Une initative de
Marie de Nazareth

Délire et mort de Lazare

jeudi 20 décembre 29
Béthanie

Vision de Maria Valtorta

       544.1 Toutes les portes et les fenêtres de la chambre de Lazare ont été ouvertes pour lui permettre de mieux respirer. Il est absent, dans le coma, un lourd coma qui ressemble à la mort dont il ne diffère que par la respiration. Autour de lui se tiennent ses deux sœurs, Maximin, Marcelle et Noémie, attentifs au plus léger mouvement du mourant.

       Chaque fois qu’une contraction de douleur déforme la bouche de Lazare et qu’on pourrait le croire sur le point de parler, ou que ses yeux se découvrent par un battement des paupières, les deux sœurs se penchent pour saisir un mot, un regard… Mais c’est inutile. Ce ne sont que des mouvements instinctifs, indépendants de la volonté et de l’intelligence, qui toutes deux sont désormais inertes, perdues. Des mouvements suscités par la souffrance de la chair, de même que la sueur qui fait luire le visage du mourant, et le tremblement qui, par intervalles, secoue les doigts squelettiques et en contracte les articulations. Les deux sœurs l’appellent aussi, en y mettant tout leur amour. Mais le nom comme l’amour se heurte aux barrières de l’insensibilité du cerveau, et seul le silence de la nuit répond à leur invitation.

       Noémie, tout en pleurs, continue de poser contre les pieds, certainement gelés, de Lazare, des briques chaudes enveloppées dans des bandes de laine. Marcelle tient dans ses mains une coupe dans laquelle trempe un linge fin dont Marthe se sert pour humecter les lèvres desséchées de son frère. Marie, avec un autre linge, essuie la sueur abondante qui ruisselle du visage squelettique du mourant et baigne ses mains. Derrière Marie, penchée sur son frère, Maximin, appuyé à un haut chiffonnier sombre près du lit de Lazare, observe la scène.

       Rien d’autre. Un silence absolu, comme s’ils étaient dans une maison vide, dans un lieu désert. Les servantes qui apportent les briques marchent pieds nus, sans faire de bruit sur le dallage. On dirait des apparitions.

       544.2 Marie s’exclame, à un moment donné :

       « Il me semble que la chaleur revient dans ses mains. Regarde, Marthe, ses lèvres sont moins pâles.

       – Oui. Même sa respiration est plus libre. Je le remarque depuis quelque temps » constate Maximin.

       Marthe se penche et appelle doucement, mais intensément :

       « Lazare ! Lazare ! Regarde, Marie ! Il a eu comme un sourire et un battement des paupières. Il va mieux, Marie ! Il va mieux ! Quelle heure est-il ?

       – Un peu après le crépuscule.

       – Ah ! »

       Marthe se redresse en serrant ses mains sur sa poitrine, et elle lève les yeux dans un geste visible de muette, mais confiante prière. Un sourire éclaire son visage.

       Les autres la regardent avec étonnement, et Marie lui dit :

       « Je ne vois pas en quoi le fait d’avoir dépassé le crépuscule doit te réjouir… »

       Et elle la scrute, soupçonneuse, anxieuse.

       Au lieu de répondre, Marthe reprend la pose qu’elle avait auparavant.

       Une servante entre avec des briques qu’elle tend à Noémie. Marie lui ordonne :

       « Apporte deux lampes. La lumière baisse, et je veux le voir. »

       La servante sort sans bruit et revient très vite avec deux lampes allumées. Elle en pose une sur le chiffonnier contre lequel s’appuie Maximin, et l’autre sur une table encombrée de bandes et de petites amphores, placée de l’autre côté du lit.

       « Oh ! Marie ! Marie ! Regarde ! Il est vraiment moins pâle.

       – Et il paraît moins épuisé. Il se ranime ! dit Marcelle.

       – Donnez-lui encore une goutte de ce vin aromatisé qu’a préparé Sarah. Il lui a fait du bien » suggère Maximin.

       Marie prend sur le chiffonnier une petite amphore au col très fin en forme de bec d’oiseau et, avec précaution, elle fait tomber une goutte de vin dans la bouche entrouverte de son frère.

       « Doucement, Marie ! Qu’il n’étouffe pas ! conseille Noémie.

       – Oh ! il avale ! Il en cherche ! Regarde, Marthe ! Regarde ! Il tire la langue pour en obtenir… »

       Tous se penchent pour regarder, et Noémie l’appelle :

       « Mon trésor ! Regarde ta nourrice, âme sainte ! »

       Elle s’avance pour l’embrasser.

       « Regarde ! Regarde, Noémie, il boit ta larme ! Elle est tombée près des lèvres et il l’a sentie, il l’a cherchée et avalée.

       – Oh ! ma joie ! Si j’avais mon lait d’autrefois, je te le ferais passer goutte à goutte dans la bouche, mon agnelet, même si je devais m’épuiser le cœur et mourir ensuite ! »

       Je comprends alors que Noémie, nourrice de Marie, a été aussi la nourrice de Lazare.

       544.3 « Maîtresses, Nicomède est revenu, annonce un serviteur en apparaissant sur le seuil.

       – Qu’il entre ! Qu’il entre ! Il nous aidera à le ranimer.

       – Voyez ! Il ouvre les yeux, il remue les lèvres, dit Maximin,

       – Il me serre les doigts avec ses doigts ! » crie Marie, et elle se penche pour dire : « Lazare, m’entends-tu ? Qui suis-je ? »

       Lazare ouvre réellement les yeux. Son regard est vague, voilé, mais c’est toujours un regard. Il remue les lèvres non sans peine, et dit :

       « Maman !

       – Je suis Marie. Marie ! Ta sœur !

       – Maman !

       – Il ne te reconnaît pas, et il appelle sa mère. Les mourants, c’est toujours comme ça, dit Noémie, le visage baigné de larmes.

       – Mais il parle, après si longtemps, il parle ! Et c’est déjà beaucoup… Bientôt, il ira mieux. Oh ! mon Seigneur, récompense ta servante ! s’écrie Marthe avec le même geste de fervente et con­fiante prière que tout à l’heure.

       – Mais que t’est-il arrivé ? Aurais-tu vu le Maître ? T’est-il apparu ? Dis-le-moi, Marthe ! Enlève-moi cette angoisse ! » s’exclame Marie.

       544.4 L’entrée de Nicomède empêche Marthe de répondre. Tous s’adressent à lui pour lui raconter comment, après son départ, l’état de Lazare s’était aggravé au point d’être désespéré, comment ils l’avaient cru déjà mort, puis comment, à force de soins, ils lui avaient fait reprendre quelque vie, mais pour la respiration seulement. Ils ajoutent que, depuis peu, après qu’une des femmes lui avait préparé du vin aromatisé, la chaleur lui était revenue, il avait avalé et cherché à boire, il avait même ouvert les yeux et prononcé quelques mots…

       Ils parlent tous ensemble, même si leurs espoirs renaissants se heurtent à la tranquillité quelque peu sceptique du médecin, qui les laisse s’exprimer sans intervenir.

       Quand enfin ils ont terminé, il se contente de dire :

       « C’est bien. Laissez-moi voir. »

       Il les écarte pour s’approcher du lit et ordonne d’approcher les lampes et de fermer la fenêtre, parce qu’il veut découvrir le malade. Il se penche sur lui, l’appelle, l’interroge, fait passer la lampe devant le visage de Lazare, qui maintenant a les yeux ouverts et semble comme étonné de tout. Puis il le découvre, étudie sa respiration, les battements du cœur, la température et la rigidité des membres… Tous attendent anxieusement son diagnostic. Nicomède recouvre le malade, le regarde encore, réfléchit, puis il se retourne et dit :

       « Il est indéniable qu’il a repris de la vigueur. Actuellement, il va mieux que lorsque je l’ai vu, mais ne vous faites pas d’illusion : ce n’est qu’une rémission. J’en suis tellement certain — comme je l’étais qu’il approche de sa fin — que, comme vous le voyez, je suis revenu, après m’être dégagé de toute occupation, pour lui rendre la mort moins pénible, autant qu’il m’est permis de le faire… ou pour voir le miracle si… 544.5 Vous vous en êtes occupées ?

       – Oui, oui, Nicomède » interrompt Marthe, et pour empêcher toute autre parole, elle ajoute : « Mais n’avais-tu pas dit que… d’ici trois jours… Moi… »

       Elle sanglote.

       « Effectivement. Je suis un médecin. Je vis au milieu des agonies et des pleurs. Mais l’habitude de voir la souffrance ne m’a pas encore donné un cœur de pierre. Et aujourd’hui… je vous ai préparées… en vous indiquant un délai suffisamment long… et imprécis… Mais ma science me disait que la solution était plus rapide, et mon cœur mentait pour vous tromper par pitié… Allons ! Soyez courageuses… Sortez… On ne sait jamais jusqu’à quel point les mourants entendent… »

       Il pousse dehors les deux sœurs en larmes, en répétant :

       « Soyez courageuses ! Soyez courageuses ! »

       Seul reste Maximin auprès du mourant… Le médecin lui aussi s’est retiré pour préparer des médicaments, susceptibles de rendre moins angoissée l’agonie, qu’il dit prévoir très douloureuse.

       « Fais-le vivre jusqu’à demain. Il va faire nuit, comme tu vois, Nicomède. Qu’est-ce pour ta science de tenir une vie éveillée pendant moins d’un jour ? Fais-le vivre ! supplie Marthe.

       – Domina, je fais ce que je peux. Mais quand la mèche est à bout, il n’y a plus rien pour maintenir la flamme ! » répond le médecin, avant de s’éloigner.

       Désolées, les deux sœurs s’embrassent. Celle qui pleure le plus, maintenant, c’est Marie. L’autre a son espérance dans le cœur…

       544.6 La voix de Lazare arrive de la chambre. Forte, impérieuse même, inattendue après un tel dépérissement, elle les fait tressaillir. Il les appelle :

       « Marthe ! Marie ! Où êtes-vous ? Je veux me lever, m’habiller ! Dire au Maître que je suis guéri ! Je dois aller trouver le Maître. Un char, tout de suite ! Et un cheval rapide. C’est certainement lui qui m’a guéri… »

       Il parle rapidement, en marquant les mots, assis sur son lit, brûlé par la fièvre. Il essaie de se lever, mais il en est empêché par Maximin, qui dit aux femmes qui entrent en courant :

       « Il délire !

       – Non ! Laissez-le faire. Le miracle ! Le miracle ! Je suis tellement heureuse de l’avoir suscité ! Dès que Jésus a su… Dieu de nos pères, sois béni et loué pour ta puissance et ton Messie… »

       Marthe, tombée à genoux, est ivre de joie.

       Pendant ce temps, Lazare continue, toujours plus agité par la fièvre. Marthe ne comprend pas que c’est la cause de tout :

       « Il est venu tant de fois me voir malade, il est juste que j’aille le trouver pour lui dire : “ Je suis guéri. ” Je suis guéri ! Je ne sens plus aucune douleur ! Je suis fort. Je veux me lever et bouger. Dieu a voulu éprouver ma résignation. On m’appellera le nouveau Job… »

       Il prend un ton hiératique en faisant de grands gestes :

       « Le Seigneur s’est ému de la pénitence de Job… et il lui a rendu le double de ce qu’il avait possédé. Le Seigneur a béni les dernières années de Job, plus encore que les premières… et il vécut jusqu’à… Mais non, je ne suis pas Job ! J’étais dans les flammes et il m’en a tiré, j’étais dans le ventre du monstre et je suis revenu à la lumière. Je suis donc Jonas, et les trois compagnons de Daniel… »

       544.7 Le médecin survient, appelé par je ne sais qui. Il constate :

       « Il délire. Je m’y attendais. La corruption du sang brûle le cerveau. »

       Il s’efforce de le recoucher et recommande de le tenir, puis il sort pour retourner à ses décoctions.

       Lazare s’irrite un peu qu’on le tienne, et soudain il se met à pleurer comme un enfant.

       « Il délire vraiment, gémit Marie.

       – Non. Personne ne comprend rien. Vous ne savez pas croire. Mais oui ! Vous ne savez pas… A cette heure-ci, le Maître sait que Lazare est mourant. Oui, je l’ai fait, Marie ! Je l’ai fait sans rien te dire…

       – Ah ! malheureuse ! Tu as empêché le miracle ! crie Marie.

       – Mais non ! Tu le vois, il a commencé à aller mieux au moment où Jonas a rejoint le Maître. Il délire… Certainement… Il est faible, et il a encore le cerveau embrumé par la mort qui déjà le tenait. Mais ce n’est pas le délire que le médecin croit. Ecoute-le ! Est-ce que ce sont des paroles de délire ? »

       En effet Lazare dit :

       « J’ai consenti au décret de mort et j’ai goûté combien il est amer de mourir. Or voilà que Dieu s’est déclaré satisfait de ma résignation et me rend à la vie et à mes sœurs. Je pourrai encore servir le Seigneur et me sanctifier avec Marthe et Marie…

       Avec Marie ! 544.8 Qu’est-ce que Marie ? Marie, c’est le don de Jésus au pauvre Lazare. Il me l’avait annoncé… Que de temps est passé depuis! “ Votre pardon fera plus que tout. Il m’aidera. ” Il me l’avait promis : “ Elle fera ta joie. ” Et ce jour où j’étais fâché parce qu’elle avait amené sa honte ici, près du Saint, quelles paroles n’a-t-il pas eues pour l’inviter au retour ! La sagesse et la charité s’étaient unies pour toucher le cœur de ma sœur… Et l’autre jour, où il m’a trouvé en train de m’offrir pour elle, pour sa rédemption… Je veux vivre, pour profiter de la présence de Marie, maintenant qu’elle est rachetée ! Je veux louer avec elle le Seigneur ! Fleuves de larmes, affronts, honte, amertume… tout m’a pénétré et a tué ma vie par sa faute… Voici le feu, le feu de la fournaise ! Il revient, avec le souvenir… Marie, fille de Théophile et d’Euchérie, ma sœur, prostituée. Elle pouvait être reine mais elle s’est rendue débauche, une débauche que même le porc piétine. Et ma mère qui meurt… Et ne plus pouvoir aller chez les gens sans devoir supporter leurs mépris. A cause d’elle ! Où es-tu, malheureuse ? Le pain te manquait, peut-être, pour que tu te vendes comme tu t’es vendue ? Qu’as-tu sucé au sein de ta nourrice ? Ta mère, que t’a-t-elle enseigné ? L’une, la luxure ? L’autre, le péché ? Va-t’en, déshonneur de notre maison ! »

       Sa voix est un cri. Il semble fou. Marcelle et Noémie se hâtent de fermer hermétiquement les portes et de descendre les lourds rideaux pour atténuer le bruit, tandis que le médecin, revenu dans la pièce, s’efforce en vain de calmer le délire, qui devient de plus en plus furieux.

       Marie, jetée à terre comme une loque, sanglote sous l’inexorable accusation du mourant qui poursuit :

       « Un, deux, dix amants ! L’opprobre d’Israël passait de bras en bras… Sa mère mourait, mais elle, elle frémissait dans ses amours obscènes. Bête fauve ! Vampire ! Tu as sucé la vie de ta mère. Tu as détruit notre joie. Marthe a été sacrifiée à cause de toi : on n’épouse pas la sœur d’une courtisane. Moi… Ah ! moi ! Le chevalier Lazare, fils de Théophile… Sur moi crachaient les gamins d’Ophel ! “ Voilà le complice d’une femme adultère et impure ”, disaient scribes et pharisiens, tout en secouant leurs vêtements pour bien montrer qu’ils repoussaient le péché dont j’étais souillé à son contact ! “ Voilà le pécheur ! Celui qui ne sait pas frapper la coupable est coupable lui aussi ”, s’écriaient les rabbis quand je montais au Temple, et moi je transpirais sous le feu des yeux des prêtres… Le feu. Toi, tu vomissais le feu que tu avais en toi, car tu es un démon, Marie. Tu es dégoûtante. Tu es l’anathème. Ton feu s’en prenait à tous, car il était fait de nombreux feux et il y en avait pour les luxurieux qui paraissaient être des poissons pris au tramail, quand tu passais… Pourquoi ne t’ai-je pas tuée ? Je brûlerai dans la Géhenne pour t’avoir laissée vivre en ruinant tant de familles, en scandalisant des milliers de personnes… Qui a dit : “ Malheur à celui par qui le scandale arrive ” ? Qui l’a dit ? C’est le Maître ! Je veux le Maître ! Je le veux ! Pour qu’il me pardonne. Je veux lui dire que je ne pouvais pas la tuer parce je l’aimais… Marie était le soleil de notre maison… Je veux le Maître ! Pourquoi n’est-il pas ici ? Je ne veux pas vivre, mais être pardonné du scandale que j’ai provoqué en laissant vivre la cause. Je suis déjà dans les flammes. C’est le feu de Marie qui m’a pris, comme il prenait tout le monde. Afin d’allumer la luxure en elle, la haine contre nous, et pour brûler ma chair. Au diable ces couvertures, au diable tout ! Je suis dans le feu. Il m’a pris chair et esprit. Je suis perdu à cause d’elle. Maître ! Maître ! Ton pardon ! Il ne vient pas. Il ne peut venir dans la maison de Lazare. C’est une fosse à fumier à cause d’elle. Alors… je veux oublier. Tout. Je ne suis plus Lazare. Donnez-moi du vin. Salomon le dit : “ Donnez du vin à ceux qui ont le cœur déchiré, qu’ils boivent et oublient leur misère, et qu’ils ne se rappellent plus leur douleur. ” Je ne veux plus me rappeler. Tous disent : “ Lazare est riche, c’est l’homme le plus riche de Judée. ” Ce n’est pas vrai. Tout n’est que paille. Ce n’est pas de l’or. Les maisons ? Ce ne sont que des nuages. Les vignes, les oasis, les jardins, les oliveraies ? Ce n’est rien que tromperie. Je suis Job. Je n’ai plus rien. J’avais une perle. Elle était belle ! D’une valeur infinie. C’était mon orgueil. Elle s’appelait Marie. Je ne l’ai plus. Je suis pauvre, le plus pauvre de tous. De tous le plus trompé… Même Jésus m’a trompé. Car il m’avait dit qu’il allait me la rendre, et au contraire elle… Où est-elle ? La voilà. On dirait une courtisane païenne, la femme d’Israël, fille d’une sainte ! A demi-nue, ivre, folle… Et autour… les yeux fixés sur le corps dévêtu de ma sœur, la meute de ses amants… Elle, elle rit d’être ainsi admirée et convoitée. Je veux réparer mon crime. Je veux aller à travers Israël proclamer : “ N’allez pas chez ma sœur. Sa maison, c’est le chemin de l’enfer, et il descend dans les abîmes de la mort. ” Et puis je veux aller la trouver et la piétiner, car il est écrit : “ Toute femme impudique sera piétinée comme une ordure sur le chemin. ” Oh ! tu as le courage de te montrer, à moi qui meurs déshonoré, détruit par toi ? A moi qui ai offert ma vie pour le rachat de ton âme, et sans résultat ? Comment je te voulais, demandes-tu ? Comment je te voulais pour ne pas mourir ainsi ? Voici comment je te voulais : comme Suzanne, la chaste. Tu prétends qu’ils t’ont tentée ? Mais n’avais-tu pas un frère pour te défendre ? Suzanne, d’elle-même, a répondu : “ Il vaut mieux pour moi tomber entre vos mains sans avoir fait le mal que de pécher en présence du Seigneur ”, et Dieu fit resplendir son innocence. Moi aussi, j’aurais dit ces mots contre ceux qui te tentaient, et je t’aurais défendue. Mais toi ! Tu t’en es allée. Judith était veuve, elle vivait seule dans sa chambre à l’écart, portant le cilice sur ses reins et jeûnant ; tous la tenaient en grande estime parce qu’elle craignait le Seigneur, et d’elle on chante : “ Tu es la gloire de Jérusalem, la joie d’Israël, l’honneur de notre peuple parce que tu as agi virilement et que ton cœur a été fort, parce que tu as aimé la chasteté et qu’après ton mariage tu n’as pas connu d’autre homme. Pour cette raison, le Seigneur t’a rendue forte et tu seras bénie éternellement. ” Si Marie avait été comme Judith, le Seigneur m’aurait guéri. Mais il ne l’a pas pu, à cause d’elle. C’est pour cela que je n’ai pas demandé à guérir. Là, où elle se trouve, il ne peut y avoir de miracle. Mais mourir, souffrir, ce n’est rien. Je souffrirais mille morts pourvu qu’elle soit sauvée. Seigneur très-haut ! Toutes les morts ! Toute la douleur pourvu que Marie soit sauvée ! Profiter une heure, une seule heure, de la présence de ma sœur redevenue sainte et pure comme dans son enfance ! Une heure de cette joie ! Me glorifier d’elle, la fleur d’or de ma maison, la gentille gazelle aux yeux doux, le rossignol du soir, l’amoureuse colombe… Je désire que le Maître vienne lui dire que je veux cela : Marie ! Marie ! Viens ! Marie ! Quelle douleur éprouve ton frère, Marie ! Mais si tu viens, si tu te rachètes, ma souffrance se fait douce. Qu’on aille chercher Marie ! 544.9 C’est la fin ! Je meurs ! Marie ! Faites de la lumière ! De l’air… Je… J’étouffe… Ah ! quel poids je ressens… »

       Le médecin fait un geste :

       « C’est la fin. Après le délire vient la torpeur, puis la mort. Mais il peut avoir un réveil de l’intelligence. Approchez-vous, toi surtout. Ce sera une joie pour lui. »

       Après avoir recouché Lazare, épuisé après tant d’agitation, il va trouver Marie, qui n’a cessé de pleurer par terre en gémissant :

       « Faites-le taire ! »

       Il la relève et l’amène auprès du lit.

       Lazare a fermé les yeux, mais il doit souffrir atrocement. Ce n’est que frémissement et contraction. Le médecin essaie de le calmer avec des potions… Il se passe ainsi un certain temps.

       Lazare ouvre les yeux. Il paraît avoir oublié ce qu’il était auparavant, mais il est conscient. Il sourit à ses sœurs et cherche à prendre leurs mains, à répondre à leurs baisers. Il pâlit mortellement. Il halète :

       « J’ai froid… »

       Et il claque des dents en cherchant à se couvrir jusqu’à la bouche. Il gémit :

       « Nicomède, je ne résiste plus à la souffrance. Les loups me déchirent les jambes et me dévorent le cœur. Quelle douleur ! Si telle est l’agonie, que sera la mort ? Comment faire ? Ah ! si j’avais le Maître auprès de moi ! Pourquoi ne me l’a-t-on pas amené ? Je serais mort heureux sur son sein… »

       Il pleure.

       Marthe regarde Marie sévèrement. Marie comprend son coup d’œil et, encore accablée par le délire de son frère, elle est prise de remords. Elle se penche, agenouillée comme elle l’est contre le lit, pour baiser la main de son frère en gémissant :

       « C’est moi la coupable. Marthe voulait le faire depuis deux jours déjà. Mais j’ai refusé, car il nous avait demandé de ne le prévenir qu’après ta mort. Pardonne-moi ! Toute la douleur de la vie, je te l’ai donnée… Et pourtant je t’ai aimé et je t’aime, mon frère. Après le Maître, c’est toi que j’aime plus que tous, et Dieu voit que je ne mens pas. Dis-moi que tu m’absous du passé, donne-moi la paix…

       – Domina ! » rappelle le médecin. « Le malade n’a pas besoin d’émotions.

       – C’est vrai… Dis-moi que tu me pardonnes de t’avoir refusé Jésus…

       – Marie ! C’est pour toi que Jésus est venu ici… et c’est pour toi qu’il y vient… car tu as su aimer plus que tous… Tu m’as aimé plus que tous… Une vie… de délices ne m’aurait pas… ne m’aurait pas procuré la… joie que tu m’as donnée… Je te bénis… Je t’assure… que tu as bien fait… d’obéir à Jésus… Je ne savais pas… Je sais… Je dis… c’est bien… 544.10 Aidez-moi à mourir !…Noémi… tu étais capable de… me faire dormir… autrefois… Marthe… bénie… ma paix… Maximin… avec Jésus. Aussi… pour moi… Ma part… aux pauvres… à Jésus… pour les pauvres… Et pardonnez… à tous… Ah ! quels spasmes !… De l’air !… De la lumière !… Tout tremble… Vous avez comme une lumière autour de vous, et elle m’éblouit quand… je vous regarde… Parlez… fort… »

       Il a posé sa main gauche sur la tête de Marie, et abandonné la droite dans les mains de Marthe. Il halète…

       On le soulève avec précaution pour ajouter des oreillers, et Nicomède lui fait prendre encore quelques gouttes de potion. Sa pauvre tête s’enfonce et retombe dans un abandon mortel. Toute sa vie est dans la respiration. Pourtant, il ouvre encore les yeux, regarde Marie qui soutient sa tête, et lui sourit en disant :

       « Maman ! Elle est revenue… Maman ! Parle ! Ta voix… Tu sais… le secret… de Dieu… Ai-je servi… le Seigneur ?… »

       Marie, d’une voix rendue blanche par la peine, murmure :

       « Le Seigneur te dit : “ Viens avec moi, serviteur bon et fidèle, car tu as écouté toutes mes paroles et aimé le Verbe que j’ai envoyé. ”

       – Je n’entends pas ! Plus fort ! »

       Marie répète plus fort…

       « C’est vraiment maman !… » dit Lazare d’un air satisfait.

       Puis il abandonne sa tête sur l’épaule de sa sœur…

       Il ne parle plus. Il ne reste que des gémissements et des tremblements spasmodiques, la sueur et le râle. Insensible désormais à la terre, aux affections, il sombre dans le noir toujours plus absolu de la mort. Les paupières descendent sur les yeux devenus vitreux, mais où brille une dernière larme.

       « Nicomède ! Il se laisse aller ! Il se refroidit !…, s’inquiète Marie.

       – Domina, la mort sera un soulagement pour lui.

       – Garde-le en vie ! Demain, Jésus sera certainement ici. Il sera parti tout de suite. Peut-être a-t-il pris le cheval du serviteur ou une autre monture » dit Marthe. Et, s’adressant à sa sœur : « Oh ! si tu m’avais laissée l’appeler plus tôt ! » Puis, tout agitée, elle impose au médecin : « Fais-le vivre ! ».

       Le médecin ouvre les bras. Il essaie des potions fortifiantes, mais Lazare n’avale plus.

       Le râle augmente… augmente… Il est déchirant…

       « Je ne peux plus entendre ça ! gémit Noémie.

       – Oui. Il a une longue agonie… » acquiesce le médecin d’un signe de tête.

       Mais il n’a pas encore fini de parler que, avec une convulsion de toute sa personne qui se cambre et puis s’abandonne, Lazare exhale le dernier soupir.

       544.11 Les sœurs crient… en voyant ce spasme, cet abandon. Marie appelle son frère, l’embrasse. Marthe s’accroche au médecin qui se penche sur le mort, et constate :

       « Il a expiré. Désormais, il est trop tard pour attendre le miracle. Il n’y a plus rien à attendre. Trop tard !… Je me retire, domina. Je n’ai plus aucune raison de rester. Ne tardez pas pour les funérailles, car il est déjà décomposé. »

       Il abaisse les paupières sur les yeux du mort et ajoute, en le regardant :

       « Quel malheur ! C’était un homme vertueux et intelligent. Il ne devait pas mourir ! »

       Il s’incline vers les deux sœurs, qu’il salue : “ Dominae ! Salve ! ”, puis il s’en va.

       Les pleurs emplissent la pièce. Marie désormais n’a plus de force et elle se renverse sur le corps de son frère en criant ses remords, en demandant son pardon. Marthe pleure dans les bras de Noémie.

       Puis Marie s’écrie :

       « Tu n’as pas eu foi, tu n’as pas obéi ! Je l’ai tué une première fois ; toi, tu le tues maintenant ; moi, par mon péché, toi, par ta désobéissance. »

       Elle est comme folle. Marthe la soulève, l’embrasse, s’excuse. Maximin, Noémie, Marcelle essaient de les ramener toutes deux à la raison et à la résignation. Ils y parviennent en évoquant Jésus… La douleur devient plus ordonnée et, pendant que la pièce se remplit de serviteurs en larmes et que pénètrent les personnes chargées de l’ensevelissement, on emmène les deux sœurs autre part pour qu’elles pleurent leur douleur.

       Maximin, qui les conduit, remarque :

       « Il a expiré à la fin du second temps de la nuit. »

       Et Noémie :

       « Il faudra l’ensevelir demain dans la journée, avant le coucher du soleil, car le sabbat arrive. Vous avez dit que le Maître veut de grands honneurs…

       – Oui. Maximin, à toi de t’en occuper. Moi, je ne suis qu’une bonne à rien, dit Marthe.

       – Je vais envoyer les serviteurs à ceux qui sont loin et à ceux qui sont proches, et donner des ordres » propose Maximin avant de se retirer.

       Les deux sœurs pleurent, embrassées. Elles ne se font plus de reproches mutuels. Elles sanglotent. Elles essaient de se réconforter…

       544.12 Les heures passent. Le mort est préparé dans sa chambre. Ce n’est plus qu’une longue forme compressée dans des bandes sous le suaire.

       « Pourquoi est-il déjà enveloppé ainsi ? s’exclame Marthe, qui en fait des reproches.

       – Maîtresse… Son nez était une puanteur, et quand on l’a remué, il a rejeté du sang corrompu », dit en s’excusant un vieux serviteur.

       Les sœurs redoublent de larmes. Sous ces bandes, Lazare leur paraît déjà plus loin… C’est un pas de plus dans l’éloignement de la mort. Elles le veillent en pleurant jusqu’à l’aube, jusqu’au retour du serviteur parti sur l’autre rive du Jourdain. Il est abasourdi, mais rend compte de la course qu’il a faite pour apporter la réponse que Jésus vient.

       « Il a dit qu’il va venir ? Il n’a fait aucun reproche ? demande Marthe.

       – Non, maîtresse. Il a répondu : “ Je viendrai. Dis-leur que je viendrai. ” Et auparavant, il avait dit : “ Recommande-leur bien d’avoir foi et de rester tranquilles. Ce n’est pas une maladie mortelle, mais c’est la gloire de Dieu, pour que sa puissance soit glorifiée en son Fils. ”

       – Ce sont vraiment ses mots ? En es-tu sûr ? questionne Marie.

       – Maîtresse, tout le long de la route, j’ai répété les paroles !

       – Va, va. Tu es fatigué. Tu as bien rempli ta mission. Mais il est trop tard, désormais !… » soupire Marthe.

       Et dès qu’elle reste avec sa sœur, elle éclate bruyamment en sanglots.

       « Marthe, pourquoi ?… demande Marie.

       – Ah ! en plus de la mort, c’est la désillusion ! Marie ! Marie ! Tu ne te rends pas compte que, cette fois, le Maître s’est trompé ? Regarde Lazare. Il est bien mort ! Nous avons espéré au-delà de ce qui est croyable, et cela n’a pas servi. Quand je l’ai fait appeler, j’ai certainement mal agi, Lazare était déjà plus mort que vif. Et notre foi n’a eu ni résultat ni récompense. Et le Maître nous fait dire que ce n’est pas une maladie mortelle ! Le Maître, alors, n’est plus la Vérité ? Il ne l’est plus… Oh ! Tout est fini, absolument tout ! »

       Marie, quant à elle, se tord les mains. Elle ne sait que dire. La réalité est la réalité… Mais elle ne parle pas. Elle ne dit pas un mot contre son Jésus. Elle pleure. Elle est vraiment à bout.

       Marthe a une idée fixe dans le cœur : celle d’avoir trop tardé :

       « C’est ta faute, reproche-t-elle. Il voulait éprouver ainsi notre foi. Obéir, oui. Mais désobéir aussi à cause de notre foi, et lui montrer que nous croyons que lui seul pouvait et devait accomplir ce miracle. Mon pauvre frère ! Il a tant désiré sa venue ! Au moins cela : le voir ! Notre pauvre Lazare ! »

       Et les pleurs se changent en un cri lugubre auquel font écho de l’autre côté de la porte les cris des servantes et des serviteurs, selon les coutumes de l’Orient…

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