557.1 Jésus est seul dans la petite île au milieu du torrent. Sur la rive, au-delà du torrent, les trois enfants jouent ; ils chuchotent comme s’ils ne voulaient pas troubler la méditation de Jésus. Parfois, le plus jeune pousse un petit cri de joie en découvrant un caillou de belle couleur ou une fleur nouvelle ; les autres le font taire en lui disant : “ Tais-toi ! Jésus prie… ” et le chuchotement reprend pendant que les petites mains brunes édifient des petits blocs de sable et des cônes qui, dans leur imagination enfantine, devraient être des maisons et des montagnes.
Au-dessus, le soleil resplendit, gonflant toujours plus les bourgeons sur les arbres et ouvrant les boutons dans les prés. Le feuillage gris-vert du peuplier tremble, et les oiseaux, à son sommet, se chamaillent en des rivalités d’amour qui se terminent tantôt par un chant, tantôt par un cri de douleur.
Jésus prie. Assis dans l’herbe, séparé par une touffe de joncs du sentier de la rive, il est absorbé dans son oraison mentale. Par moments, il lève les yeux pour regarder les enfants jouer, puis il les rabaisse pour se plonger dans ses pensées.
557.2 Un bruit de pas parmi les arbres de la rive et l’arrivée subite de Jean sur la petite île mettent en fuite les oiseaux, qui s’envolent avec des cris effrayés de la cime du peuplier, mettant fin à leur carrousel.
Jean ne voit pas tout de suite Jésus, qui est caché par des joncs et, un peu interdit, il appelle :
« Où es-tu, Maître ? »
Jésus se lève tandis que les trois enfants crient de la rive opposée :
« Il est là-bas ! Derrière les hautes herbes. »
Mais Jean a déjà vu Jésus, et il s’avance vers lui :
« Maître, la famille, les parents des enfants sont arrivés, avec beaucoup de gens de Sichem. Ils sont allés chez Malachie, et Malachie les a conduits à la maison. Je suis venu te chercher.
– Et Judas, où est-il ?
– Je ne sais pas, Maître. Il est sorti dès que tu es parti ici, et il n’est pas rentré. Il doit être en ville. Veux-tu que j’aille le chercher ?
– Non, il ne faut pas. Reste ici avec les enfants. Je veux d’abord parler à leur famille.
– Comme tu veux, Maître. »
Une fois que Jésus s’est éloigné, Jean rejoint les garçons et se met à les aider dans leur grande entreprise d’établir un pont sur un fleuve imaginaire fait de longues feuilles de roseau disposées sur le sol pour représenter l’eau…
557.3 Jésus entre dans la maison de Marie, femme de Jacob, qui l’attend sur le seuil et qui lui dit :
« Ils sont montés sur la terrasse. Je les y ai conduits en leur offrant de se reposer, mais voici Judas qui accourt du village. Je vais l’attendre puis préparer de quoi restaurer les pèlerins. Ils sont bien fatigués. »
Jésus aussi attend Judas dans l’entrée, qui est un peu sombre par rapport à la lumière extérieure. Judas n’aperçoit pas tout de suite Jésus et, d’un air hautain, il lance à la femme :
« Où sont les gens de Sichem ? Déjà partis, peut-être ? Et le Maître ? Personne ne l’appelle ? Jean… » A la vue de Jésus, il change de ton pour dire : « Maître ! Je suis accouru dès que j’ai appris, par pur hasard… Tu étais déjà à la maison ?
– Il y avait Jean, et il est venu me chercher.
– Je l’aurais fait aussi. Mais, à la fontaine, des gens m’ont invité à leur expliquer certaines choses… »
Sans lui répondre, Jésus va accueillir les hommes qui l’attendent, assis en partie sur les murets de la terrasse, en partie dans la pièce qui s’ouvre sur elle. Dès qu’ils le voient, ils se lèvent pour lui faire honneur.
Jésus, après les avoir salués collectivement, les salue chacun par son nom, à l’étonnement joyeux de ceux-ci qui lui disent :
« Tu te souviens encore de nos noms ? »
Ce doit être des habitants de Sichem.
Jésus répond :
« De vos noms, de vos visages et de vos âmes. Vous avez accompagné les oncles des enfants ? Ce sont eux ?
– Ce sont eux. Ils sont venus les chercher, et nous nous sommes joints à eux pour te remercier de ta pitié pour ces petits enfants d’une femme de Samarie. Il n’y a que toi pour agir de la sorte ! Tu es toujours le Saint qui ne fait que des œuvres saintes. Nous aussi, nous nous souvenons toujours de toi. Alors, quand nous avons appris que tu étais ici, nous sommes venus te voir et te dire combien nous te sommes reconnaissants d’avoir choisi de te réfugier chez nous et de nous avoir aimés dans les fils de notre sang. 557.4 Mais maintenant, écoute les oncles des enfants. »
Jésus, suivi de Judas, se dirige vers eux et les salue de nouveau pour les inviter à parler.
« Nous ne savons pas si tu le sais, mais nous sommes les frères de la mère des enfants. Nous étions très fâchés contre elle, parce que, sottement et contre nos conseils, elle avait voulu ce mariage malheureux. Notre père fut faible avec l’unique fille de sa nombreuse descendance, à tel point que nous nous sommes fâchés avec lui et que, pendant plusieurs années, nous ne nous sommes pas parlé ni vus. Puis, sachant que la main de Dieu s’appesantissait sur la femme, et que la misère s’était installée dans sa maison — car une union impure n’est pas protégé par la bénédiction divine —, nous avons repris chez nous notre vieux père pour qu’il ne subisse pas d’autre douleur que la misère dans laquelle la femme était tombée. Puis nous avons appris son décès. Tu étais passé depuis peu et nous parlions de toi entre nous… Alors, surmontant notre indignation, nous avons proposé à son époux par l’intermédiaire de lui et lui (il désigne deux habitants de Sichem) de reprendre les enfants. Ils étaient par moitié de notre sang. Il répondit qu’il préférait les savoir morts tragiquement que vivants de notre pain. Nous n’avons eu ni les enfants ni le corps de notre sœur, même pas cela, alors que nous aurions souhaité l’ensevelir selon nos rites ! Nous avons alors juré de le haïr toujours, lui et sa descendance. Et la haine l’a frappé comme une malédiction, au point qu’après avoir été libre, il devint serviteur, puis… un cadavre, mort comme un chacal dans une tanière puante. Nous n’aurions jamais dû l’apprendre, car tout était fini entre nous depuis longtemps. 557.5 Et nous avons eu bien peur lorsque, il y a maintenant huit nuits, nous avons vu les voleurs surgir dans notre aire. Mais quand nous avons connu la raison de leur venue, l’indignation, plus que la douleur, nous mordit comme du venin. Nous nous sommes hâtés de congédier ces voleurs en leur offrant une bonne récompense pour obtenir leur amitié, mais nous avons été étonnés de les entendre dire qu’ils s’étaient déjà payés et qu’ils ne voulaient rien d’autre. »
Un éclat de rire ironique de Judas rompt à l’improviste le silence attentif que tous gardent. Il s’exclame :
« Leur conversion ! Totale ! En vérité ! »
Jésus le regarde avec sévérité, les autres avec étonnement, et celui qui parle reprend :
« Que pouvais-je attendre de plus d’eux ? N’était-ce pas déjà beaucoup d’être venus amener le petit berger en défiant les dangers sans prendre de récompense ? A vie malheureuse, manière d’agir malheureuse. C’est sûr, le butin trouvé sur ce sot, mort comme un vagabond, n’a pas dû être bien important ! Vraiment pas… Et à peine suffisant pour eux, qui ont dû suspendre leurs larcins pendant dix jours au moins. Leur honnêteté nous a tellement surpris que nous leur avons demandé qui leur avait inculqué cette pitié. C’est ainsi que nous avons appris qu’un rabbi leur avait parlé… Un rabbi ! Ce ne pouvait être que toi ! Nul autre rabbi d’Israël ne pourrait faire ce que tu as fait. Après leur départ, nous avons interrogé de plus près le jeune pâtre, encore tout effrayé, et nous avons obtenu plus de détails. Nous avons d’abord appris que le mari de notre sœur était mort et que les enfants se trouvaient à Ephraïm chez un juste, puis que ce juste, un rabbi, leur avait parlé. Nous avons aussitôt pensé que c’était toi. Entrés à Sichem à l’aurore, nous en avons parlé avec ces hommes-ci, car nous n’avions pas encore décidé si nous accueillerions les enfants, ou non. Mais eux nous ont dit : “ Comment ! Voudriez-vous que ce soit en vain que le Rabbi de Nazareth ait aimé ces enfants ? Parce que c’est certainement lui, n’en doutez pas. Allons tous le trouver, car sa bienveillance est grande envers les fils de Samarie. ” Et, une fois réglées nos affaires, nous sommes venus. 557.6 Où sont les garçons ?
– Près du torrent. Judas, va leur dire de venir. »
Judas obéit.
« Maître, c’est une rencontre difficile pour nous. Ils nous rappellent toutes nos peines, et nous nous demandons encore si nous allons les recevoir chez nous. Ce sont les enfants du plus violent ennemi que nous ayons eu au monde…
– Ce sont des fils de Dieu. Ce sont des innocents. La mort efface le passé et l’expiation obtient le pardon, même de Dieu. Voudriez-vous vous montrer plus sévères que Dieu, et plus cruels que les larrons ? Plus obstinés qu’eux ? Les larrons voulaient tuer le jeune pâtre et garder les petits. Le premier par prudence, les seconds par humaine pitié envers des enfants sans défense. Le Rabbi a parlé, et non seulement ils n’ont pas tué le petit berger, mais ils ont même accepté de vous l’amener. Après avoir vaincu le crime, devrais-je connaître la défaite avec des cœurs droits ?
– C’est que… Nous sommes quatre frères, et il y a déjà trente-sept enfants à la maison…
– Et là où trente-sept passereaux trouvent leur nourriture, parce que le Père des Cieux leur procure le grain, est-ce que quarante n’en trouveront pas ? Est-ce que la puissance du Père ne pourra pas fournir leur nourriture à trois autres, ou plutôt quatre, de ses fils ? Est-ce que cette divine Providence est limitée ? Est-ce que l’Infini aura peur de rendre vos semences, vos brebis et vos arbres plus féconds, pour qu’il y ait suffisamment de pain, d’huile, de vin, de laine et de viande pour vos enfants et les quatre autres pauvres petits restés seuls ?
– Ils sont trois, Maître !
– Ils sont quatre. Le jeune pâtre est orphelin lui aussi. Pourriez-vous, si Dieu vous apparaissait ici, soutenir que votre pain est tellement compté que vous ne pouvez nourrir un orphelin ? Avoir pitié de l’orphelin est un commandement du Pentateuque…
– Nous ne le pourrions pas, Seigneur, c’est vrai. Nous ne serons pas inférieurs aux voleurs. Nous donnerons pain, vêtement et logement même au petit berger, et par amour pour toi.
– Par amour. Par amour total : pour Dieu, pour son Messie, pour votre sœur, pour votre prochain. Voilà l’hommage et le pardon qu’il faut à votre sang, et non un froid tombeau pour ses cendres. Le pardon, c’est la paix. Paix pour l’esprit de l’homme qui a péché. Mais ce ne serait qu’un pardon mensonger, tout extérieur, sans aucune paix pour l’esprit de la morte, qui est votre sœur et la mère de ces petits, si la juste expiation de Dieu s’augmentait du tourment de savoir que ses enfants innocents paient pour son péché. La miséricorde de Dieu est infinie, mais unissez-y la vôtre pour donner la paix à la morte.
– Nous le ferons ! Nous le ferons ! Notre coeur ne se serait soumis à personne, sauf à toi, Rabbi, qui es passé un jour parmi nous pour y laisser une semence qui n’est pas morte et qui ne mourra pas.
Jésus les montre qui marchent au bord du torrent vers la maison, et il les appelle…
Lâchant la main des apôtres, ils accourent en criant : “ Jésus ! Jésus ! ” Ils entrent, montent l’escalier, arrivent sur la terrasse et s’arrêtent, tout intimidés devant tant d’étrangers qui les regardent.
« Approchez, Ruben, Elisée et Isaac. Voici les frères de votre mère : ils sont venus vous chercher pour vous adjoindre à leurs enfants. Vous voyez comme le Seigneur est bon ? C’est vraiment comme cette colombe de Marie, femme de Jacob, que nous avons vue avant-hier donner la becquée à un petit qui n’était pas le sien, mais celui de son frère mort. Dieu vous recueille et vous donne à vos oncles pour qu’ils prennent soin de vous et que vous ne soyez plus orphelins. Allons ! Saluez-les.
– Le Seigneur soit avec vous, seigneurs » dit timidement le plus grand en regardant par terre.
Les deux plus petits lui font écho.
« Celui-ci ressemble beaucoup à sa mère, et cet autre aussi, mais celui-là (le plus grand), c’est tout à fait son père, remarque l’un des oncles.
– Mon ami, je ne crois pas que tu sois assez injuste pour faire une différence d’amour à cause d’une ressemblance de visage, dit Jésus.
– Oh ! non, vraiment. J’observais… et je réfléchissais… Je ne voudrais pas qu’il ait aussi le cœur de son père.
– C’est un enfant encore tendre. Ses simples paroles trahissent pour sa mère un amour bien plus vif que tout autre amour.
557.8 – Il les tenait pourtant mieux que nous ne croyions. Ils sont bien vêtus et bien chaussés. Il avait peut-être fait fortune…
– Mes frères et moi, nous portons des vêtements neufs, car Jésus nous a habillés. Nous n’avions ni chaussures ni manteaux, nous étions tout à fait comme le berger, dit le second, qui est moins timide que le premier.
– Nous te dédommagerons de tout, Maître » répond un autre oncle, avant d’ajouter : « Joachim de Sichem avait les offrandes de la ville, mais nous y joindrons encore de l’argent…
– Non, je ne veux pas d’argent. Je veux une promesse. Une promesse d’amour pour eux, que j’ai arrachés aux voleurs. Les offrandes… Malachie, prends-les pour les pauvres que tu connais et fais-en une part pour Marie, car sa maison est bien misérable.
– Comme tu veux. S’ils sont bons, nous les aimerons.
– Nous le serons, seigneur. Nous savons qu’il faut l’être pour retrouver notre mère et remonter le fleuve jusque dans le sein d’Abraham, et ne pas enlever des mains de Dieu le filin de notre barque pour ne pas être emportés par le courant du démon, débite Ruben tout d’un trait.
– Mais que dit l’enfant ?
– C’est une parabole qu’il a entendue de moi. Je l’ai dite pour consoler leur cœur et donner à leur âme une ligne de conduite. Les enfants l’ont retenue et ils l’appliquent à toutes leurs actions. Familiarisez-vous avec eux pendant que je m’adresse aux hommes de Sichem…
557.9 – Maître, encore un mot. Ce qui nous a étonnés chez les voleurs, c’est qu’ils nous aient prié de demander au Rabbi, qui avait avec les enfants, de leur pardonner d’avoir mis tellement de temps pour venir. La raison en est que toutes les routes ne leur étaient pas ouvertes et que la présence d’un enfant parmi eux empêchait de longues marches à travers les gorges sauvages.
– Tu entends, Judas ? » dit Jésus à l’Iscariote, qui ne réplique pas.
Après cela, Jésus s’isole avec les habitants de Sichem, qui lui arrachent la promesse d’une visite, si brève qu’elle soit, avant la grande chaleur de l’été. Et ils racontent à Jésus ce qui se vit en ville, entre autres comment ceux qui ont eu leur âme ou leur corps guéris se souviennent de lui.
Pendant ce temps, Jean et même Judas s’efforcent de familiariser les enfants avec leurs oncles…