559.1 La nouvelle de la présence de Jésus à Ephraïm doit s’être répandue, peut-être parce que les habitants eux-mêmes s’en sont vantés ou pour quelque autre raison. Toujours est-il que nombreux sont désormais ceux qui viennent le trouver, des malades pour la plupart, des affligés, mais aussi des gens désireux de le voir. Je m’en rends compte en entendant Judas déclarer à un groupe de pèlerins venus de la Décapole :
« Le Maître est absent. Mais Jean et moi sommes là, et c’est la même chose. Dites donc ce que voulez et nous le ferons.
– Mais vous ne pourrez jamais enseigner ce que le Maître enseigne, objecte quelqu’un.
– Nous sommes d’autres Jésus, homme. Souviens-t’en toujours. Mais si tu tiens à entendre le Maître, reviens avant le sabbat et retourne chez toi après. Le Maître est maintenant un vrai maître. Il ne parle plus sur tous les chemins, ni dans les forêts, ni sur les rochers comme un vagabond, et à tout instant comme un esclave. Il parle ici le jour du sabbat comme cela lui convient. Et il fait bien ! Pour ce que cela lui a servi de se fatiguer et d’aimer jusqu’à s’épuiser !
– Mais ce n’est pas notre faute si les juifs…
– Juifs ou non, vous êtes tous à mettre dans le même panier ! Vous avez été et serez tous pareils. Lui, il est tout à vous. Vous, vous ne faites rien pour lui. Lui, il donne. Vous, vous ne donnez pas, même pas l’aumône que l’on accorde au mendiant.
– Mais nous l’avons, notre offrande pour lui. La voilà, si tu ne nous crois pas. »
559.2 Jean, qui a gardé le silence mais souffre manifestement, regarde Judas avec une expression de supplication, de reproche, d’avertissement. Finalement, il ne peut plus se taire. Alors que Judas tend déjà la main pour saisir l’offrande, il retient le bras de son compagnon :
« Non, Judas. Pas cela ! Tu connais l’ordre du Maître. » Puis il se tourne vers les arrivants pour ajouter : « Judas s’est mal expliqué et vous avez mal compris. Ce n’est pas ce qu’il voulait dire. C’est seulement l’offrande d’une foi sincère, d’un amour fidèle que nous, moi, mes compagnons, vous, nous devons donner en échange de tout ce que le Maître nous apporte. Quand nous marchions à travers la Palestine, il acceptait vos offrandes parce qu’elles nous étaient nécessaires pour nos déplacements ; de plus, nous rencontrions de nombreux mendiants sur notre route, et bien des misères cachées se faisaient connaître à nous. Maintenant, ici, nous n’avons besoin de rien — que la Providence en soit louée — et nous ne voyons pas de mendiants. Reprenez donc votre offrande et remettez-la, au nom de Jésus, à des malheureux. Ce sont les désirs de notre Seigneur et Maître, et ses ordres à ceux d’entre nous qui vont évangéliser les villes. Mais si vous avez des malades avec vous ou si quelqu’un a un vrai besoin de parler au Maître, dites-le. J’irai le chercher à l’endroit où il s’isole pour prier, car son esprit a un grand besoin de se recueillir dans le Seigneur. »
Judas bougonne quelque chose entre ses dents, mais il ne contredit pas Jean ouvertement. Il s’assied près du foyer allumé comme s’il se désintéressait de l’affaire.
« En réalité… nous n’en avons pas un grand besoin. Nous avons appris sa présence ici, et nous avons traversé le fleuve pour venir le voir. Mais si nous avons mal fait…
– Non, mes frères. Ce n’est pas mal de l’aimer et d’aller à sa recherche, même si cela est difficile et fatigant. Et votre bonne volonté aura sa récompense. Je vais annoncer au Seigneur votre venue, et il viendra sûrement. Mais si ce n’était pas le cas, je vous apporterais sa bénédiction. »
Et Jean sort dans le jardin pour aller trouver le Maître.
« Laisse ! Je m’en charge » lance Judas impérieusement
Et il se lève pour courir dehors.
Jean le regarde partir et n’objecte rien. Il rentre dans la cuisine où sont entassés les pèlerins. Mais, immédiatement, il leur propose :
« Voulez-vous marcher à la rencontre du Maître ?
– Mais s’il ne voulait pas…
– Oh ! ne donnez pas d’importance à un malentendu, je vous en prie. 559.3 Vous connaissez certainement les raisons pour lesquelles nous sommes ici. Ce sont les autres qui obligent le Maître à ces mesures de prudence, ce n’est pas la volonté de son cœur. Lui a toujours les mêmes sentiments pour vous tous.
– Nous le savons. Les premiers jours, après la lecture du décret, il y a eu toute une recherche au-delà du Jourdain et aux endroits où ils pouvaient penser le trouver : à Beth-Abara, comme à Béthanie, à Pella, à Ramoth-Galaad, et aussi ailleurs. Et nous savons que ça s’est passé ainsi en Judée et en Galilée. Les maisons de ses amis ont été très surveillées car… si ses amis et ses disciples sont nombreux, il a aussi beaucoup d’ennemis qui croient servir le Très-Haut en persécutant le Maître. Puis les recherches ont subitement cessé et le bruit s’est répandu qu’il était ici.
– Mais vous, par qui l’avez-vous appris ?
– Par ses disciples.
– Mes compagnons ? Où ?
– Non. Aucun d’eux. D’autres, des nouveaux, car nous ne les avions jamais vus avec le Maître ni avec ses anciens disciples. Nous avons même été étonnés qu’il ait envoyé des inconnus révéler le lieu de sa présence, mais ensuite nous avons pensé qu’il a agi de la sorte parce que les nouveaux n’étaient pas connus des juifs en tant que disciples.
– Je ne sais pas ce que vous dira le Maître, mais je vous recommande de ne faire confiance, dorénavant, qu’à des disciples connus. Soyez prudents. Chacun, dans ce pays, sait ce qui est arrivé à Jean-Baptiste…
– Tu penses que…
– Si Jean, haï par une seule femme, fut capturé et mis à mort, qu’en sera-t-il de Jésus, qui est également haï par le Palais royal et le Temple, et par les pharisiens, les scribes, les prêtres et les hérodiens ? Soyez donc vigilants pour ne pas avoir de remords… Mais le voilà qui arrive. Allons à sa rencontre. »
559.4 C’est une nuit profonde et sans lune, mais éclairée par les étoiles. Comme je ne vois pas la position de la lune ni à quelle phase elle en est, je ne saurais dire l’heure. Je vois uniquement que c’est une nuit sereine. Ephraïm a entièrement disparu sous le voile noir de la nuit. Le torrent lui-même n’est plus qu’un clapotis. Son écume et son scintillement sont totalement masqués par la voûte verte des arbres des rives, qui interdisent même cette lumière, qui n’en est pas une, qui vient des étoiles.
Un oiseau de nuit se lamente quelque part. Puis il se tait à cause d’un bruissement de feuillage et d’un crissement de roseaux rompus qui provient du côté de la montagne et se rapproche de la maison en suivant le torrent. Alors, une forme élancée et robuste émerge de la rive sur le sentier qui monte vers la maison. Elle s’arrête un moment comme pour s’orienter, rase le mur en tâtant avec les mains, trouve la porte, l’effleure et la dépasse, tourne, toujours en tâtonnant, au coin de la maison, jusqu’à atteindre l’entrée du jardin. Le visiteur nocturne essaie de l’ouvrir, la pousse, entre. Il longe les murs qui donnent sur le jardin. Il reste perplexe devant la porte de la cuisine. Puis il poursuit jusqu’à l’escalier extérieur, le monte à tâtons et s’assied sur la dernière marche, ombre noire dans l’ombre.
Vers l’orient, la couleur du ciel nocturne — un voile noir dont on remarque seulement qu’il est tel à cause des étoiles qui le parsèment —, commence à changer de nuance, c’est-à-dire à prendre une teinte que l’œil arrive à percevoir pour ce qu’elle est : un gris d’ardoise qui ressemble à un brouillard épais et fumeux, mais est seulement une première clarté de l’aube qui s’avance. Et c’est lentement le miracle quotidien, toujours nouveau, de la lumière qui revient.
L’individu, qui s’était accroupi par terre, recouvert par un manteau foncé, remue, s’étire, lève la tête, rejette son manteau un peu en arrière. C’est Manahen. Il est habillé comme un homme quelconque, et porte un lourd vêtement marron et un manteau assorti, d’une étoffe rude de travailleur ou de pèlerin, unie, sans boucles ni ceinture. Un cordon de laine retient son habit à la taille. Il se lève, déploie sa stature et regarde le ciel, où la lumière qui augmente permet de distinguer ce qui l’entoure.
559.5 En bas, une porte s’ouvre en grinçant. Manahen se penche sans faire de bruit pour voir qui sort de la maison. C’est Jésus, qui referme précautionneusement la porte et se dirige vers l’escalier. Manahen rentre un peu et s’éclaircit la gorge pour attirer l’attention de Jésus, qui lève la tête et s’arrête au milieu de l’escalier.
« C’est moi, Maître. C’est Manahen. Viens vite, car je dois te parler. Je t’ai attendu…» chuchote-t-il en se penchant pour le saluer.
Jésus grimpe les dernières marches :
« Paix à toi. Quand es-tu arrivé ? Comment ? Pourquoi ? demande-t-il.
– Je crois avoir posé le pied ici juste après le chant du coq. Mais j’étais dans les buissons, là-bas au fond, depuis hier à la seconde veille.
– Toute la nuit dehors !
– Il n’y avait pas moyen de faire autrement. Je devais te parler, à toi seul. Je devais connaître le chemin pour trouver la maison, et n’être pas vu. Aussi, je suis venu de jour et je me suis caché là-haut. J’ai vu s’apaiser la vie dans la ville. J’ai vu Judas et Jean rentrer à la maison. Jean est même passé presque à côté de moi avec sa charge de bois ; il ne m’a pas aperçu, car j’étais bien caché dans le fourré. J’ai vu, tant qu’il a fait assez clair, une vieille femme entrer et sortir, et le feu briller dans la cuisine. Puis je t’ai vu descendre de là-haut quand le crépuscule était déjà terminé, et la porte s’est fermée. Alors je suis venu à la lumière de la lune nouvelle et j’ai reconnu le chemin. Je suis même entré dans le jardin. La porte est plus inutile que s’il n’y en avait pas. J’ai entendu vos voix, mais je devais te parler seul à seul. Je suis reparti pour revenir à la troisième veille et être ici. Je sais que tu te lèves habituellement avant le jour pour prier, et j’ai espéré que tu ferais de même aujourd’hui. Je loue le Très-Haut qu’il en soit ainsi.
– Maître, Joseph et Nicodème souhaitent te rencontrer, et ils ont pensé le faire de manière à esquiver toute surveillance. Ils ont essayé d’autres fois, mais Belzébuth doit puissamment aider tes ennemis. Ils devaient toujours renoncer à venir, car leur maison n’était pas laissée sans surveillance, de même que celle de Nikê. Celle-ci devait d’ailleurs venir avant moi. C’est une femme courageuse, et elle s’était mise en route seule par le mont Hadomim. Mais elle fut suivie et arrêtée près de la “ Montée du sang ”. Alors, pour ne pas trahir ta demeure et pour justifier les vivres qu’elle avait sur sa monture, elle dit : “ Je monte chez un de mes frères qui se trouve dans une grotte dans la montagne. Si vous voulez venir, vous qui enseignez Dieu, vous ferez une œuvre sainte, car il est malade et il a besoin de Dieu. ” Par cette ruse audacieuse, elle les convainquit de partir. Mais elle n’a plus osé venir ici et elle alla réellement trouver quelqu’un qu’elle dit être dans une grotte et que tu lui as confié.
– C’est vrai. Mais comment Nikê a-t-elle pu le faire savoir aux autres ?
– En se rendant à Béthanie. Lazare est absent, mais les sœurs y sont. Il y a Marie. Et Marie est-elle une femme à s’effrayer de quoi que ce soit ? Elle s’est habillée comme peut-être Judith elle-même ne l’a pas fait pour aller trouver le roi, et elle est montée au Temple, publiquement, avec Sarah et Noémie, puis elle est allée à son palais de Sion. De là, elle a envoyé Noémie chez Joseph en leur confiant ce qu’il fallait dire. Et pendant que, par stratagème, les juifs se rendaient chez elle ou envoyaient des gens… lui rendre honneur, la vieille Noémie, en habits négligés, allait à Bézèta chez l’Ancien. Nous nous sommes mis d’accord pour que ce soit moi — le nomade que personne ne soupçonne quand on le voit chevaucher à toute allure d’une résidence d’Hérode à l’autre — qui vienne t’annoncer que, la nuit entre le vendredi et le sabbat, Joseph et Nicodème, venant l’un d’Arimathie et l’autre de Rama, se rencontreraient à Goféna avant le coucher du soleil et t’attendraient là. Je connais l’endroit et la route, et je viendrai ici le soir pour te conduire. A moi, tu peux te fier, mais ne te fie qu’à moi, Maître. Joseph recommande que personne ne soit au courant de notre rencontre. Pour le bien de tous.
– Même pour ton bien à toi, Manahen ?
– Seigneur… moi, je suis moi. Mais je n’ai pas à sauvegarder des biens et des intérêts de famille comme Joseph.
– Cela confirme mes paroles : les richesses matérielles sont toujours un fardeau… Mais dis bien à Joseph que personne n’entendra parler de notre rencontre.
– Alors je peux repartir, Maître. Le soleil est levé et tes disciples pourraient se réveiller.
– Va, et que Dieu soit avec toi. Je t’accompagne pour te montrer l’endroit où nous nous trouverons la nuit du sabbat… »
Ils descendent sans bruit et sortent du jardin pour se rendre aussitôt sur les rives du torrent.