est pourquoi j’affirme que c’est seulement par son âme qu’un homme vit, non seulement ici, mais dans l’au-delà. Il vit par son âme.
Nous autres Hébreux, nous ne traçons pas de dessins sur les tombeaux comme le font les païens. Mais si nous en faisions, il nous faudrait toujours représenter, non pas le flambeau éteint, la clepsydre vide ou quelque autre symbole de fin de vie, mais bien la semence jetée dans le sillon qui fleurit en épi. C’est en effet la mort de la chair qui libère l’âme de son écorce et la fait fructifier dans les parterres du Seigneur. La semence, c’est l’étincelle de vie que Dieu a déposée dans notre poussière et qui devient épi si nous savons par la volonté — mais aussi par la douleur — rendre fertile la motte qui l’enserre. La semence, le symbole de la vie qui se perpétue… Mais Maximin t’appelle…
– J’y vais, Maître. Il sera venu des régisseurs. Tout était arrêté ces derniers mois. Ils s’empressent maintenant de me rendre leurs comptes…
– Que tu approuves d’avance, car tu es un bon maître.
– Et parce que ce sont de bons serviteurs.
– Le bon maître fait les bons serviteurs.
– Dans ce cas, je deviendrai certainement un bon serviteur, car j’ai en toi un Maître parfait. »
A ces mots, il s’éloigne en souriant, agile, bien différent du pauvre Lazare qu’il était depuis des années.
« Et toi, Marie, deviendras-tu une bonne servante de ton Seigneur ?
– C’est toi qui peux le savoir, Rabbouni. Moi… moi, je sais seulement que j’ai été une grande pécheresse. »
Jésus sourit :
« Tu as vu Lazare ? Lui aussi était un grand malade, or ne te semble-t-il pas qu’il est maintenant en excellente santé ?
– C’est exact, Rabbouni. Tu l’as guéri. Ce que tu fais est toujours parfait. Lazare n’a jamais été aussi fort et joyeux que depuis qu’il est sorti du tombeau.
– Tu l’as dit, Marie. Ce que je fais est toujours parfait. C’est pour cela aussi que ta rédemption l’est, car c’est moi qui l’ai accomplie.
– C’est vrai, mon Sauveur bien-aimé, mon Rédempteur, mon Roi, mon Dieu. C’est vrai. Et si tu le veux, je serai, moi aussi, une bonne servante de mon Seigneur. Moi, de mon côté, je le désire. Je ne sais pas si toi tu le veux.
– Oui, Marie, sois une bonne servante pour moi. Aujourd’hui plus qu’hier, demain plus qu’aujourd’hui, jusqu’à ce que je te dise : “ Cela suffit, Marie. Voici venue l’heure de ton repos. ”
– D’accord, Seigneur. Alors je voudrais que tu m’appelles, comme tu as appelé mon frère à sortir du tombeau. Oh ! appelle-moi, toi, hors de la vie !
– Non, pas hors de la vie. Je t’appellerai à la Vie, à la vraie Vie. Je t’appellerai à quitter ce tombeau qu’est la chair et la terre. Je t’appellerai aux noces de ton âme avec ton Seigneur.
– Mes noces ! Tu aimes les vierges, Seigneur…
– J’aime ceux qui m’aiment, Marie.
– Tu es divinement bon, Rabbouni ! C’est pour cela que j’étais bouleversée d’entendre dire que tu étais mauvais parce que tu ne venais pas. C’était comme si tout s’écroulait. Je me répétais, non sans peine : “ Non. Non ! Tu ne dois pas accepter cette évidence. Ce qui te paraît flagrant est un rêve. La réalité, c’est la puissance, la bonté, la divinité de ton Seigneur. ” Ah ! combien j’ai souffert ! Autant que de la mort de Lazare et de ses paroles… Ne t’en a-t-il rien dit ? Ne se souvient-il pas ? Dis-moi la vérité…
– Je ne mens jamais, Marie. Il craint d’avoir trop parlé et d’avoir révélé ce qui avait été la douleur de sa vie. Mais je l’ai rassuré, sans mentir, de sorte qu’il est maintenant tranquillisé.
– Merci, Seigneur. Tes paroles… m’ont fait du bien, comme les soins d’un médecin qui met à nu les racines d’un mal et les brûle. Elles ont fini de détruire la Marie d’autrefois. J’avais encore une trop haute idée de moi. Désormais… je mesure le fond de mon abjection et je sais que je dois faire une longue route pour en remonter. Mais je la ferai, si tu m’aides.
– Comment, mon Seigneur ?
– En accroissant ton amour dans une mesure incalculable. Pour toi, il n’y a pas d’autre voie que celle-là.
– Elle est encore trop douce pour ce que j’ai à expier ! C’est par leur amour que les hommes sont sauvés. C’est comme cela qu’ils méritent le Ciel. Mais ce qui suffit pour les purs, les justes, n’est pas suffisant pour la grande coupable que je suis.
– Il n’y a pas d’autre voie pour toi, Marie : quelle que soit celle que tu prendras, elle sera toujours amour. Amour si tu rends service en mon nom. Amour si tu évangélises. Amour si tu t’isoles. Amour si tu deviens martyre. Amour si tu te fais martyriser. Tu ne sais qu’aimer, Marie. C’est ta nature. Les flammes ne peuvent que brûler, soit qu’elles rampent sur le sol pour consumer des herbes, soit qu’elles s’élèvent en une merveilleuse étreinte autour d’un tronc, d’une maison, ou d’un autel pour s’élancer vers le ciel. A chacun sa nature. La sagesse des maîtres spirituels consiste à savoir faire fructifier les tendances de l’homme en le conduisant à la voie par laquelle il peut le mieux se développer. Cette loi existe même chez les plantes et les animaux, et il serait sot de vouloir exiger qu’un arbre fruitier ne donne que des fleurs ou des fruits différents de ceux qui correspondent à sa nature, ou qu’un animal joue un rôle propre à une autre espèce. Pourrais-tu demander à cette abeille, dont le destin est de faire du miel, de devenir un oiseau qui chante dans le feuillage des haies ? Ou à ce rameau d’amandier que je tiens dans les mains, ainsi qu’à tout l’arbuste d’où il provient, de laisser suinter de son écorce des résines odoriférantes au lieu de produire des amandes ? L’abeille travaille, l’oiseau chante, l’amandier donne son fruit, l’arbre résineux ses résines aromatiques, et tous remplissent leur office. Il en est ainsi des âmes. Ton rôle à toi, c’est d’aimer.
– Alors, brûle-moi, Seigneur. Je te le demande comme une grâce.
– La force d’amour que tu possèdes ne te suffit-elle pas ?
– C’est trop peu, Seigneur. Elle pouvait servir pour aimer des hommes, pas pour toi qui es le Seigneur infini.
– Mais, justement parce que je le suis, il conviendrait d’avoir un amour sans limites…
– Oui, mon Seigneur. C’est cela que je veux : que tu mettes en moi un amour sans limites.
– Marie, le Très-Haut, qui sait ce qu’est l’amour, a dit à l’homme : “ Tu m’aimeras de toutes tes forces. ” Il n’exige pas davantage, car il sait quel martyre c’est d’aimer de toutes ses forces…
– Peu importe, mon Seigneur. Donne-moi un amour infini pour t’aimer comme tu dois être aimé, pour t’aimer comme je n’ai aimé personne.
– Tu me demandes une souffrance semblable à un bûcher qui brûle et consume, Marie. Il brûle et se consume lentement… Réfléchis bien.
– Il y a longtemps que j’y pense, mon Seigneur, mais je n’osais te le demander. Maintenant, je sais vraiment à quel point tu m’aimes, et j’ose le faire. Donne-moi cet amour infini, Seigneur. »
Jésus la regarde. Elle se tient devant lui, encore amaigrie par les veilles et la souffrance, avec un vêtement modeste, une coiffure simple, comme une petite fille sans malice ; elle a un visage pâle où s’allume le désir, les yeux suppliants et pourtant déjà étincelants d’amour ; en un mot, elle est déjà plus séraphin que femme. C’est vraiment la contemplatrice qui demande le martyre de la contemplation absolue.
Après l’avoir bien regardée, comme pour mesurer sa volonté, Jésus lui dit un seul mot :
« Oui.
– Ah ! mon Seigneur ! Quelle grâce de mourir d’amour pour toi ! »
Elle tombe à genoux pour baiser les pieds de Jésus.
« Lève-toi, Marie, prends ces fleurs. Ce seront celles de tes noces spirituelles. Sois douce comme le fruit de l’amandier, pure comme sa fleur, lumineuse comme l’huile que l’on extrait de son fruit quand on l’allume, et parfumée comme cette huile saturée d’essences quand on la fait couler dans les banquets ou sur la tête des rois, parfumée par tes vertus. Alors, tu verseras vraiment sur ton Seigneur le baume qui lui sera infiniment agréable. »
Marie prend les fleurs mais, au lieu de se lever, elle anticipe les baumes de l’amour par ses baisers et ses larmes qu’elle répand sur les pieds de son Maître.
« Maître, il y a un petit garçon qui te demande. Il était allé chez Simon pour te chercher et n’y a trouvé que Jean, qui l’a conduit ici. Mais il ne veut parler à personne d’autre que toi.
– C’est bien, amène-le-moi. Je vais sous la tonnelle des jasmins. »
Marie rentre dans la maison avec Lazare. Jésus va sous la tonnelle. Lazare revient en tenant par la main cet enfant que j’ai vu chez Joseph de Séphoris. Jésus le reconnaît tout de suite et le salue :
« Toi, Martial ? Que la paix soit avec toi. Pourquoi es-tu ici ?
– On m’envoie te dire quelque chose… »
Et il jette un coup d’œil à Lazare, qui comprend et s’apprête à s’éloigner.
« Reste, Lazare. C’est Lazare, mon ami. Tu peux parler devant lui, mon enfant, car je n’ai pas d’ami plus fidèle que lui. »
Rassuré, le garçon reprend :
« C’est Joseph l’Ancien qui m’envoie — car j’habite maintenant avec lui — te demander de te rendre immédiatement à Bethphagé, chez Cléonte. Il doit te parler tout de suite, mais vraiment tout de suite. Et il te prie de venir seul, parce que ce doit être en grand secret.
– Maître ! Qu’arrive-t-il ? questionne Lazare, impressionné.
– Je l’ignore, Lazare. Il nous suffit d’y aller. Viens avec moi.
– Tout de suite, Seigneur. Nous pouvons faire chemin avec l’enfant.
– Non, Seigneur. J’y vais tout seul. Joseph me l’a recommandé. Il a dit : “ Si tu sais te débrouiller seul, je t’aimerai comme un père ”, or moi, je veux que Joseph m’aime comme un fils. Je pars au pas de course. Toi, viens après. Salut, Seigneur. Salut, homme.
– Paix à toi, Martial. »
Le petit garçon s’envole comme une hirondelle.
« Allons-y, Lazare. Apporte-moi mon manteau. Moi, je me mets déjà en chemin car, comme tu le vois, l’enfant n’arrive pas à ouvrir la grille, et il ne veut sûrement appeler personne. »
Jésus se hâte vers la grille, Lazare vers la maison. Le premier ouvre les fermetures de fer à l’enfant, qui file comme une flèche. Le second apporte son manteau à Jésus, puis tous deux prennent la direction de Bethphagé.
– Un enfant échappe à ceux qui peuvent surveiller, répond Jésus.
– Tu crois que… Tu soupçonnes que… Tu te sens en danger, Seigneur ?
– J’en suis certain, mon ami.
– Comment ? Même maintenant ? Mais tu ne pouvais pas donner une preuve plus grande !…
– La haine croît sous l’aiguillon de la réalité.
– Oh ! c’est à cause de moi, alors ! Je t’ai porté tort !… Ma peine est sans pareille ! s’exclame Lazare, qui est manifestement accablé.
– Ce n’est pas à cause de toi. Ne t’afflige pas sans raison. Tu as été le moyen, mais la cause a été la nécessité, tu comprends, la nécessité de donner au monde la preuve de ma nature divine. Si ce n’avait pas été toi, cela aurait été un autre, car je devais prouver au monde que, en Dieu que je suis, je peux tout ce que je veux. Or ramener à la vie un homme mort depuis plusieurs jours et déjà décomposé, ce ne peut être que l’œuvre de Dieu.
– Ah ! Tu veux me consoler. Mais ma joie, toute ma joie, est dissipée… Je souffre, Seigneur. »
Jésus fait un geste comme pour dire : “ Qu’y faire ! ” puis tous deux gardent le silence.
Ils marchent à vive allure. La distance est courte entre Béthanie et Bethphagé, et ils ont tôt fait d’arriver.
550.10 Joseph fait les cent pas sur la route à l’entrée du village. Il a le dos tourné quand Jésus et Lazare débouchent d’un sentier caché par une haie. Lazare le hèle.
« Oh ! paix à vous ! Viens, Maître. Je t’ai attendu ici pour te voir tout de suite, mais allons dans l’oliveraie. Je ne veux pas qu’on nous remarque… »
Il les conduit derrière les maisons, dans un bosquet d’oliviers dont les frondaisons touffues et ébouriffées qui cachent les pentes, sont un refuge commode pour parler discrètement.
« Maître, je t’ai envoyé l’enfant, qui est éveillé et obéissant et qui m’aime beaucoup, parce que je devais te parler et que je ne devais pas être vu. J’ai longé le Cédron pour venir ici… Maître, tu dois partir sur-le-champ. Le Sanhédrin a décrété ton arrestation et demain, dans les synagogues, on lira le décret. Quiconque sait où tu te trouves, a le devoir de l’indiquer. Je n’ai pas besoin de te dire, Lazare, que ta maison sera la première perquisitionnée. Je suis sorti à sexte du Temple et je me suis hâté ; car pendant qu’ils parlaient, j’avais déjà fait mon plan. Je suis allé à la maison, j’ai pris l’enfant. Je suis sorti à cheval par la Porte d’Hérode comme pour quitter la ville, puis j’ai traversé le Cédron et je l’ai suivi. J’ai laissé l’animal à Gethsémani, j’ai envoyé en vitesse l’enfant qui connaissait déjà la route pour être venu avec moi à Béthanie. Maître, pars immédiatement en lieu sûr. Sais-tu où te rendre ? As-tu un endroit où t’abriter ?
– Mais ne suffit-il pas qu’il s’éloigne d’ici ? De la Judée, tout au plus ?
– Non, Lazare, ce n’est pas assez : ils sont furieux. Il faut qu’il aille là où eux n’iront pas le trouver…
– Mais ils fouinent partout ! Tu ne voudrais pas que le Maître quitte la Palestine !… s’exclame Lazare, tout agité.
– Mais que dois-je te dire ? ! Le Sanhédrin le veut…
– C’est à cause de moi, n’est-ce pas ? Dis-le !
– Hum ! Oui… ! A cause de toi… mais plutôt parce que tous se convertissent à lui, or eux… ne veulent pas de cela.
– Mais c’est un crime ! C’est un sacrilège… C’est… »
Jésus, pâle mais calme, lève la main pour imposer le silence :
« Tais-toi, Lazare. Chacun fait son travail. Tout est écrit. Je te remercie, Joseph, et je t’assure que je vais m’éloigner. Va, va, Joseph. Qu’ils ne remarquent pas ton absence… Que Dieu te bénisse. Par Lazare, je te ferai savoir où je suis. Va ! Je te bénis toi, Nicodème et tous ceux qui ont le cœur droit. »
Il l’embrasse, puis ils se séparent. Jésus et Lazare passent par l’oliveraie pour rentrer à Béthanie, tandis que Joseph se dirige vers la ville.
– Je ne sais pas. Les femmes disciples doivent arriver ces jours-ci avec ma Mère. J’aurais voulu les attendre…
– Je pourrais les accueillir en ton nom, et te les amener. Mais, toi, en attendant où vas-tu ? Je ne pense pas que ce soit dans la maison de Salomon… ni chez des disciples connus. Demain ! C’est immédiatement que tu dois partir !
– J’aurais bien un endroit où aller, mais je voudrais attendre ma Mère. Son angoisse commencerait trop tôt si elle ne me trouvait pas…
– Où iras-tu, Maître ?
– A Ephraïm.
– En Samarie ?
– En Samarie. Les Samaritains sont moins samaritains que beaucoup d’autres, et ils m’aiment. Ephraïm se trouve à la frontière…
– Ah ! c’est pour s’opposer aux juifs qu’ils te feront honneur et qu’ils te défendront ! Mais… attends ! Pour venir, ta Mère est obligée de passer par la route de la Samarie ou par celle du Jourdain. J’irai avec des serviteurs par l’une, et Maximin avec d’autres serviteurs par l’autre, et l’un de nous la rencontrera. Nous ne reviendrons qu’avec elles. Tu sais que personne de la maison de Lazare ne peut trahir. Tu vas te rendre pendant ce temps à Ephraïm, en partant tout de suite. Ah ! il était dit que je ne pourrais pas profiter de ta présence ! Mais j’arriverai par les monts d’Hadomim. Je suis en bonne santé, désormais. Je peux faire ce que je veux. Et même, oui ! Je ferai croire que je prends la route de la Samarie pour aller à Ptolémaïs afin de m’embarquer pour Antioche. Tout le monde sait que j’y possède des terres… Mes sœurs resteront à Béthanie… Toi… Oui, je vais faire préparer deux chars et vous vous en servirez pour aller à Jéricho. Puis, demain, à l’aube, vous continuerez à pied. Oh ! Maître ! Mon Maître ! Sauve-toi ! Sauve-toi ! »
Après l’excitation du premier moment, Lazare tombe dans la tristesse et pleure. Jésus soupire, mais ne dit mot. D’ailleurs, que pourrait-il dire ?
550.12 Parvenus à la maison de Simon, ils se séparent. Jésus entre. Les apôtres, déjà étonnés que le Maître soit parti sans rien dire, se serrent autour de Jésus, qui leur ordonne :
« Prenez les vêtements et faites les sacs. Il nous faut partir sur-le-champ. Dépêchez-vous, et rejoignez-moi chez Lazare.
– Même les vêtements mouillés ? Ne pouvons-nous les reprendre à notre retour ? demande Thomas.
– Nous ne reviendrons pas. Emportez tout. »
Les apôtres s’éloignent en se lançant des coups d’œil expressifs. Jésus va chercher ses affaires chez Lazare et salue les sœurs, consternées…
Les chars sont vite prêts, des chars lourds, couverts, tirés par des chevaux robustes. Jésus prend congé de Lazare, de Maximin, des serviteurs qui sont accourus.
Ils montent dans les véhicules, qui attendent à une sortie de derrière la maison. Les cochers fouettent les animaux et le voyage commence, par la même route que Jésus a empruntée pour ressusciter Lazare quelques jours plus tôt.