Une initative de
Marie de Nazareth

Le figuier desséché

lundi 1er avril 30
Jérusalem
James Tissot

Dans les évangiles : Mt 21,18-22 ; Mc 11,12-14

Matthieu 21,18-22

Le matin, en revenant vers la ville, il eut faim. Voyant un figuier au bord du chemin, il s’en approcha, mais il n’y trouva rien d’autre que des feuilles, et il lui dit : « Que plus jamais aucun fruit ne vienne de toi. » Et à l’instant même, le figuier se dessécha. En voyant cela, les disciples s’étonnèrent et dirent : « Comment se fait-il que le figuier s’est desséché à l’instant même ? » Alors Jésus leur déclara : « Amen, je vous le dis : si vous avez la foi et si vous ne doutez pas, vous ne ferez pas seulement ce que j’ai fait au figuier ; vous pourrez même dire à cette montagne : “Enlève-toi de là, et va te jeter dans la mer”, et cela se produira. Tout ce que vous demanderez dans votre prière avec foi, vous l’obtiendrez. »

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Marc 11,12-14 ; 27-33

Le lendemain, quand ils quittèrent Béthanie, il eut faim. Voyant de loin un figuier qui avait des feuilles, il alla voir s’il y trouverait quelque chose ; mais, en s’approchant, il ne trouva que des feuilles, car ce n’était pas la saison des figues. Alors il dit au figuier : « Que jamais plus personne ne mange de tes fruits ! » Et ses disciples avaient bien entendu.(...)

Jésus et ses disciples reviennent à Jérusalem. Et comme Jésus allait et venait dans le Temple, les grands prêtres, les scribes et les anciens vinrent le trouver. Ils lui demandaient : « Par quelle autorité fais-tu cela ? Ou alors qui t’a donné cette autorité pour le faire ? » Jésus leur dit : « Je vais vous poser une seule question. Répondez-moi, et je vous dirai par quelle autorité je fais cela. Le baptême de Jean venait-il du ciel ou des hommes ? Répondez-moi. » Ils se faisaient entre eux ce raisonnement : « Si nous disons : “Du ciel”, il va dire : “Pourquoi donc n’avez-vous pas cru à sa parole ?” Mais allons-nous dire : “Des hommes” ? » Ils avaient peur de la foule, car tout le monde estimait que Jean était réellement un prophète. Ils répondent donc à Jésus : « Nous ne savons pas ! » Alors Jésus leur dit : « Moi, je ne vous dis pas non plus par quelle autorité je fais cela. »

Vision de Maria Valtorta

       592.1 Sur le plateau de l’Oliveraie où de nombreux Galiléens se rassemblent à l’occasion de la solennité, Jésus sort de bonne heure de la tente d’un pèlerin. Le camp dort encore, sous la clarté de la lune qui se couche lentement, enveloppant d’une blancheur argentée les tentes, les arbres, les pentes et la ville qui sommeille tout en bas…

       Jésus se glisse avec assurance et sans bruit entre les tentes et, une fois sorti du camp, il descend rapidement par des sentiers à pic vers Gethsémani, le traverse, passe le petit pont sur le Cédron — un ruban d’argent qui arpège à la lune — et arrive à la porte, gardée par des légionnaires. Cette garde de nuit devant les portes closes est peut-être une mesure de précaution du Proconsul. Au nombre de quatre, les soldats discutent, assis sur de grosses pierres qui leur servent de sièges contre le rempart. Ils se chauffent à un feu de brindilles qui jette une lueur rougeâtre sur leurs cuirasses rutilantes et leurs casques sévères, d’où émergent des visages aux physionomies italiques bien différentes de ceux des Hébreux.

       « Qui va là ? » lance le premier qui voit apparaître la haute silhouette de Jésus de derrière le coin d’une masure voisine de la porte.

       Il saisit la hampe de la lance pointue qu’il tenait appuyée au mur voisin et, imité par les autres, il se met en position réglementaire. Sans donner à Jésus le temps de répondre, il poursuit :

       « On n’entre pas ! Ne sais-tu pas que la seconde veille touche déjà à sa fin ?

       – Je suis Jésus de Nazareth. Ma Mère est dans la ville. Je vais la voir.

       – Oh ! l’Homme qui a ressuscité le mort de Béthanie ! Par Jupiter ! Je vais enfin le connaître ! »

       A ces mots, il s’approche de lui pour l’observer avec curiosité, tournant tout autour de lui comme pour s’assurer que ce n’est pas quelqu’un d’irréel, d’étrange, mais vraiment un homme comme tout le monde. Et il s’exclame :

       « Oh ! dieux ! Il est beau comme Apollon, mais tout à fait comme nous ! Et il n’a ni bâton, ni barrette, ni aucun insigne de son pouvoir ! »

       Il est perplexe. Jésus le regarde patiemment en lui souriant avec douceur.

       Moins curieux — mais peut-être ont-ils déjà vu Jésus d’autres fois —, ses compagnons disent :

       « Dommage qu’il n’ait pas été présent au milieu de la première veille, quand on a porté au tombeau la jolie jeune fille morte ce matin. Nous l’aurions vue ressusciter… »

       Jésus répète doucement :

       « Puis-je aller trouver ma Mère ? »

       Les quatre soldats se secouent. Le plus âgé parle :

       « En fait, l’ordre serait de ne laisser passer personne, mais tu passerais quand même. Celui qui force les portes de l’Hadès peut bien forcer les portes d’une ville close. Du reste, tu n’es pas homme à susciter des soulèvements. L’interdiction ne vaut pas pour toi. Fais en sorte de n’être pas vu par les rondes à l’intérieur. Ouvre, Marcus Gratus. Et toi, passe sans bruit. Nous sommes soldats, et nous devons obéir…

       – Ne craignez rien. Votre bonté ne se changera pas pour vous en punition. »

       Un légionnaire ouvre avec précaution un portillon découpé dans le portail colossal et dit :

       « Passe vite. La veille se termine d’ici peu, et nous sommes remplacés par d’autres soldats, qui vont arriver.

       – Paix à vous.

       – Nous sommes des hommes de guerre…

       – Même dans la guerre, la paix que je donne demeure, car c’est la paix de l’âme. »

       Et Jésus s’engouffre dans l’obscurité du porche ouvert dans l’épaisseur des murs. Il passe en silence devant le corps de garde, qui laisse filtrer par l’ouverture la lumière tremblante d’une lampe à huile, une lanterne ordinaire, suspendue à un crochet du plafond bas, qui permet de distinguer des corps de soldats endormis sur des nattes étendues à même le sol, enveloppés dans leurs manteaux, les armes à leur côté.

       592.2 Jésus est désormais à l’intérieur de Jérusalem… et je le perds de vue pendant que je regarde entrer deux des soldats de tout à l’heure, qui examinent s’il s’est éloigné avant d’entrer réveiller les dormeurs pour la relève.

       « On ne le voit déjà plus… Qu’aura-t-il voulu dire ? J’aimerais bien le savoir, déclare le plus jeune.

       – Il fallait le lui demander. Il ne nous méprise pas. C’est le seul juif qui ne nous méprise pas et ne nous étrangle pas, en aucune façon, lui répond l’autre, qui est dans toute la force de l’âge.

       – Moi qui suis un paysan de Bénévent, je n’ai pas osé parler à un homme qu’on dit être dieu.

       – Un dieu sur un âne ? S’il était ivre comme Bacchus, ce serait possible. Mais il n’est pas ivre. Je crois qu’il ne boit même pas du mulsum. Tu ne vois pas comme il est pâle et maigre ?

       – Pourtant, les Hébreux…

       – Eux, oui, ils boivent, bien qu’ils affectent de ne pas le faire ! S’ils ont vu un dieu dans un homme, c’est qu’ils étaient ivres des vins forts de ces terroirs et de leur cicera. Crois-moi : les dieux, c’est une fable. L’Olympe est vide, et la terre n’en a pas.

       – S’ils t’entendaient !…

       – Serais-tu encore un enfant au point de n’être pas candidat et de ne pas savoir que César lui-même ne croit pas aux dieux, pas plus, d’ailleurs, que les pontifes, les augures, les aruspices, les arvales, les vestales, ou je ne sais qui ?

       – Et alors pourquoi…

       – Pourquoi les rites ? Parce qu’ils plaisent au peuple, sont utiles aux prêtres et servent à César pour se faire obéir comme s’il était un dieu terrestre tenu par la main par les dieux de l’Olympe. Mais les premiers à ne pas y croire sont ceux que nous vénérons comme ministres des dieux. Je suis pyrrhonien. J’ai fait le tour du monde. J’ai fait beaucoup d’expériences. Mes cheveux blanchissent aux tempes, et ma pensée a mûri. J’ai comme règle personnelle trois principes : aimer Rome, unique déesse et unique certitude, jusqu’au sacrifice de ma vie. Ne rien croire, puisque tout ce qui nous entoure est illusion, exceptée la patrie sacrée et immortelle. Nous devons aussi douter de nous-mêmes, car il n’est même pas certain que nous vivions. Les sens et la raison ne suffisent pas à nous donner la certitude d’arriver à connaître la vérité, et la vie comme la mort ont la même valeur, puisque nous ignorons ce qu’est la vie et ce qu’est la mort » déclare-t-il en affectant le scepticisme philosophique d’un être supérieur…

       L’autre le regarde, hésitant :

       « Moi, au contraire, je crois. Et j’aimerais savoir… En savoir plus sur cet homme qui est passé tout à l’heure. Lui connaît certainement la vérité. Il émane de lui quelque chose d’étrange… C’est comme une lumière qui vous pénètre !

       – Qu’Esculape te sauve ! Tu es malade ! C’est depuis peu que tu es monté de la vallée à la ville, et les fièvres surgissent facilement chez ceux qui font ce voyage et ne sont pas encore acclimatés à cette région. Tu délires. Viens : il n’y a rien de tel que le vin chaud et les aromates pour faire sortir en sueur le venin de la fièvre jordanique… »

       Et il le pousse vers le corps de garde. Mais l’autre se dégage :

       « Je ne suis pas malade. Je ne veux pas de vin drogué. Je veux veiller là, en dehors des murs (il montre l’intérieur du bastion), et attendre l’homme qui s’est nommé Jésus.

       – Si cette attente ne t’ennuie pas… Je vais réveiller ceux-ci pour la relève. Adieu… »

       Il entre bruyamment dans le corps de garde pour éveiller ses compagnons, en criant :

       « L’heure est déjà sonnée. Allons, fainéants paresseux ! Je suis fatigué !… »

       Il bâille bruyamment et maugrée parce qu’ils ont laissé s’éteindre le feu et ont bu tout le vin chaud “ si nécessaire pour endurer la rosée palestinienne… ”

       L’autre, le jeune légionnaire, adossé à la muraille que la lune effleure du couchant, attend que Jésus revienne sur ses pas. Les étoiles veillent son espoir…

       592.3 Jésus, pendant ce temps, est arrivé à la maison de Lazare sur la colline de Sion, et il frappe. C’est Lévi qui lui ouvre.

       « Toi, Maître ? ! Les maîtresses dorment. Pourquoi n’as-tu pas envoyé un serviteur, si tu avais besoin de quelque chose ?

       – Ils ne l’auraient pas laissé passer.

       – Ah ! c’est vrai ! Mais toi-même, comment es-tu passé ?

       – Je suis Jésus de Nazareth, et les légionnaires se sont montrés conciliants. Mais il ne faut pas le dire, Lévi.

       – Je ne dirai rien… Ils sont meilleurs que beaucoup d’entre nous !

       – Conduis-moi là où dort ma Mère et ne réveille personne d’autre dans la maison.

       – Comme tu veux, Seigneur. Lazare a donné l’ordre à tous ceux qui dirigent les maisons de t’obéir en tout, sans discussion ni retard. L’aurore pointait à peine quand cet ordre a été apporté par un serviteur, par plusieurs serviteurs, à toutes les maisons. Obéir et se taire. Nous le ferons. Tu nous as rendu notre maître… »

       L’homme trottine à travers les couloirs, vastes comme des galeries, du magnifique palais de Lazare sur la colline de Sion, et la lampe qu’il tient à la main éclaire d’une manière féérique le mobilier et les tapisseries qui ornent ces larges couloirs. L’homme s’arrête devant une porte close :

       « Voici la chambre de ta Mère.

       – Tu peux disposer.

       – Et la lampe ? Tu ne la veux pas ? Je peux repartir dans l’obscurité. J’ai l’habitude de la maison : j’y suis né.

       – Laisse-la et n’enlève pas la clé de la porte. Je sors tout de suite.

       – Tu sais où me trouver. Je vais fermer par précaution, mais je serai prêt à t’ouvrir la porte quand tu viendras. »

       592.4 Resté seul, Jésus frappe si doucement qu’il faut être bien éveillé pour entendre.

       Un crissement dans la pièce, comme celui d’un siège qu’on déplace, un léger bruit de pas, et une voix basse :

       « Qui est-ce ?

       – Moi, Maman. Ouvre-moi. »

       La porte s’ouvre aussitôt. La lumière de la lune est la seule qui éclaire la pièce tranquille et étend ses rayons sur le lit intact. Un siège est placé près de la fenêtre, grande ouverte sur le mystère de la nuit.

       « Tu ne dormais pas encore ? Il est tard !

       – Je priais… Viens, mon Fils. Assieds-toi là où j’étais. »

       Elle indique le siège près de la fenêtre.

       « Je ne peux m’arrêter. Je suis venu te chercher pour t’emmener chez Elise, dans le quartier d’Ophel. Annalia est morte. Vous ne le saviez pas encore ?

       – Non. Personne… Quand, Jésus ?

       – Après mon passage.

       – Après ton passage ! Tu as donc été pour elle l’Ange libérateur !

       Cette terre était pour elle une telle prison ! Elle est heureuse ! Je voudrais bien être à sa place ! Elle est morte… naturellement ? Je veux dire : pas à la suite d’un malheur ?

       – Elle est morte par excès de joie d’aimer. Je l’ai su alors que je montais déjà vers le Temple. Viens avec moi, Maman. Nous ne craignons pas de nous profaner pour consoler une mère qui a tenu dans ses bras sa fille morte d’une joie surnaturelle… Notre première vierge ! Celle qui est venue à Nazareth, chez toi, pour me trouver et me demander cette joie… Ce sont des jours lointains et sereins.

       – Avant-hier, elle chantait comme une mésange amoureuse et m’embrassait en disant : “ Je suis heureuse ! ” Elle était avide de tout savoir sur toi : comment Dieu t’a formé, comment il m’a choisie, et mes premières palpitations de vierge consacrée… Maintenant, je comprends… 592.5Je suis prête, mon Fils. »

       Tout en parlant, Marie a épinglé ses tresses, qui étaient retombées sur ses épaules et qui la faisaient paraître toute jeune, et elle a pris son voile et son manteau.

       Ils sortent le plus discrètement possible. Lévi se tient déjà près du portail. Il explique :

       « J’ai préféré… A cause de mon épouse… Les femmes sont curieuses. Elle m’aurait posé mille questions. Comme ça, elle ne sait rien… »

       Il ouvre, et s’apprête à refermer la porte quand Jésus dit :

       « Je reconduirai ma Mère ici avant la fin de cette veille.

       – Je resterai près d’ici. Ne crains rien.

       – Paix à toi. »

       Ils marchent dans les rues silencieuses, désertes, d’où la lune se retire lentement, mais illumine encore le sommet des hautes maisons de la colline de Sion. Plus éclairé est le faubourg d’Ophel, aux maisonnettes humbles et basses.

       592.6 Voilà la maison d’Annalia, fermée, sombre, silencieuse. Il y a encore des fleurs fanées sur les marches de la maison, peut-être celles que la vierge a jetées avant de mourir, ou celles qui sont tombées de son lit funèbre…

       Jésus frappe à la porte. Il frappe de nouveau…

       On entend une fenêtre s’ouvrir en haut, puis une voix accablée demander :

       « Qui est là ?

       – Marie et Jésus de Nazareth, répond Marie.

       – Oh ! je viens !… »

       Après une brève attente, les verrous grincent, et la porte s’ouvre sur le visage défait d’Elise, qui s’appuie péniblement aux montants. Lorsque Marie entre et lui tend les bras, elle tombe sur son sein avec les faibles sanglots d’une femme qui a tant pleuré que sa plainte est devenue silencieuse.

       Jésus ferme la porte et attend patiemment que sa Mère calme cette désolation. Comme une pièce s’ouvre à côté, ils y entrent, Jésus portant la lampe qu’Elise a posée sur le pavé de l’entrée avant d’ouvrir la porte.

       Les pleurs de la mère d’Annalia semblent ne pas pouvoir finir. Elle s’adresse à Marie avec des sanglots dans la voix. La mère parle à la Mère… Jésus, debout contre un mur, se tait…

       592.7 Elise ne peut se résigner à cette mort si subite… Et, dans sa souffrance, elle en fait retomber la cause sur Samuel, le fiancé parjure :

       « Il lui a brisé le cœur, ce maudit ! Elle ne le disait pas, mais elle souffrait certainement, qui sait depuis quand ! Et dans un cri de joie, son cœur s’est ouvert. Qu’il soit maudit pour toujours.

       – Non, ma chérie. Non. Ne maudis pas. Ce n’est pas cela. Dieu l’a tant aimée qu’il l’a voulue dans sa paix. Mais, même si elle était morte à cause de Samuel — ce qui n’est pas vrai, mais supposons-le un instant —, pense à la mort de joie qu’elle a eue, et dis-toi qu’une action mauvaise lui aurait procuré une mort heureuse.

       – Elle n’est plus là ! Elle est morte ! Elle est morte ! Tu ne sais pas ce que c’est que de perdre une fille ! Moi, j’ai fait deux fois l’expérience de cette douleur. Car déjà je pleurais sa mort, quand ton Fils l’a guérie. Mais maintenant… Mais maintenant… Il n’est pas revenu ! Il n’a pas eu pitié… Je l’ai perdue ! Perdue ! Mon enfant est déjà dans la tombe ! Sais-tu ce que c’est que de voir agoniser un enfant ? Savoir qu’il doit mourir ? Le voir mort, quand on le croyait guéri et fort ?

       Tu l’ignores. Tu ne peux pas en parler… Elle était belle comme une rose éclose au lever du soleil pendant qu’elle se parait, ce matin. Elle avait voulu porter le vêtement que je lui avais confectionné pour ses noces. Elle voulait même se couronner comme une épouse. Puis elle a préféré défaire la guirlande déjà prête et recueillir les pétales pour les jeter à ton Fils. Et elle chantait ! Elle chantait ! Sa voix emplissait la maison. Elle était gracieuse comme le printemps. La joie faisait briller ses yeux comme des étoiles, ses lèvres ouvertes sur la blancheur de ses dents pourpres comme la pulpe de grenade, et elle avait des joues roses et fraîches comme des roses nouvelles que la rosée embellit. Elle est devenue blanche comme le lys à peine éclos. Elle s’est affaissée sur mon sein telle une tige brisée… Plus de paroles ! Plus de soupirs ! Plus de couleurs ! Plus de regard ! Elle était paisible, belle comme un ange de Dieu, mais sans vie. 592.8 Tu ne sais pas, toi qui te réjouis du triomphe de ton Fils et le vois fort et en bonne santé, ce qu’est ma douleur ! Pourquoi n’est-il pas revenu sur ses pas ? En quoi lui avait-elle déplu, et moi avec elle, pour ne pas avoir pitié de ma prière ?

       – Elise ! Elise ! Ne dis pas cela… La peine te rend aveugle et sourde… Elise, tu ne connais pas ma souffrance. Et tu ne connais pas le gouffre profond qu’elle deviendra. Tu as vu ta fille, paisible et belle, se raidir dans la paix. Dans tes bras. Moi… Moi, cela fait plus de six lustres que je contemple mon Fils et, par-delà la peau lisse et pure que j’ai sous les yeux et que je caresse, j’entrevois les plaies de l’Homme des douleurs que deviendra mon enfant. Sais-tu, toi qui dis que j’ignore ce que peut être voir un enfant aller deux fois vers la mort, et y entrer une fois pour y demeurer en paix, sais-tu ce que peut être, pour une mère, d’avoir cette vision pendant tant d’années ? Mon Fils ! Le voilà. Il est déjà vêtu de rouge comme s’il sortait d’un bain de sang. Et bientôt, dans peu de temps — le visage de ta fille dans le tombeau ne sera pas encore devenu sombre —, je le verrai revêtu de la pourpre de son sang innocent, de ce sang que je lui ai donné. Et si tu as reçu sur ton cœur ta fille, sais-tu quelle sera ma douleur de voir mourir mon Fils comme un malfaiteur sur le bois ? Regarde-le, le Sauveur de tous, sauveur dans l’esprit et dans la chair, car la chair de ceux qu’il aura sauvés sera incorrompue et bienheureuse dans son Royaume. Et regarde-moi ! Regarde cette Mère qui, heure après heure, accompagne et conduit — je ne le retiendrais pas un instant ! — son Fils au sacrifice ! Moi, je peux te comprendre, pauvre maman que tu es. Mais toi, comprends mon cœur ! Ne hais pas mon Fils. Annalia n’aurait pas supporté l’agonie de son Seigneur. Et son Seigneur l’a rendue heureuse en une heure d’allégresse. »

       592.9 Elise a cessé de pleurer devant cette révélation. Elle dévisage Marie, au pâle visage de martyre mouillé de larmes silencieuses, tourne les yeux vers Jésus, qui la regarde avec pitié… et glisse aux pieds de Jésus en gémissant :

       « Mais elle est morte ! Elle est morte, Seigneur ! Comme un lys, un lys brisé. Les poètes disent de toi[128] que tu es celui qui se complaît parmi les lys ! Ah ! vraiment, toi qui es né de ce lys qu’est Marie, tu descends souvent dans les parterres fleuris, et des roses pourpres tu fais des lys blancs, puis tu les cueilles en les retirant au monde. Pourquoi ? Pourquoi, Seigneur ? N’est-il pas juste qu’une mère jouisse de la rose qui est née d’elle ? Pourquoi en éteindre la pourpre dans la froide blancheur de mort du lys ?

       – Les lys ! Ils seront le symbole de celles qui m’aimeront, comme ma Mère a aimé Dieu. Le blanc parterre du Roi divin.

       – Mais nous, les mères, nous pleurerons. Nous, les mères, nous avons droit à nos enfants. Pourquoi les enlever à la vie ?

       – Ce n’est pas ce que je veux dire, femme. Les filles resteront, mais consacrées au Roi comme les vierges dans les palais de Salomon. Rappelle-toi le Cantique… Et elles seront épouses, ces bien-aimées, sur la terre comme au Ciel.

       – Mais ma fille est morte ! Elle est morte ! »

       Ses sanglots déchirants reprennent.

       « Je suis la Résurrection et la Vie. Celui qui croit en moi vit même s’il vient à mourir, et en vérité je te dis qu’il ne meurt pas pour l’éternité. Ta fille vit. Elle vit pour l’éternité, parce qu’elle a cru en la Vie. Ma mort sera pour elle la vie complète. Elle a connu la joie de vivre en moi avant de connaître la douleur de me voir arraché à la vie. Ta peine te rend aveugle et sourde, ma Mère a raison de le dire. Mais bientôt, tu affirmeras toi-même ce que je t’ai fait savoir ce matin : “ Vraiment sa mort a été une grâce de Dieu. ” Crois-le, femme. L’horreur attend cet endroit. Un jour viendra où les mères frappées comme toi s’exclameront : “ Louange à Dieu, qui a épargné à nos enfants de vivre ce moment. ” Et les mères qui n’auront pas été frappées crieront au Ciel : “ Pourquoi, ô Dieu, n’as-tu pas tué nos enfants avant cette heure ? ” Crois-le, femme, crois à mes paroles. N’élève pas entre Annalia et toi ce vrai mur de séparation qu’est la différence de foi. Tu vois ? Je pouvais ne pas venir. Tu sais combien je suis haï. Que le triomphe d’un instant ne te fasse pas illusion… Chaque recoin peut dissimuler un piège contre moi. Or je suis venu seul, de nuit, pour te consoler. Je compatis à la douleur d’une mère. Mais pour la paix de ton âme, je viens te dire ces mots. Aie la paix ! La paix !

       – C’est à toi de me la donner, Seigneur ! Moi, je ne peux pas ! Il m’est impossible, dans ma souffrance, de me donner la paix. Mais toi, toi qui rends la vie aux morts et la santé aux mourants, fais au cœur déchiré d’une mère le don de la paix.

       – Qu’il en soit ainsi, femme. Paix à toi. »

       Il lui impose les mains en la bénissant et en priant en silence sur elle. Marie s’est agenouillée à son tour près d’Elise en l’entourant de son bras.

       592.10 « Adieu, Elise. Je m’en vais…

       – Nous ne nous verrons plus, Seigneur ? Je ne sortirai pas de la maison pendant plusieurs jours, et tu t’en iras après les fêtes pascales. Toi… tu es encore un peu quelque chose de ma fille… parce qu’Annalia… parce qu’Annalia vivait en toi et pour toi. »

       Elle pleure, plus calmement, mais comme elle pleure !

       Jésus la regarde, caresse sa tête chenue et lui dit :

       « Tu me reverras.

       – Quand ?

       – D’ici huit nuits.

       – Et tu me réconforteras encore ? Tu me béniras pour me donner de la force ?

       – Mon cœur te bénira avec toute la plénitude de mon amour pour ceux qui m’aiment. Viens, Maman.

       – Mon Fils, si tu le permets, je voudrais rester encore avec cette mère. La souffrance est un flot qui revient dès que s’est éloigné Celui qui donne la paix… Je rentrerai à l’heure de prime. Je n’ai pas peur de marcher seule, tu le sais. Et tu sais que je passerai à travers toute une armée ennemie pour réconforter un frère en Dieu.

       – Qu’il en soit comme tu veux. Je pars. Que Dieu soit avec vous. »

       Il sort sans faire de bruit, en fermant derrière lui la porte de la pièce et celle de la maison.

       592.11 Il revient vers les murs, à la Porte d’Ephraïm ou à la Porte Stercoraire, dite aussi du Fumier : j’ai plusieurs fois entendu désigner ces deux portes voisines sous ces trois noms, peut-être parce que l’une ouvre sur la voie de Jéricho qui est au fond — or cette voie mène à Ephraïm —, et l’autre parce qu’elle est proche de la vallée de Hinnom où l’on brûle les ordures de la ville. Et elles se ressemblent tant que je les confonds.

       Le ciel commence à blanchir du côté de l’orient, mais il reste criblé d’étoiles. Les chemins sont enveloppés d’une pénombre plus pénible que l’obscurité de la nuit, que la lune tempérait de sa blanche clarté.

       Mais le soldat romain a de bons yeux et, voyant Jésus s’avancer vers la porte, il va à sa rencontre.

       « Salut. Je t’ai attendu… »

       Hésitant, il s’arrête.

       « Parle sans crainte. Que veux-tu de moi ?

       – Savoir. Tu as dit : “ La paix que je donne demeure même dans la guerre, car c’est une paix d’âme. ” Je voudrais savoir quelle est cette paix et ce qu’est l’âme. Comment l’homme en guerre peut-il être en paix ? Quand on ouvre le temple de Janus, on ferme celui de la paix. Les deux réalités ne peuvent coexister dans le monde. »

       Il est adossé au muret verdâtre d’un petit jardin, dans une ruelle étroite comme un sentier dans les champs, humide, sombre, obscur, au milieu de pauvres maisons. A part une légère lueur que laisse voir le casque bruni, on ne voit rien des deux hommes. L’ombre enveloppe les visages et les corps dans une unique obscurité.

       La voix de Jésus s’élève, une voix douce et lumineuse qui trahit sa joie de jeter une semence de lumière chez le païen :

       « Dans le monde, c’est vrai, la paix et la guerre ne peuvent coexister. L’une exclut l’autre. Mais la paix peut demeurer dans le soldat, même si les ordres lui imposent de mener la guerre. Ma paix peut exister en lui, parce qu’elle vient du Ciel, et elle n’est pas atteinte par le fracas de la guerre et la férocité des massacres. Etant divine, elle envahit la part divine que l’homme a en lui-même, et qu’on appelle l’âme.

       – Divine ? En moi ? César est divin. Moi, je suis fils de paysans. Maintenant, je suis un légionnaire sans grade. Si je suis brave, je pourrai peut-être devenir centurion. Mais divin, non !

       – Il y a en toi une partie divine : c’est l’âme. Elle vient de Dieu, du vrai Dieu. Aussi est-elle divine, perle vivante en l’homme, et elle vit de nourritures divines et vivantes : la foi, la paix, la vérité. La guerre ne la trouble pas. La persécution ne la blesse pas. La mort ne la tue pas. Seul le mal, faire ce qui est mauvais, la blesse ou la tue, et la prive aussi de la paix que, moi, je donne. Car le mal sépare l’homme de Dieu.

       592.12 – Et qu’est-ce que le mal ?

       – Rester dans le paganisme et adorer les idoles quand la bonté du vrai Dieu nous a fait connaître l’existence du vrai Dieu. Ne pas aimer son père, sa mère, ses frères, ses sœurs et son prochain. Voler, tuer, être rebelle, être débauché, mentir. C’est cela, le mal.

       – Ah ! alors, moi, je ne peux pas avoir ta paix ! Je suis soldat, et on nous ordonne de tuer. Il n’y a donc pas de salut pour nous ?

       – Sois juste dans la guerre comme dans la paix. Accomplis ton devoir sans cruauté et sans avidité. Lorsque tu combats et que tu conquiers, souviens-toi que l’ennemi est semblable à toi, et que toute ville a ses mères et ses jeunes filles, comme ta mère et tes sœurs, et sois courageux sans être une brute. Tu ne sortiras pas de la justice et de la paix, et ma paix restera en toi.

       – Et ensuite ?

       – Et ensuite ? Que veux-tu dire ?

       – Après la mort ? Qu’advient-il du bien que j’ai fait et de l’âme, dont tu dis qu’elle ne meurt pas si on ne commet pas le mal ?

       – Elle vit, elle vit ornée du bien que tu as fait, dans une paix joyeuse, plus grande que celle dont on jouit sur la terre.

       – Alors, en Palestine, un seul homme avait fait le bien ! J’ai compris.

       – Qui ?

       – Lazare de Béthanie. Son âme n’est pas morte !

       – En vérité, c’est un juste. Néanmoins, beaucoup lui sont semblables et meurent sans ressusciter, mais leur âme vit dans le vrai Dieu. Car l’âme a une autre demeure, dans le Royaume de Dieu. Et celui qui croit en moi entrera dans ce Royaume.

       – Même moi, qui suis Romain ?

       – Même toi, si tu crois à la Vérité.

       – Qu’est-ce que la vérité ?

       – Je suis la Vérité, le Chemin qui conduit à la vérité, je suis la Vie et je la donne, car celui qui accueille la Vérité accueille la vie. »

       592.13 Le jeune soldat réfléchit en silence… Puis il lève la tête — il a le visage encore pur d’un jeune homme — et, avec un sourire limpide, serein, il dit :

       « J’essaierai de me rappeler cela, et d’en apprendre plus encore. Cela me plaît…

       – Comment t’appelles-tu ?

       – Vitalis, de Bénévent, plus exactement des campagnes proches de la ville.

       – Je me souviendrai de ton nom. Rends vraiment vital ton esprit en le nourrissant de vérité. Adieu. On ouvre la porte. Je sors de la ville.

       – Salut ! »

       Jésus se dirige rapidement vers la porte et s’engage d’un pas leste sur le chemin qui mène au Cédron, à Gethsémani, et de là au Camp des Galiléens.

       592.14 Dans les oliviers de la colline, il rejoint Judas, qui monte lui aussi vers le camp qui s’éveille.

       Judas fait un geste qui trahit son épouvante de se trouver face à face avec Jésus. Celui-ci le regarde fixement, en silence.

       « Je suis allé apporter la nourriture aux lépreux. Mais… j’en ai trouvé deux à Hinnom, cinq à Siloan. Les autres sont guéris. Ils étaient encore sur place, mais si bien rétablis qu’ils m’ont prié d’avertir le prêtre. J’étais descendu au point du jour pour être libre ensuite. La nouvelle va faire du bruit. Un si grand nombre de lépreux guéris ensemble après que tu les as bénis en présence de tant de gens ! »

       Jésus se tait. Il le laisse parler. Il ne lui dit ni : “ Tu as bien fait ”, ni quoi que ce soit qui ait trait à l’action de Judas et au miracle, mais il s’arrête à l’improviste, regarde l’apôtre droit dans les yeux, et lui demande :

       « Eh bien ? Qu’est-ce que cela a changé de t’avoir laissé la liberté et l’argent ?

       – Que veux-tu dire ?

       – Ceci : je te demande si tu t’es sanctifié depuis que je t’ai rendu la liberté et l’argent. Et tu me comprends… Ah ! Judas ! Souviens-toi ! Souviens-toi toujours : tu as été celui que j’ai aimé plus que tout autre, en recevant de toi moins d’amour que tous les autres m’en ont donné. Ce que j’ai reçu de toi, c’est une haine plus mordante — car c’était celle d’un homme que je traitais en ami — que la haine la plus féroce du plus féroce pharisien. Et rappelle-toi encore ceci : même maintenant, je ne te hais pas, mais, pour autant que cela dépende du Fils de l’homme, je te pardonne. Va, maintenant. Nous n’avons plus rien à nous dire. Tout est déjà accompli… »

       Judas voudrait parler, mais Jésus, d’un geste impérieux, lui fait signe de marcher en avant… Et Judas, tête basse comme un vaincu, se met en chemin…

       592.15 A la limite du Camp des Galiléens, les onze apôtres et les deux serviteurs de Lazare sont déjà prêts.

       « Où es-tu allé, Maître ? Et toi, Judas ? Vous étiez ensemble ? »

       Jésus devance la réponse de Judas :

       « J’avais quelque chose à dire à des cœurs. Judas est allé chez les lépreux… Mais tous sont guéris, sauf sept.

       – Oh ! pourquoi y es-tu allé ? Je voulais venir, moi aussi ! s’exclame Simon le Zélote.

       – Pour être libre, maintenant, de venir avec nous » répond Jésus. « Marchons. Nous entrerons dans la ville par la Porte du Troupeau. Dépêchons-nous. »

       592.16 Il part en avant, en passant par les oliveraies qui conduisent du camp, à mi-chemin entre Béthanie et Jérusalem, puis par l’autre petit pont qui franchit le Cédron près de la Porte du Troupeau.

       Des maisons de paysans sont éparses sur les pentes. Tout en bas, près du torrent, un figuier ébouriffé se penche sur la rivière. Jésus se dirige vers lui, et il cherche à voir si le feuillage fourni recèle quelque figue mûre. Mais le figuier est tout en feuilles, nombreuses, inutiles. Il ne porte pas le moindre fruit.

       « Tu es comme beaucoup de cœurs en Israël. Tu n’as pas de douceurs pour le Fils de l’homme, et pas de pitié. Puisses-tu ne plus jamais porter de fruit, et que personne ne se rassasie de toi à l’avenir » dit Jésus.

       Les apôtres se regardent. La colère de Jésus contre l’arbre stérile, peut-être sauvage, les étonne. Mais ils ne disent rien. Ce n’est que plus tard, après avoir passé le Cédron, que Pierre lui demande :

       « Où as-tu mangé ?

       – Nulle part.

       – Alors tu as faim ! Voici là-bas un berger avec quelques chèvres qui paissent. Je vais lui demander du lait pour toi. Je fais vite. »

       A ces mots, il s’éloigne à grands pas et revient lentement avec une vieille écuelle remplie de lait.

       Jésus boit et, avec une caresse, rend le bol au petit berger qui a accompagné Pierre…

       592.17 Une fois entrés en ville, ils montent au Temple, et après avoir adoré le Seigneur, Jésus revient dans la cour où enseignent les rabbis.

       Les gens l’entourent, et une mère, venue de Cintium, présente son enfant qu’une maladie a rendu aveugle, à ce qu’il me semble. Il a les yeux blancs comme s’il avait une vaste cataracte sur la pupille ou un albugo.

       Jésus le guérit en effleurant les orbites avec les doigts. Aussitôt, il prend la parole :

       « Un homme acheta un terrain. Il y planta des vignes, construisit une maison pour les vignerons, une tour pour la surveillance, des celliers et des pressoirs, puis il en confia l’entretien à des fermiers en qui il avait confiance. Et il partit au loin.

       Quand vint le temps où les vignes avaient suffisamment poussé pour donner du fruit, le maître de la vigne envoya ses serviteurs chez ses vignerons pour retirer le revenu de la récolte. Mais les vignerons les encerclèrent, ils frappèrent les uns à coups de bâton, en lapidèrent d’autres avec de lourdes pierres et les blessèrent grièvement, enfin ils en tuèrent un certain nombre. Ceux qui purent revenir vivants chez le maître, racontèrent ce qui leur était arrivé. Le maître les soigna, les réconforta, et il envoya d’autres serviteurs encore plus nombreux. Mais les vignerons leur firent subir le même traitement qu’aux premiers.

       Alors le maître de la vigne se dit : “ Je vais leur envoyer mon fils bien-aimé. Ils respecteront sûrement mon héritier. ”

       Mais les vignerons le virent venir de loin et, lorsqu’ils surent que c’était l’héritier, ils s’appelèrent l’un l’autre : “ Venez, soyons en nombre et unissons nos forces. Entraînons-le dehors, à un endroit écarté, et mettons-le à mort. Son héritage nous reviendra. ” Ils l’accueillirent avec des honneurs hypocrites, l’entourèrent comme pour lui faire fête, l’embrassèrent, et soudain ils le ligotèrent, le frappèrent fortement et avec mille moqueries, puis ils l’amenèrent au lieu du supplice et le tuèrent.

       Maintenant, répondez-moi : ce père et maître s’apercevra un jour que son fils et héritier ne revient pas. Il découvrira alors que ses vignerons, auxquels il avait confié une terre fertile pour qu’ils la cultivent en son nom, en retirent une juste part et en remettent à leur seigneur ce qui était juste, ont tué son fils. Alors que fera-t-il ? »

       Jésus darde ses iris de saphir, enflammés comme par un soleil, sur l’assistance, et en particulier sur les groupes des juifs les plus influents, pharisiens et scribes disséminés dans la foule. Personne ne souffle mot.

       « Parlez donc, vous au moins, puisque vous êtes des rabbis d’Israël. Dites une parole de justice qui persuade le peuple de la justice. Moi, je pourrais dire une parole qui ne serait pas conforme à votre manière de voir. Parlez donc, vous, pour que le peuple ne soit pas induit en erreur. »

       Les scribes, se voyant contraints, répondent :

       « Il punira les scélérats en les faisant périr d’une manière atroce, et donnera sa vigne à d’autres fermiers pour qu’ils la lui cultivent honnêtement, et lui remettent le revenu de la terre qui leur est confiée.

       – Vous avez bien parlé. Il est écrit : “ La pierre qu’ont rejetée les bâtisseurs est devenue la pierre d’angle. C’est là l’œuvre du Seigneur, une œuvre admirable à nos yeux. ” Vous connaissez l’Ecriture, et vous estimez juste que soient cruellement punis ces vignerons meurtriers du fils héritier de leur maître, pour que la vigne soit remise à d’autres fermiers, qui la cultiveront honnêtement. C’est pourquoi je vous dis : “ Le Royaume de Dieu vous sera enlevé, et il sera confié à des personnes qui lui donneront du fruit. Celui qui tombera contre cette pierre se brisera, et celui sur lequel la pierre tombera sera écrasé. ” »

       592.18 Les chefs des prêtres, les pharisiens et les scribes font preuve d’un grand… héroïsme en ne réagissant pas, tant est forte leur volonté d’atteindre le but désiré ! Ils se sont opposés à lui très fréquemment pour bien moins que cela, et aujourd’hui où le Seigneur Jésus leur annonce ouvertement que le pouvoir leur sera retiré, ils n’éclatent pas en reproches, ils ne font pas d’actes de violence, ils ne menacent pas ; ces faux agneaux patients dissimulent sous une apparence hypocrite de douceur l’immuable cœur d’un loup.

       Ils se bornent à s’approcher de lui, qui a repris sa marche en avant et en arrière en écoutant tel et tel des nombreux pèlerins rassemblés dans la vaste cour. Beaucoup lui demandent conseil pour des cas de conscience, ou pour des situations familiales ou sociales. D’autres attendent de pouvoir s’exprimer, après l’avoir entendu prononcer un jugement pour un homme sur une question embrouillée d’héritage : division et rancœur se sont installées entre les héritiers à cause d’un fils de leur père qu’il a eu d’une servante de la maison, mais qu’il a adopté. Les quatre fils légitimes ne veulent pas de sa présence parmi eux, et refusent qu’il puisse hériter d’une part des maisons et des terres. Ils ne veulent plus rien avoir en commun avec lui. Cependant, ils ne savent pas comment résoudre la question car, avant sa mort, leur père les a fait jurer que, de même qu’il avait partagé son pain équitablement entre ses enfants légitimes et son fils illégitime, ils devaient répartir l’héritage dans la même mesure.

       Jésus dit à celui qui l’interroge au nom des trois autres frères :

       « Sacrifiez tous une parcelle de terre pour la vendre de façon à réunir une somme d’argent équivalente au cinquième de la fortune totale de votre père, et remettez-la au fils illégitime en lui disant : “ Voilà ta part. Tu n’es pas frustré de ce qui t’appartient et nous respectons la volonté de notre père. Va, et que Dieu soit avec toi. ” Mieux, faites preuve de générosité en lui donnant même davantage que la stricte valeur de sa part. Prenez de justes témoins, ainsi personne ne pourra sur la terre, ni dans l’au-delà, vous faire le moindre reproche. De cette manière, vous aurez la paix entre vous et en vous : vous n’aurez pas le remords d’avoir désobéi à votre père, et vous serez délivrés de la présence de celui qui — même s’il n’y est pour rien — a été pour vous une cause de trouble plus que si on avait mis un voleur parmi vous. »

       L’homme dit :

       « Ce bâtard, en vérité, a enlevé la paix à notre famille, il a eu raison de la santé de notre mère qui en est morte de chagrin, et il a volé une place qui ne lui appartient pas.

       – Ce n’est pas lui le coupable, homme, mais celui qui l’a engendré. Lui n’a pas demandé à naître pour porter la marque de la bâtardise. C’est la convoitise de votre père qui l’a engendré et a provoqué sa souffrance et la vôtre. Montrez-vous donc justes envers cet innocent, qui paie déjà durement une faute qui n’est pas la sienne. Ne frappez pas d’anathème l’esprit de votre père. Dieu l’a jugé. Il n’est nul besoin des foudres de vos malédictions. Honorez toujours votre père, même s’il est coupable, non pour lui-même, mais parce que, vous ayant créés par ordre de Dieu et étant le seigneur de votre maison, il a représenté votre Dieu sur la terre. Les parents viennent immédiatement après Dieu. Rappelle-toi le Décalogue, et ne pèche pas. Va en paix. »

       592.19 Les prêtres et les scribes s’approchent alors de lui pour l’interroger :

       « Nous t’avons entendu. Tu as dit ce qui était juste. Salomon n’aurait pu donner de plus sage conseil. Mais, toi qui opères des prodiges et rends des jugements tels que seul le sage roi pouvait en rendre, apprends-nous par quelle autorité tu agis. D’où te vient un tel pouvoir ? »

       Jésus les regarde fixement. Il n’est ni agressif ni méprisant, mais très imposant. Il répond :

       « Moi aussi, j’ai à vous poser une question, et si vous me répondez, je vous dirai par quelle autorité j’agis, moi qui ne suis qu’un homme sans l’autorité que procurent des charges, qui plus est pauvre — car c’est cela que vous voulez dire. Le baptême de Jean, d’où venait-il ? Du Ciel ou de l’homme qui le donnait ? Répondez-moi. Par quelle autorité Jean le donnait-il comme rite purificateur et pour vous préparer à la venue du Messie ? Or Jean était encore plus pauvre, plus ignorant que moi, et sans charge d’aucune sorte, ayant passé sa vie dans le désert depuis son enfance. »

       Les scribes et les prêtres se consultent. La foule se presse autour d’eux, les gens ont les yeux grands ouverts et les oreilles attentives, ils sont prêts à protester ou à acclamer si les scribes disqualifient Jean-Baptiste et offensent le Maître, ou bien s’ils paraissent vaincus par la question du Rabbi de Nazareth, divinement sage. Le silence absolu de cette foule en attente de réponse est frappant. Il est si profond que l’on entend la respiration et les chuchotements des prêtres ou des scribes, qui communiquent entre eux presque sans parler, et observent le peuple dont ils devinent les sentiments prêts à exploser.

       Enfin, ils se décident à répondre. Ils se tournent vers le Christ qui, appuyé contre une colonne, les bras croisés, les scrute sans jamais les perdre de vue :

       « Maître, nous ne savons pas par quelle autorité Jean faisait cela ni d’où venait son baptême. Personne n’a pensé à le lui demander de son vivant, et lui ne l’a jamais dit spontanément.

       – Eh bien, moi non plus je ne vous dirai pas par quelle autorité j’agis. »

       Il leur tourne le dos, appelle à lui les Douze et, fendant la foule qui l’acclame, il sort du Temple.

       592.20 Quand ils sont déjà dehors, au-delà de la Probatique, Barthélemy fait remarquer à Jésus :

       « Tes adversaires sont devenus très prudents. Peut-être vont-ils se convertir au Seigneur qui t’a envoyé et te reconnaître pour le Messie saint.

       – C’est vrai. Ils n’ont pas discuté ta question ni ta réponse… constate Matthieu.

       – Qu’il en soit ainsi. C’est beau de voir que Jérusalem se convertit au Seigneur, son Dieu, s’exclame encore Barthélemy.

       – Ne vous faites pas d’illusions ! Cette partie de Jérusalem ne se convertira jamais. Ils n’ont pas répondu autrement parce qu’ils ont craint la foule. Je n’avais pas besoin d’entendre ce qu’ils se disaient à voix basse pour connaître leurs pensées.

       – Et que disaient-ils ? demande Pierre.

       – Ils disaient ceci… Je désire que vous le sachiez pour les connaître à fond et pour que vous puissiez donner aux hommes qui viendront plus tard une exacte description du cœur de mes contemporains. S’ils ne m’ont pas répondu, ce n’est pas parce qu’ils se convertissent au Seigneur, mais parce qu’ils pensaient : “ Si nous répondons : ‘Le baptême de Jean venait du Ciel’, le Rabbi rétorquera : ‘Alors pourquoi n’avez-vous pas cru à ce qui venait du Ciel et enseignait la préparation au temps messianique ?’, et si nous disons : ‘De l’homme’, ce sera la foule qui se rebellera : Dans ce cas, pourquoi ne croyez-vous pas à ce que Jean, notre prophète, a dit de Jésus de Nazareth ? ” Il valait donc mieux répondre : “ Nous ne savons pas. ” Voilà leur raisonnement. Ce n’était pas la conséquence de quelque retour à Dieu, mais un lâche calcul : leur but était d’éviter de devoir reconnaître publiquement que je suis le Christ et que j’agis ainsi parce que je suis l’Agneau de Dieu dont a parlé le Précurseur. Et moi non plus, je n’ai pas voulu dire par quelle autorité j’accomplis mes miracles. Je l’ai précisé à de nombreuses reprises déjà dans ces murs et dans toute la Palestine, et mes prodiges sont encore plus explicites que mes paroles. Désormais, je ne m’exprimerai plus en paroles. Je laisserai parler les prophètes et mon Père, ainsi que les signes du Ciel, car le moment est venu où tous ces signes vont être donnés. Ceux qui ont été révélés par les prophètes et marqués des symboles de notre histoire, et ceux que j’ai annoncés : le signe de Jonas — vous vous souvenez de ce jour-là à Cédès ? C’est le signe qu’attend Gamaliel.

       Toi, Etienne, toi, Hermas, et toi, Barnabé qui as quitté tes compagnons aujourd’hui pour me suivre, vous avez certainement entendu le rabbi parler plus d’une fois de ce signe. Eh bien, il sera bientôt donné. »

       Il s’éloigne en montant à travers les oliviers de la montagne, suivi des siens et de nombreux disciples (des soixante-douze) en plus d’autres, comme Joseph Barnabé qui le suit pour l’entendre parler encore. [...]

Observation

Quand des légionnaires parlent de Jésus…

Durant leur garde nocturne, au lendemain de l’entrée triomphale de Jésus dans Jérusalem, deux légionnaires viennent de Lui ouvrir le passage et l’ont laissé pénétrer dans Jérusalem endormie. L’un des deux gardes, Vital, avoue : « Je n’ai pas osé parler à un homme qu’on dit être un dieu ». Son compagnon ironise : « Un dieu sur un âne ? Ah ! Ah !  S'il était ivre comme Bacchus, cela se pourrait. Mais il n'est pas ivre. Je crois qu'il ne boit même pas du mulsum » (EMV 592.2).

Maria Valtorta aurait-elle pu concevoir, de sa propre initiative, ce dialogue si vivant, si naturel et comme pris sur le vif ?

Version moderne du Mulsum antique

Le Mulsum, (qui signifie littéralement "miellé"), était obtenu en mélangeant une mesure de miel pour quatre mesures de vin vieux, ainsi que des plantes et des épices. Boisson très appréciée des grecs puis des romains, ce vin festif était souvent servi au « gustatio » (l’équivalent de notre apéritif). Plusieurs auteurs en décrivent la préparation ou les vertus du mulsum, (ou vinum melle conditum) et Pline l'Ancien (1) en magnifie les bienfaits : « Beaucoup sont parvenus à une longue vieillesse sans aucune autre nourriture que du pain trempé dans du Mulsum ».

(1) Pline, Histoire naturelle XXII, 52.

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