Une initative de
Marie de Nazareth

Jésus rend aveugle un homme cruel, et redonne la vue à un aveugle

dimanche 24 mars 30
en route d’Hennon à Tersa

Vision de Maria Valtorta

       574.1 Hennon — ce n’est qu’une poignée de maisons — est située plus au nord. C’était l’endroit où vivait Jean-Baptiste, une simple grotte entourée d’une végétation luxuriante. A peu de distance, des sources clapotent pour former ensuite un ruisseau bien gonflé d’eaux qui coulent vers le Jourdain.

       Jésus est assis hors de la grotte, là où il se trouvait quand il a salué son cousin. Il est seul. L’aurore teint à peine de rouge l’orient, et les bois se réveillent avec le pépiement des oiseaux. Des bêlements parviennent des bercails d’Hennon. Un braiment déchire l’air paisible.

       J’entends un trottinement de pas sur le sentier. Il passe un troupeau de chèvres conduites par un adolescent, qui s’arrête un instant, l’air indécis, pour regarder Jésus. Puis il s’en va. Mais il fait bientôt demi-tour, car une chevrette s’est arrêtée là pour observer l’homme qu’elle n’avait pas l’habitude de voir à cet endroit, et qui tend sa longue main pour lui offrir une tige de marjolaine et caresser sa tête intelligente. Le pâtre reste interdit. Il ne sait s’il doit éloigner la bête ou laisser Jésus la caresser en souriant, comme s’il était content qu’elle vienne sans crainte s’accroupir à ses pieds en posant la tête sur ses genoux. Les autres chèvres aussi reviennent en arrière pour brouter l’herbe parsemée de fleurs.

       Le petit berger demande :

       « Tu veux du lait ? Je n’ai pas encore trait deux chèvres rétives qui, si elles ne sont pas repues, donnent des coups de cornes quand on leur presse les mamelles. Elles sont comme leur maître qui, s’il n’est pas plein d’argent, nous donne des coups de bâton.

       – C’est en tant que serviteur, que tu es berger ?

       – Je suis orphelin, je suis seul et je suis serviteur. Mon patron m’est apparenté, car c’est le mari de la sœur de la mère de ma mère. Tant que Rachel vivait… mais elle est morte depuis plusieurs mois… Et je suis très malheureux… Prends-moi avec toi ! Je suis habitué à vivre de rien… Je serai ton serviteur… un peu de pain me suffit comme paiement. Ici aussi, je n’ai rien… S’il me payait, je m’en irais. Mais il dit : “ Ton argent ? Je le garde pour te vêtir et te nourrir. ” Vois comme il m’habille ! Quant à me nourrir… regarde-moi ! Et cela, ce sont les coups… Voilà mon pain d’hier… »

       Il montre des bleus sur ses bras et ses épaules très maigres.

       « Qu’avais-tu fait ?

       – Rien. Tes compagnons, les disciples je veux dire, parlaient du Royaume des Cieux, et moi, je les écoutais… C’était le sabbat. Même si je ne travaillais pas, je n’étais pas oisif parce que c’était le sabbat… Il m’a frappé brutalement, tellement que… que je ne veux plus rester avec lui. Prends-moi. Ou je vais m’enfuir… je suis venu exprès ici, ce matin. J’avais peur de parler. Mais tu es bon, alors je parle.

       – Et le troupeau ? Tu ne voudras certainement pas t’enfuir avec lui…

       – …Je le ramènerai au bercail… D’ici peu, l’homme va aller couper du bois en forêt… Je vais ramener le troupeau et m’enfuir. Oh ! emmène-moi !

       574.2 – Mais sais-tu qui je suis ?

       – Tu es le Christ, le Roi du Royaume des Cieux ! Qui te suit sera bienheureux dans l’autre vie. Je n’ai jamais eu aucune joie ici… Ne me repousse pas… pour que je puisse en connaître là haut… »

       Il pleure, prosterné aux pieds de Jésus, près de la chevrette.

       « Comment me connais-tu si bien ? Tu m’as peut-être entendu parler ?

       – Non. Je sais, depuis hier, que tu te trouves là où était Jean-Baptiste. Mais de temps à autres, certains de tes disciples passent par Hennon. Je les ai entendus. Ils s’appellent Matthias, Jean, Siméon, et ils venaient souvent ici car Jean-Baptiste a été leur maître avant toi. Et puis, Isaac… j’ai retrouvé en lui un père et une mère. Il voulait même m’enlever à mon maître et il avait donné l’argent nécessaire. Mais cet homme… oui, il a pris l’argent, mais au lieu de me donner, il s’est moqué de ton disciple.

       – Tu sais beaucoup de choses. Mais sais-tu où je vais ?

       – A Jérusalem. Mais je ne porte pas écrit sur mon visage que je suis d’Hennon.

       – Je continue mon chemin. Je pars bientôt. Je ne puis t’emmener.

       – Prends-moi pour le peu de temps où cela t’est possible.

       – Et après ?

       – Après… Je pleurerai, mais j’irai avec les disciples de Jean qui, les premiers, ont appris au pauvre enfant que je suis, que la joie que les hommes ne donnent pas sur la terre, Dieu la donne au Ciel à ceux qui ont fait preuve de bonne volonté. Moi, pour l’avoir, j’ai reçu bien des coups et j’ai eu très faim, en demandant à Dieu de me procurer cette paix. Tu vois que j’ai eu de la bonne volonté… Mais, maintenant, si tu me repousses, je n’aurai plus aucun espoir… »

       Il pleure doucement, en suppliant Jésus de ses yeux pleins de larmes plus que par la parole.

       574.3 « Je n’ai pas d’argent pour te racheter, et je ne sais pas si ton maître y consentirait.

       – Mais j’ai déjà été payé ! J’ai des témoins : Eli, Lévi et Jonas ont vu et ils lui en ont fait le reproche. Or ce sont les plus grands hommes d’Hennon, tu sais, eux !

       – S’il en est ainsi… Allons. Lève-toi et viens.

       – Où ?

       – Chez ton maître.

       – J’ai peur ! Vas-y seul. Il est là-bas, sur cette colline, au milieu des arbres qu’il coupe. Moi, j’attends ici.

       – N’aie pas peur. Regarde : mes disciples arrivent. Nous serons nombreux contre lui. Il ne te fera aucun mal. Lève-toi. Nous allons à Hennon chercher les trois témoins, puis nous irons trouver ton maître. Donne-moi la main. Par la suite, je te confierai aux disciples que tu connais. Comment t’appelles-tu ?

       – Benjamin.

       – J’ai deux autres petits amis de ce nom. Tu seras le troisième.

       – Ami ? C’est trop ! Je suis serviteur.

       – Du Très-Haut. Pour Jésus de Nazareth, tu es l’ami. Viens, rassemble le troupeau et partons. »

       574.4 Jésus se lève et, pendant que le jeune berger regroupe ses chèvres et pousse celles qui sont rétives sur le chemin du retour, Jésus fait signe aux apôtres, qui avancent sur le sentier et regardent du côté de Jésus, de venir rapidement. Ils hâtent le pas. Mais le troupeau est désormais en route et Jésus, tenant l’enfant par la main, va vers eux…

       « Seigneur ! Tu es devenu berger de chevreaux ? Vraiment, la Samarie peut être appelée la chèvre… Mais toi…

       – Mais je suis le bon Berger et je change aussi les chevreaux en agneaux. D’ailleurs, les enfants sont tous des agneaux, et celui-ci est à peine plus qu’enfant.

       – N’est-ce pas celui que cet homme, hier, a emmené si brutalement ? dit Matthieu en l’observant.

       – Je crois que c’est lui. C’était bien toi ?

       – C’est moi.

       – Oh ! pauvre garçon ! Ton père ne t’aime manifestement pas ! s’exclame Pierre.

       – Mon maître. Je n’ai pas d’autre père que Dieu.

       – Oui. Les disciples de Jean ont instruit son ignorance et réconforté son cœur, et au bon moment, le Père de tous nous a fait nous rencontrer. Nous allons à Hennon chercher trois témoins, puis nous irons trouver son maître… dit Jésus.

       – Pour te faire donner l’enfant ? Et où est l’argent ? Marie a donné les derniers deniers qu’elle avait… fait remarquer Pierre.

       – Pas besoin d’argent. Il n’est pas esclave, et on a déjà remis l’argent à son maître pour cela. C’est Isaac qui l’a donné, car l’enfant lui faisait peine à voir.

       – Et pourquoi ne l’a-t-il pas obtenu ?

       – C’est que nombreux sont ceux qui bafouent Dieu et leur prochain. Voici ma Mère avec les femmes. Allez leur dire de ne pas continuer leur chemin. »

       Jacques, fils de Zébédée, et André s’en vont en courant, légers comme des gazelles. Jésus se hâte vers sa Mère et les femmes disciples, et il les rejoint quand déjà elles savent et observent l’enfant avec pitié.

       574.5 Ils retournent rapidement vers Hennon et conduits par le garçon, ils vont à la maison d’Elie. C’est un vieillard aux yeux embués par les ans, mais encore vigoureux. Dans sa jeunesse, il devait être robuste comme un chêne de ces régions.

       « Elie, le Rabbi de Nazareth m’emmène si…

       – Il t’emmène ? Il ne pouvait faire une plus grande faveur. Tu finirais par devenir mauvais en restant ici. Le cœur s’endurcit quand l’injustice dure trop. Et elle est trop dure. Tu l’as trouvé ? Le Très-Haut écoute donc tes pleurs, même s’ils viennent d’un enfant samaritain. Tu es heureux, alors, toi qui, grâce à ton âge, es délivré de toute chaîne et qui peux suivre la Vérité sans que rien ne t’en empêche, pas même la volonté d’un père ou d’une mère. Ce qui, pendant tant d’années, a semblé être un châtiment paraît aujourd’hui providentiel. Dieu est bon. Mais que veux-tu de moi, pour être venu ici ? Ma bénédiction ? Je te la donne en tant qu’ancien de l’endroit.

       – Ta bénédiction, je la veux, car tu es bon. Mais je suis aussi venu pour que, avec Lévi et Jonas, vous alliez avec le Rabbi trouver mon maître afin qu’il ne réclame pas d’autre argent.

       – Mais où est le Rabbi ? Je suis vieux et j’y vois bien peu ; je ne reconnais que ceux que je connais bien. Moi, je ne connais pas le Rabbi.

       – Il est ici. Il se tient devant toi.

       – Ici ? Puissance éternelle ! »

       Le vieillard se lève et s’incline vers Jésus :

       « Pardonne au vieillard dont les yeux sont enténébrés. Je te salue, car il n’y a qu’un juste dans tout Israël, et tu es celui-là. 574.6 Allons-y. Lévi est dans son jardin autour de sa cuve, et Jonas est à ses fromages. »

       Elie se relève. Même s’il est voûté par les ans, il est aussi grand que Jésus. Il se met en route en tâtant le mur, évitant, à l’aide de son bâton, les obstacles du chemin.

       Jésus, qui l’a salué en lui donnant sa paix, l’aide à franchir un passage où trois marches rudimentaires rendent la route dangereuse pour un malvoyant. Avant de se mettre en route, Jésus avait demandé aux femmes disciples de l’attendre à cet endroit. Pendant ce temps, Benjamin va à son bercail.

       Le vieillard dit :

       « Tu es bon, mais Alexandre est un fauve. C’est un loup. Je ne sais pas si… Mais je suis assez riche pour te donner ce qu’il faut d’argent pour Benjamin, si Alexandre en veut encore. Mes enfants n’ont pas besoin de mon argent. J’approche du siècle et l’argent ne sert pas pour l’autre vie. Un acte d’humanité, oui, cela a de la valeur…

       – Pourquoi ne l’as-tu pas fait plus tôt ?

       – Ne me réprimande pas, Rabbi. Je donnais à manger à l’enfant et je le réconfortais, pour qu’il ne devienne pas un malfaiteur. Alexandre est capable de rendre féroce une tourterelle, mais je ne pouvais pas lui retirer l’enfant ; personne ne l’aurait pu. Toi… tu pars loin. Mais nous… nous restons ici et nous redoutons ses vengeances. Un jour, un homme d’Hennon s’est interposé parce que, pris de boisson, Alexandre battait à mort l’enfant. Mais ensuite, je ne sais pas comment Alexandre s’y est pris, il a réussi à empoisonner le troupeau.

       – N’est-ce pas mal penser ?

       – Non. Il a attendu plusieurs mois, jusqu’à ce que vienne l’hiver, quand les brebis restent enfermées ; alors, il a empoisonné l’eau du bassin. Elles burent, gonflèrent, et moururent toutes. Nous sommes tous bergers ici, et nous avons compris… Pour en être sûrs, nous avons fait manger de leur viande à un chien, et le chien est mort. D’ailleurs, quelqu’un avait vu Alexandre se glisser furtivement dans l’enclos… C’est un malfaiteur ! Nous le craignons… Cruel, toujours ivre le soir, il est impitoyable avec tous les siens, et maintenant qu’ils sont tous morts, il torture le garçon.

       – Dans ce cas, ne m’accompagne pas…

       – Oh ! si, je viens ! Il faut dire la vérité. 574.7 Voilà. J’entends le marteau, c’est Lévi. »

       Et il l’appelle à haute voix près d’une haie :

       « Lévi ! Lévi ! »

       Un vieillard, moins âgé que le premier, sort en vêtements courts, un marteau à la main. Il salue Elie et lui demande :

       « Que veux-tu, mon ami ?

       – J’ai à côté de moi le Rabbi de Galilée. Il est venu chercher Benjamin. Alexandre est dans le bois, mais viens témoigner qu’il en a déjà obtenu l’argent de la part d’un disciple.

       – J’arrive ! On m’a toujours dit que le Rabbi était bon. Maintenant, je le crois. Paix à toi ! »

       Il pose son marteau, recommande à je ne sais qui de l’attendre, et part avec Elie et Jésus.

       Ils sont vite arrivés au bercail de Jonas. Ils l’appellent, expliquent…

       « Je viens. Toi, commande-t-il à un garçon, avance le travail. »

       Il s’essuie les mains à un linge qu’il jette sur une pioche et suit Jésus, après l’avoir salué en même temps que Lévi et Eli.

       Jésus parle pendant ce temps avec le vieillard. Il lui dit :

       « Tu es un juste, Dieu te donnera la paix.

       – Je l’espère. Le Seigneur est juste ! Ce n’est pas ma faute si je suis né en Samarie…

       – Ce n’est pas ta faute. Dans l’autre vie, il n’y a pas de frontières pour les justes. Seule la faute dresse une frontière entre le Ciel et l’Abîme.

       – C’est vrai. Comme j’aimerais te voir ! Ta voix est douce, et douce est ta main pour guider le vieil aveugle que je suis… douce et forte. Il me semble que c’est celle de mon petit-fils bien-aimé, Elie, comme moi, fils de Joseph, mon fils. Si ton aspect est comme ta main, bienheureux ceux qui te voient.

       – Mieux vaut m’entendre que me voir. Cela rend l’esprit plus saint.

       – C’est vrai. Moi, j’écoute ceux qui parlent de toi. Hélas, ils passent rarement… 574.8 Mais n’est-ce pas un bruit de hache sur les troncs ?

       – Si.

       – Alors… Alexandre est près d’ici… Appelle-le.

       – Oui. Vous, restez ici. Si j’y parviens seul, je ne vous appellerai pas, et ne vous montrez pas. »

       Il s’avance, et hèle l’homme.

       « Qui me demande ? Qui es-tu ? » dit un homme âgé, très robuste, au profil dur, avec une poitrine et des membres de lutteur. Un coup de ses mains doit être un vrai coup de massue.

       « C’est moi, un inconnu qui te connaît. Je viens prendre ce qui m’appartient.

       – Ce qui t’appartient ? Ah ! Ah ! Qu’est-ce qui est à toi dans mon bois ?

       – Dans le bois, rien. Mais dans ta maison, il y a Benjamin.

       – Tu es fou ! Benjamin est mon serviteur.

       – Et ton parent. Mais toi, tu es son geôlier. Un de mes envoyés t’a donné, pour obtenir l’enfant, la somme que tu exigeais. Or tu as pris l’argent et gardé l’enfant. Mon envoyé, en homme de paix, n’a pas réagi. Je viens au nom de la justice.

       – Ton envoyé a dû boire l’argent. Moi, je n’ai rien eu, et je garde Benjamin. Je l’aime bien.

       – Non. Tu le détestes. Ce que tu aimes, c’est le profit que tu tires de lui et dont tu ne lui donnes rien. Ne mens pas : Dieu punit les menteurs.

       – Mais je n’ai pas reçu d’argent ! Si tu as parlé avec mon serviteur, sache que c’est un fieffé menteur. Et moi je le frapperai, puisqu’il me calomnie. Adieu ! »

       Il tourne le dos à Jésus et va s’éloigner.

       « Attention, Alexandre, Dieu est présent. Ne défie pas sa bonté.

       – Dieu ! Serait-il chargé de protéger mes intérêts ? C’est à moi seul de les sauvegarder, et j’y veille.

       – Prend garde à toi !

       574.9 – Mais qui es-tu, misérable Galiléen ? Comment te permets-tu de me faire des reproches ? Je ne te connais pas.

       – Si, tu me connais : je suis le Rabbi de Galilée, et…

       – Ah oui ! Et tu crois me faire peur ? Je ne crains ni Dieu ni Belzébuth, moi, et tu veux que je te craigne, toi ? Un fou ? Va, va ! Laisse-moi travailler. Va-t’en, te dis-je. Ne me regarde pas. Crois-tu que tes yeux puissent me faire peur ? Que veux-tu voir ?

       – Pas tes crimes, car je les connais tous. Tous. Même ceux que personne ne connaît. Mais je veux voir si tu ne comprendras même pas que cette heure est la dernière que la miséricorde de Dieu t’accorde pour te repentir. Je veux voir si le remords ne se lèvera pas pour fendre ton cœur de pierre, si… »

       L’homme, qui tient sa hache à la mains, la lance vers Jésus qui se baisse rapidement. La hache fait un arc au-dessus de sa tête et va frapper un jeune chêne vert, qui se trouve coupé net et tombe avec un grand bruit de feuillage et un frémissement d’ailes d’oiseaux épouvantés.

       574.10 Les trois autres, cachés non loin, sortent en hurlant, craignant que Jésus n’ait été frappé lui aussi, et le malvoyant s’écrie:

       « Ah ! si je pouvais voir ! Voir s’il n’a effectivement aucune blessure ! Pour cette seule raison, je voudrais voir, ô Dieu éternel ! »

       Et, sourd à toutes les assurances des autres, il avance à l’aveuglette — car il a perdu son bâton — et veut toucher Jésus, pour se rendre compte s’il ne saigne pas de quelque partie du corps, et il gémit :

       « Un clair rayon de lumière, puis les ténèbres. Mais voir, voir, sans ce voile qui me permet à peine de deviner les obstacles…

       – Je n’ai rien, père, touche-moi » assure Jésus en s’approchant et en se laissant toucher.

       Pendant ce temps, les autres adressent à l’individu brutal de sévères critiques et lui reprochent ses coups et ses mensonges. N’ayant plus sa hache, il sort un couteau et s’avance pour frapper, en blasphémant Dieu, en se moquant de l’aveugle, en menaçant les autres… c’est un fauve furieux. Mais soudain il chancelle, s’arrête, laisse tomber son poignard, se frotte les yeux, les ouvre, les ferme, puis il pousse un cri terrifiant :

       « Je ne vois plus rien ! A l’aide ! Mes yeux… Les ténèbres… Qui peut me sauver ? »

       Les autres crient aussi, de stupeur. Ils se moquent même de lui :

       « Dieu t’a entendu. »

       En effet, parmi ses blasphèmes, il y avait ceci :

       « Que Dieu m’aveugle si je mens et si j’ai péché. Et mieux vaut être aveugle qu’adorer un fou nazaréen ! En ce qui vous concerne, je me vengerai, et je briserai Benjamin comme cet arbuste… »

       Ils ironisent :

       « Maintenant, venge-toi…

       – Ne soyez pas comme lui, ne haïssez pas, conseille Jésus.

       Et il caresse le vieillard, qui ne se préoccupe de rien d’autre que de la bonne santé de Jésus. Alors, pour le rassurer, Jésus lui dit :

       « Lève la tête ! Regarde ! »

       Le miracle s’accomplit. De même que, tout à l’heure, les ténèbres s’étaient emparées de la brute, la lumière vient pour le juste. Et c’est un cri tout autre, un cri de joie, qui s’élève sous les arbres robustes :

       « J’y vois ! Mes yeux ! La lumière ! Béni sois-tu ! »

       Le vieillard contemple Jésus avec des yeux qui rayonnent d’une nouvelle vie, puis il se prosterne pour lui baiser les pieds.

       « Allons, nous deux. Vous autres, vous reconduirez à Hennon ce malheureux. Et faites preuve de pitié à son égard, car Dieu l’a déjà puni. Et Dieu suffit. Que l’homme soit bon devant tout malheur.

       – Prends pour toi l’enfant, les brebis, le bois, la maison, l’argent. Mais rends-moi la vue. Je ne peux rester comme cela.

       – Impossible. Je te laisse tout ce par quoi tu es devenu pécheur. J’emmène l’innocent, car il a déjà souffert le martyre. Que dans les ténèbres ton âme puisse s’ouvrir à la Lumière. »

       574.11 Jésus salue Lévi et Jonas, et descend rapidement avec le vieillard, qui paraît rajeuni et qui, arrivé aux premières maisons, crie sa joie… Hennon tout entière est en émoi…

       Jésus se fraie un passage, va trouver le jeune berger près des apôtres, et lui annonce :

       « Viens ! Partons, car on nous attend à Tersa.

       – Libre ? Je suis libre ? Avec toi ? Oh ! je n’y croyais pas ! Je vais dire au revoir à Elie. Et les autres ? »

       Le garçon est tout excité…

       Elie l’embrasse, le bénit et lui dit :

       « Et pardonne au malheureux.

       – Pourquoi ? Pardonner, oui. Mais pourquoi malheureux ?

       – Parce qu’il a blasphémé le Seigneur et que la lumière s’est éteinte dans ses yeux. Aucun de nous ne pourra plus le craindre. Il est dans les ténèbres et l’infirmité. Redoutable puissance de Dieu !… »

       Le vieillard paraît être un prophète inspiré, ainsi, les bras levés, tourné vers le ciel, pensant à ce qu’il a vu.

       Jésus le salue et fend la petite foule agitée. Il s’éloigne, suivi des apôtres et des femmes disciples. Benjamin est salué par les femmes qui veulent donner au protégé du Seigneur un gage de leur affection : un fruit, une bourse, un pain, un vêtement, ce qu’elles trouvent sur place. Et lui, tout heureux, les remercie :

       « Vous êtes toujours bonnes avec moi ! Je m’en souviendrai. Je prierai pour vous. Envoyez vos fils au Seigneur. Il est beau d’être avec lui. Il est la Vie. Adieu ! Adieu !… »

       574.12 Après avoir traversé Hennon, ils descendent vers le Jourdain et sa vallée, vers de nouveaux événements, encore inconnus…

       Mais l’enfant ne se retourne pas pour regarder. Il ne fait aucun commentaire. Il ne pense pas. Il ne soupire pas. Il sourit. Il regarde Jésus, là-bas, tout en avant, vrai Berger suivi de son troupeau, du troupeau dont il fait désormais partie lui aussi, le pauvre enfant… et à l’improviste, il chante, à gorge déployée.

       Les apôtres sourient :

       « Le garçon est heureux ! »

       Les femmes sourient :

       « L’oiseau prisonnier a retrouvé la liberté et un nid. »

       Jésus sourit, en se tournant pour le regarder. Son sourire, comme toujours, paraît tout rendre plus lumineux. Il l’appelle :

       « Viens ici, petit agneau de Dieu, je veux t’enseigner un beau chant. »

       Et, suivi par les autres, il entonne le psaume : “ Le Seigneur est mon Berger, rien ne saurait me manquer. Sur des prés d’herbe fraîche, il me fait reposer ” et ainsi de suite. La belle voix de Jésus se répand à travers la campagne fertile, l’emporte sur les autres, même sur les meilleures, tant elle exprime puissamment sa joie.

       574.13 « Il est heureux, ton Fils, dit Marie, femme d’Alphée, à la Vierge.

       – Oui. Il est heureux. Il a encore quelques joies…

       – Aucun voyage ne reste sans fruit. Il passe en répandant les grâces, et il y a toujours quelqu’un qui rencontre vraiment le Sauveur. Te souviens-tu de ce soir-là, à Bethléem de Galilée ? demande Marie de Magdala.

       – Oui. Mais je ne voudrais pas me rappeler ces lépreux et cet aveugle…

       – Tu pardonnerais toujours. Tu es tellement bonne ! Mais la justice aussi est nécessaire, remarque Marie Salomé.

       – Elle est nécessaire, mais heureusement pour nous, la miséricorde est plus grande, reprend Marie de Magdala.

       – Toi, tu peux le dire. Mais Marie… répond Jeanne.

       – Marie ne veut que le pardon, bien qu’elle-même n’ait pas besoin de pardon. N’est-ce pas, Marie ? dit Suzanne.

       – Je ne voudrais que le pardon, oui. Cela seulement. Etre mauvais doit déjà être une terrible souffrance, soupire Marie de Magdala.

       – Tu pardonnerais à tous, à tous vraiment ? Mais serait-ce juste de le faire ? Il y a des obstinés dans le mal qui empêchent tout pardon en s’en moquant comme d’une faiblesse, dit Marthe.

       – Je pardonnerais. Pour ma part, je pardonnerais. Non par sottise, mais parce que je vois en toute âme un petit enfant plus ou moins bon. Comme un fils… Une mère pardonne toujours… même si elle dit : “ La justice demande un juste châtiment. ” Ah ! si une mère pouvait mourir pour engendrer un cœur nouveau, bon, pour son enfant mauvais, croyez-vous qu’elle ne le ferait pas ? Mais cela ne se peut. Il y a des cœurs qui repoussent toute aide… Et je pense qu’à eux aussi le pardon doit être accordé, par pitié. Car il est déjà si grand, le poids qu’ils ont sur le cœur : de leurs fautes, de la sévérité de Dieu… Oh ! pardonnons, pardonnons aux coupables… Plaise à Dieu d’accueillir notre pardon absolu pour diminuer leur dette…

       – Mais pourquoi pleures-tu toujours, Marie ? Même maintenant que ton Fils a une heure de joie ! se plaint Marie, femme d’Alphée.

       – Cela n’a pas été une joie complète, car le coupable ne s’est pas repenti. Jésus est dans une joie parfaite quand il peut racheter… »

       Qui sait pourquoi Nikê, qui jusque là avait gardé le silence, dit à l’improviste :

       « D’ici peu, nous serons de nouveau avec Judas. »

       Les femmes se regardent, comme si cette simple phrase était extraordinaire, comme si je ne sais quoi se cachait derrière. Mais aucune ne souffle mot.

       574.14 Jésus s’est arrêté dans une très belle oliveraie. Tous en font autant. Après avoir béni la nourriture, il la partage et la répartit.

       Benjamin regarde et range ce qu’on lui a donné : vêtements trop longs ou trop larges, sandales qui ne lui vont pas, amandes encore dans leur enveloppe, les dernières noix, un petit fromage, quelques pommes ridées, un coutelas. Il est heureux de son trésor. Il veut offrir les aliments, et plie les vêtements en disant :

       « Je mettrai le plus beau pour la Pâque. »

       Marie, femme d’Alphée, promet :

       « A Béthanie, je te remettrai tout en ordre. En attendant, laisse-le dehors. A Tersa, il y aura de l’eau pour le rafraîchir et, plus loin, nous trouverons du fil pour le mettre à ta taille. Quant aux sandales … je ne sais comment faire.

       – On va les donner au premier pauvre venu si elles lui vont, et nous en achèterons une paire de neuves à Tersa, dit tranquillement Marie de Magdala.

       – Avec quel argent, ma sœur ? lui demande Marthe.

       – Ah ! c’est vrai ! Nous n’avons plus un sou… Mais Judas a de l’argent… Ainsi chaussé, Benjamin ne peut faire une longue route. Et puis, le pauvre enfant ! Son âme a éprouvé une grande joie, mais son humanité aussi doit avoir un sourire… Certaines choses font plaisir. »

       Suzanne, jeune et de bonne humeur, lui lance en riant :

       « Tu parles comme si tu savais par expérience qu’une paire de sandales neuves fait la joie de celui qui n’en a jamais possédé de pareilles !

       – C’est vrai. Je sais effectivement combien un vêtement sec peut faire plaisir quand on est trempé, et un vêtement frais quand on n’en a qu’un. Moi, je me souviens… »

       Puis elle penche la tête sur l’épaule de la Vierge Marie en ajoutant :

       « Tu te rappelles, Mère ? »

       Et elle l’embrasse avec tendresse.

       574.15 Jésus donne l’ordre de partir pour arriver à Tersa avant le soir :

       « Les deux qui ne sont pas au courant vont s’inquiéter…

       – Veux-tu que nous allions en avant les prévenir de ton arrivée ? propose Jacques, fils d’Alphée.

       – Oui. Allez-y tous, sauf Jean, Jacques et mon frère Jude. Tersa n’est pas loin désormais…. Cherchez Judas et Elise, et préparez en même temps des places pour nous : puisque nous avons pris du retard et que les femmes nous accompagnent, il sera bon d’y passer la nuit… Nous vous suivrons pendant ce temps. Faites en sorte qu’on vous trouve aux premières maisons… »

       Les huit apôtres s’éloignent rapidement, et Jésus les suit plus lentement.

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