593.1 Le soir, Jésus est encore dans l’oliveraie, en compagnie de ses apôtres. Et, de nouveau, il prend la parole.
« Voici un jour de plus de passé. Maintenant la nuit tombe, et dans trois jours ce sera la cène pascale.
– Où la passerons-nous, mon Seigneur ? Cette année, les femmes seront-elles parmi nous ? demande Philippe.
– Nous n’avons encore pourvu à rien, et la ville est pleine, bondée. On dirait que, cette année, Israël tout entier, jusqu’aux plus lointains prosélytes, est accouru accomplir le rite » remarque Barthélemy.
Jésus le regarde et, comme s’il récitait un psaume, il dit :
« Rassemblez-vous, hâtez-vous, accourez de tous côtés vers ma victime que j’immole pour vous, vers la grande Victime immolée sur les monts d’Israël, pour manger sa chair et boire son sang.
593.2 – Mais quelle victime ? Quelle victime ? Tu sembles obsédé par une idée fixe. Tu ne parles que de mort… et tu nous affliges » intervient avec véhémence Barthélemy.
Jésus le regarde encore en quittant des yeux Simon, qui se tourne vers Jacques, fils d’Alphée, et vers Pierre pour discuter avec eux.
Il dit :
« Comment ? C’est toi qui me poses cette question ? Tu n’es pas l’un de ces petits qui, pour être instruits, doivent recevoir la lumière septiforme. Tu connaissais déjà bien l’Ecriture avant que je t’appelle par l’intermédiaire de Philippe, un doux matin de printemps. De mon printemps. Et tu me demandes encore quelle est la victime immolée sur les monts, celle vers qui tous viendront pour s’en nourrir ? Et tu me prétends obsédé par une idée fixe parce que je parle de mort ? Oh Barthélemy ! Dans vos ténèbres, qui jamais ne se sont ouvertes à la lumière, j’ai lancé une fois, deux fois, trois fois le cri annonciateur, un cri identique à celui des sentinelles. Mais vous n’avez jamais voulu le comprendre. Vous en avez souffert sur le moment, et puis… Comme des enfants, vous avez vite oublié les paroles de mort, et vous êtes retournés à votre travail tout joyeux, sûrs de vous et pleins de l’espérance que mes paroles et les vôtres persuaderaient de plus en plus le monde de suivre et d’aimer son Rédempteur.
Non. 593.3 Selon les paroles du Seigneur à son prophète, après que cette terre aura péché contre moi, le peuple — et non seulement le peuple d’Israël, mais le grand peuple des enfants d’Adam — commencera à gémir : “ Allons vers le Seigneur. Lui qui nous a blessés, il nous guérira. ” Et le monde des rachetés dira : “ Après deux jours, c’est-à-dire deux temps de l’éternité, durant lesquels il nous aura laissés à la merci de l’Ennemi, qui se servira de toutes ses armes pour nous frapper et nous tuer comme nous avons frappé et tué le Saint —, nous agissons ainsi parce que la race des Caïn subsistera toujours, eux qui tuent par leurs blasphèmes et leurs œuvres mauvaises le Fils de Dieu, le Rédempteur, en décochant des flèches mortelles, non sur son éternelle Personne glorifiée, mais sur leur âme rachetée par lui, pour la tuer, et donc pour le tuer, lui, dans leurs âmes. C’est seulement après ces deux temps que viendra le troisième jour : alors nous ressusciterons en sa présence dans le Royaume du Christ sur la terre, et nous vivrons en sa présence dans le triomphe de l’esprit. Nous le connaîtrons, nous apprendrons à connaître le Seigneur pour être prêts à soutenir, grâce à cette vraie connaissance de Dieu, la dernière bataille que Lucifer livrera à l’homme avant la sonnerie de l’ange de la septième trompette. Celle-ci annoncera le chœur bienheureux des saints de Dieu, au nombre parfait pour l’éternité — personne, pas même le plus petit enfant, ou le vieillard le plus âgé ne pourra plus être ajouté au nombre fixé. Et ce chœur chantera : “ Le pauvre royaume de la terre est fini. Le monde est passé en revue avec tous ses habitants devant le Juge victorieux. Et les élus sont maintenant entre les mains de notre Seigneur et de son Christ, notre Roi éternel. Nous te rendons grâce, Seigneur tout-puissant qui es, qui étais et qui sera, de ce que tu as saisi ta grande puissance et pris possession de ton Royaume. ”
Ah ! qui parmi vous saura se rappeler cette prophétie, qui résonne déjà dans les paroles de Daniel avec un son voilé, et qui maintenant retentit par la voix du Sage devant le monde étonné et devant vous, qui vous étonnez encore davantage ?
“ La venue du Roi — ajoutera le monde, gémissant dans ses blessures et enfermé dans son tombeau, après avoir mal vécu et avoir eu une mauvaise mort, claquemuré dans son septuple vice, et bloqué par ses hérésies sans fin, ce monde dont la vie spirituelle sera confinée, malgré ses derniers soubresauts, à l’intérieur de son organisme mort de la lèpre de ses erreurs — la venue du Roi est préparée comme celle de l’aurore et elle viendra à nous comme la pluie du printemps et de l’automne. ” L’aurore est précédée et préparée par la nuit. Nous sommes en ce moment en pleine nuit. Que dois-je te faire, Ephraïm ? Et que dois-je te faire, Juda ?…
593.4 Simon, Barthélemy, Judas et mes cousins, vous qui êtes plus instruits dans la connaissance du Livre, reconnaissez-vous ces paroles ? Elles ne viennent pas d’un esprit fou, mais d’un homme qui possède la sagesse et la science. Je cite les prophètes à la manière d’un roi qui ouvre avec assurance ses coffres forts : il sait où trouver la pierre précieuse qu’il cherche, puisqu’il l’y a lui-même rangée. Je suis la Parole. Pendant des siècles, j’ai parlé par des bouches humaines, et pendant des siècles je parlerai par des bouches humaines. Mais toute parole surnaturelle est mienne. Le plus docte et le plus saint des hommes ne pourrait s’élever avec une âme d’aigle au-delà des limites du monde aveugle, pour saisir et énoncer les mystères éternels.
L’avenir n’est “ présent ” que dans la Pensée divine. C’est une sottise chez ceux qui ne sont pas élevés par notre Volonté, de prétendre faire des prophéties et des révélations. Et Dieu les dément et les frappe parce qu’Un seul peut dire : “ Je suis ”, “ Je vois ” et “ Je sais ”. Mais quand une Volonté qu’on ne mesure pas, qu’on ne juge pas, qu’il faut accepter en inclinant la tête et en disant : “ Me voici ” sans discuter, ordonne : “ Viens, monte, écoute, vois, répète ”, alors l’âme appelée par le Seigneur à être “ voix ”, plongée dans l’éternel présent de son Dieu, voit et tremble, voit et pleure, voit et jubile ; alors l’âme, appelée par le Seigneur à être “ parole ”, écoute et, parvenue à des extases ou à une sueur d’agonie, elle prononce les paroles redoutables du Dieu éternel. Car toute parole de Dieu est redoutable, puisqu’elle vient de Celui dont le verdict est immuable et la justice inexorable, et puisqu’elle s’adresse à des hommes dont trop peu méritent amour et bénédiction, et non pas foudre et condamnation. Or cette parole, donnée mais méprisée, n’est-elle pas la cause d’une faute redoutable et d’une punition pour ceux qui, l’ayant entendue, la repoussent pourtant ? Si, elle l’est.
593.5 Et que dois-je faire de plus pour vous, ô Ephraïm, ô Juda, ô monde, que je n’aie fait ? Je suis venu pour t’aimer, ô ma terre, et ma parole a été pour toi une épée qui fait mourir parce que tu l’as exécrée. Oh ! monde, toi qui tues ton Sauveur en croyant faire acte de justice, tant tu es voué à Satan, au point de ne même plus comprendre quel est le sacrifice que Dieu exige : le sacrifice des péchés personnels et non celui d’une bête immolée et consommée avec l’âme souillée !
Mais que t’ai-je donc dit pendant ces trois années ? Qu’ai-je prêché ? J’ai dit : “ Connaissez Dieu, ses lois et sa nature. Je me suis desséché comme un vase d’argile poreuse exposé au soleil pour répandre parmi vous la connaissance vitale de la Loi et de Dieu. Mais tu as continué de faire des holocaustes sans jamais accomplir l’unique offrande nécessaire : l’immolation au Dieu vrai de ta volonté mauvaise !
Cité pécheresse, peuple parjure, à l’heure du Jugement on se servira contre toi d’un fouet dont on ne fera pas usage contre Rome et Athènes : celles-ci sont sans intelligence et ne connaissent ni parole ni savoir, mais, d’éternels enfants mal soignés par leur nourrice et aux facultés restées à l’état brut, elles passeront dans les bras saints de mon Eglise, mon unique sublime Epouse, qui m’enfantera d’innombrables enfants dignes du Christ. Alors Rome et Athènes deviendront adultes, elles développeront leurs capacités et me procureront des palais et des troupes, des temples et autant de saints pour peupler le Ciel que d’étoiles.
Cité pécheresse, peuple parjure, le Dieu éternel te dit maintenant : “ Vous ne me plaisez plus et je n’accepterai plus de don de votre main. Il est pour moi pareil à des excréments, je vous le rejetterai à la face et il y restera attaché. Vos solennités, toutes extérieures, me dégoûtent. Je dénonce mon alliance avec la race d’Aaron et je la transmets aux fils de Lévi. C’est Lui, en effet, qui est mon Lévi ; avec Lui j’ai fait un pacte éternel de vie et de paix et Lui m’a été fidèle dans les siècles des siècles, jusqu’au sacrifice. Il a eu la sainte crainte du Père et il a tremblé devant son courroux d’offensé, au seul son de mon nom offensé. La loi de la vérité a été sur ses lèvres, il n’a pas proféré d’iniquité, il a marché avec moi dans la paix et l’équité, et il en a arraché beaucoup au péché. Le temps est venu où, en tout lieu — et non plus sur l’unique autel de Sion, car vous ne méritez pas de l’y offrir —, l’Hostie pure, immaculée, agréable au Seigneur, sera sacrifiée et offerte à mon nom. ”
– Nous les reconnaissons, Seigneur. Sois-en sûr, nous sommes abattus comme si on nous avait frappés. N’est-il pas possible de dévier le destin ?
– Tu appelles cela le destin, Barthélemy ?
– Je ne saurais quel autre mot employer…
– Réparation, voilà le mot juste. On n’offense pas le Seigneur sans que l’offense doive être réparée. Or Dieu Créateur a été offensé par le premier être créé. Depuis lors, l’offense n’a cessé de croître. Rien n’a suffi pour rendre l’homme saint, ni l’inondation du déluge, ni la pluie de feu sur Sodome et Gomorrhe. Ni l’eau ni le feu. La terre est une Sodome sans limite où Lucifer règne librement. C’est pourquoi il faut, pour la laver, cette trinité : le feu de l’amour, l’eau de la douleur, le sang de la Victime. Voici, ô terre, mon don. Je suis venu te l’apporter. Et je me déroberais maintenant à son accomplissement ? C’est la Pâque, on ne peut fuir.
– Pourquoi ne vas-tu pas chez Lazare ? Ce ne serait pas fuir, mais, chez lui, on ne toucherait pas à toi.
– Simon a raison. Je t’en supplie, Seigneur, fais cela ! » s’écrie Judas en se jetant aux pieds de Jésus.
A son geste répond un déluge de larmes de Jean. Bien que plus maîtres de leur douleur, les cousins pleurent, ainsi que Jacques et André.
Jésus transperce de son regard le visage angoissé de Judas. Il est réellement angoissé, ce n’est pas une feinte. C’est peut-être le dernier combat de son âme contre Satan, et il ne sait pas triompher.
Jésus l’étudie et suit cette lutte comme un homme de science pourrait étudier la crise d’un malade. Puis il se lève brusquement et si violemment que Judas, appuyé sur ses genoux, se trouve repoussé et retombe assis par terre. Jésus recule aussi, le visage bouleversé, et il dit :
« Pour faire arrêter aussi Lazare ? Ce serait l’occasion d’une double proie, donc d’une double joie. Non, Lazare se garde pour le Christ à venir, pour le Christ triomphant. Un seul homme sera jeté au-delà de la vie, et il ne reviendra pas. Moi, je reviendrai. Mais lui ne reviendra pas. Lazare reste. Toi, toi qui sais tant de choses, tu sais aussi cela. Mais ceux qui espèrent tirer un double profit en capturant l’aigle avec l’aiglon, dans leur nid et sans difficulté, peuvent être sûrs que l’aigle a les yeux sur tous, et que, par amour pour son petit, il partira loin du nid pour être le seul à être pris et sauver ainsi son fils. Je suis tué par la haine, et pourtant je continue à aimer. 593.8 Allez. Moi, je reste à prier. Jamais autant qu’à cette heure, je n’ai eu besoin d’élever mon âme au Ciel.
– Laisse-moi rester avec toi, supplie Jean.
– Non. Vous avez tous besoin de repos. Va-t’en.
– Tu restes seul ? Et s’ils te font du mal ? D’ailleurs, tu sembles souffrant … Moi, je reste, dit Pierre.
– Toi aussi, pars avec les autres. Laissez-moi oublier les hommes pour une heure ! Laissez-moi en contact avec les anges de mon Père ! Ils remplaceront ma Mère, qui s’épuise en larmes et en prière, et que je ne puis charger de ma douleur désolée. Allez.
– Tu ne nous donnes pas la paix ? demande Jude.
– Tu as raison. Que la paix du Seigneur se pose sur ceux qui ne sont pas opprobre à ses yeux. Adieu. »
Alors Jésus grimpe sur un talus et disparaît au milieu des oliviers.
593.9 « Et pourtant… ce qu’il dit se trouve vraiment dans l’Ecriture ! Et quand on l’entend de lui, on comprend pourquoi et pour qui c’est dit, murmure Barthélemy.
– Moi, je l’ai dit à Pierre dès l’automne de la première année… rappelle Simon.
– C’est vrai… Mais… Non ! Moi vivant, je ne le laisserai pas capturer. Demain… s’exclame Pierre.
– Que feras-tu demain ? l’interrompt Judas.
– Ce que je ferai ? Je parle avec moi-même. C’est un temps de conjuration. A l’air même je ne confierais pas ma pensée. Et toi, qui es puissant, tu l’as dit tant de fois, pourquoi ne cherches-tu pas quelque protection pour Jésus ?
– Je vais m’y employer, Pierre. Ne vous étonnez pas si je suis parfois absent. Je travaille pour lui. Mais ne lui en parlez pas. »
Pierre fait preuve d’humilité et de sincérité :
« Sois tranquille, et sois béni pour cela. Je me suis parfois défié de toi, mais je m’en excuse. Je vois que tu es meilleur que nous au bon moment. Tu agis… moi, je ne sais que parler pour ne rien dire. »
Judas rit comme si cet éloge lui plaisait. Ils s’éloignent de Gethsémani en direction de la route qui mène à Jérusalem.