543.1 Je me trouve encore dans la maison de Lazare, et je vois Marthe et Marie sortir dans le jardin pour accompagner un homme plutôt âgé, d’aspect très digne ; je ne pense pas que ce soit un Hébreu, car il a le visage complètement rasé comme les Romains.
Une fois qu’ils sont un peu éloignés de la maison, Marie lui demande :
« Eh bien, Nicomède ? Que dis-tu de notre frère ? Nous voyons qu’il est au plus mal… Parle. »
L’homme ouvre les bras dans un geste de commisération qui constate le caractère inéluctable de la maladie, et il dit :
« Il est très malade… Je ne vous ai jamais trompées depuis les premiers temps où je l’ai soigné. J’ai tout essayé, vous le savez. Mais cela n’a servi à rien. J’ai aussi… espéré, oui, j’ai espéré qu’il pourrait au moins vivre en réagissant contre l’épuisement de la maladie grâce à la bonne nourriture et aux remontants que je lui préparais. J’ai essayé aussi des poisons indiqués pour préserver le sang de la corruption et pour soutenir les forces, selon les vieux principes des grands maîtres de la médecine. Mais le mal est plus fort que les remèdes employés. Ces maladies sont une sorte de corrosion. Elles détruisent, et quand elles apparaissent à l’extérieur, l’intérieur des os est déjà envahi. Comme la sève d’un arbre monte des racines au sommet, ainsi, dans ce cas, la maladie s’est étendue des pieds à tout le corps…
– Mais il n’a que les jambes de malades… gémit Marthe.
– Oui. Mais la fièvre détruit là où vous pensez qu’il n’y a que santé. Regardez cette petite branche tombée de cet arbre : elle paraît rongée ici près de la cassure. Mais, voilà… (il la brise entre ses doigts). Vous voyez ? Sous l’écorce lisse, la carie s’est installée jusqu’à l’extrémité, qui donne l’impression de vivre parce qu’il y a encore des petites feuilles. Pauvres sœurs ! Lazare est désormais… mourant ! Le Dieu de vos pères, les dieux et les demi-dieux de notre médecine n’ont rien pu faire… ou voulu faire. Je parle de votre Dieu… Et donc… oui, je prévois que la mort est maintenant toute proche. Les signes en sont l’augmentation de la fièvre — symptôme de la corruption entrée dans le sang —, les mouvements désordonnés du cœur et l’absence de stimulations et de réactions chez le malade et dans tous ses organes. Vous voyez ! Il ne se nourrit plus, il ne retient pas le peu qu’il prend, et il n’assimile pas ce qu’il retient. C’est la fin…
Et — faites confiance à un médecin qui vous est reconnaissant en souvenir de Théophile — ce qu’il faut plutôt désirer désormais, c’est la mort… Ce sont des maux effroyables. Depuis des milliers d’années, ils détruisent l’homme et l’homme n’arrive pas à les détruire. 543.2 Les dieux seuls le pourraient si… »
Il s’arrête, les regarde en passant ses doigts sur son menton rasé. Il réfléchit, puis reprend :
« Pourquoi n’appelez-vous pas le Galiléen ? C’est votre ami. Lui peut, car il peut tout. J’ai examiné des personnes qui étaient condamnées et qu’il a guéries. Il sort de lui une force étrange, un fluide mystérieux qui ranime et rassemble les réactions dispersées et leur impose de vouloir guérir… Je ne comprends pas… Je l’ai suivi moi aussi, en restant mêlé à la foule, et j’ai vu des choses merveilleuses… Appelez-le. Moi, je suis un païen, mais j’honore le Thaumaturge mystérieux de votre peuple. Et je serais heureux si lui pouvait ce que, moi, je n’ai pas pu.
– Lui, il est Dieu, Nicomède. Il peut donc tout. La force que tu appelles fluide, c’est sa volonté de Dieu, explique Marie.
– Je ne me moque pas de votre foi. Au contraire, je la pousse à grandir jusqu’à l’impossible. Du reste… On lit que les dieux sont parfois descendus sur la terre. Moi… je n’y avais jamais cru… Mais avec ma science et ma conscience d’homme et de médecin, je dois reconnaître qu’il en est ainsi, car le Galiléen opère des guérisons que seul un dieu peut opérer.
– Pas un dieu quelconque, Nicomède. Le vrai Dieu, insiste Marie.
– Comme tu voudras. Pour ma part, je croirai en lui et je deviendrai son disciple si je vois que Lazare… ressuscite. Car désormais, plutôt que de guérison, c’est de résurrection qu’il faut parler. Appelez-le donc, et d’urgence… car, si je ne suis pas devenu idiot, il mourra tout au plus d’ici le troisième crépuscule à partir de celui-ci. J’ai dit “ tout au plus. ” Ce pourrait être avant.
– Oh ! si nous le pouvions ! Mais nous ne savons pas où il se trouve… soupire Marthe.
– Moi, je le sais. C’est un de ses disciples qui m’a renseigné : il allait le rejoindre en accompagnant des malades, or deux étaient des miens. Il est au-delà du Jourdain, près du gué. C’est ce qu’il m’a dit. Vous, peut-être, connaissez mieux l’endroit ?
– Ah ! dans la maison de Salomon, certainement ! répond Marie.
– C’est très loin ?
– Non, Nicomède.
– Dans ce cas, envoyez-lui sur-le-champ un serviteur pour lui demander secours. Je vais revenir plus tard et je reste ici pour voir son action sur Lazare. Salut, dominae. Et… réconfortez-vous mutuellement. »
Il s’incline et se dirige vers la sortie, où un serviteur l’attend pour tenir son cheval et lui ouvrir le portail.
– Obéissons au Maître. Il a dit de le faire appeler après la mort de Lazare. C’est ce que nous ferons.
– Mais, après sa mort… à quoi servira la venue du Maître ici ? Pour notre cœur, oui, ce sera utile. Mais pour Lazare !… J’envoie un serviteur l’appeler.
– Non. Tu empêcherais tout miracle. Jésus nous a recommandé d’espérer et de croire contre toute réalité contraire. Et si nous le faisons, nous obtiendrons le miracle, j’en suis certaine. Sinon, Dieu nous laissera avec notre présomption de vouloir agir mieux que lui, et il ne nous accordera rien.
– Mais tu ne vois pas combien Lazare souffre ? Tu ne te rends pas compte comment, dans les moments où il est conscient, il désire la présence du Maître ? Si tu refuses cette dernière joie à notre pauvre frère, c’est que tu n’as pas de cœur !… Notre pauvre frère ! Notre pauvre frère ! Bientôt nous n’aurons plus de frère ! Plus de père, plus de mère, plus de frère ! La famille décapitée, et nous seules, comme deux palmiers dans un désert. »
Dans sa souffrance, elle fait une crise de nerfs tout orientale, elle s’agite, se frappe le visage, se décoiffe…
Marie la saisit, lui impose :
« Tais-toi ! Mais tais-toi donc ! Il peut entendre. Je l’aime plus et mieux que toi, et je sais me dominer. Tu ressembles à une femmelette malade. J’ai dit : tais-toi ! Ce n’est pas par cette agitation que l’on change les destinées, ni que l’on émeut les cœurs. Si tu le fais pour émouvoir le mien, tu te trompes. Sois-en sûre. Le mien se brise dans l’obéissance. Mais il tient bon par elle. »
Marthe, dominée par la force de sa sœur et par ses paroles, se calme quelque peu. Mais dans sa douleur, plus sereine maintenant, elle gémit en appelant sa mère :
« Maman ! Ah ! Maman, console-moi. Il n’y a plus de paix en moi depuis que tu es morte. Si tu étais là, Maman ! Si le chagrin ne t’avait pas tuée ! Si tu étais ici, tu nous guiderais et nous t’obéirions pour le bien de tous… Ah !… »
Marie change de couleur. Sans faire de bruit elle pleure, le visage angoissé, en se tordant les mains sans parler.
Marthe la regarde et dit :
« Notre mère, quand elle fut près de mourir, m’a fait promettre d’être une mère pour Lazare. Si elle était ici…
– Elle obéirait au Maître, car c’était une femme juste. C’est inutilement que tu essaies de m’émouvoir. Dis-moi donc que j’ai assassiné ma mère par les douleurs que je lui ai causées ! Je le reconnaîtrais. Mais si tu veux me faire reconnaître que tu as raison de vouloir appeler le Maître, je te répondrai toujours “ Non ”. Je m’y refuserai toujours. Et je suis certaine que, du sein d’Abraham, elle m’approuve et me bénit. Rentrons à la maison.
– Plus rien ! Plus rien !
– Tout ! C’est “ tout ” que tu devrais dire. En vérité, tu écoutes le Maître et tu sembles attentive pendant qu’il parle, mais ensuite tu ne te rappelles pas ce qu’il a dit. Ne nous a-t-il pas toujours appris qu’aimer et obéir nous rend enfants de Dieu et héritiers de son Royaume ? Comment donc peux-tu supposer que nous allons rester sans rien, si nous avons Dieu et si nous possédons le Royaume grâce à notre fidélité ? En vérité, il faut être absolues, comme je l’ai été dans le mal, pour pouvoir savoir et vouloir l’être dans le bien, dans l’obéissance, dans l’espérance, dans la foi, dans l’amour !…
– Tu permets aux juifs de se moquer du Maître et de faire des insinuations sur son compte. Tu les as entendus avant-hier…
– Tu penses encore aux croassements de ces corbeaux et aux cris de ces vautours ? Laisse-les donc cracher ce qu’ils ont en eux ! Que t’importe le monde ? Qu’est le monde par rapport à Dieu ? Regarde : moins que ce taon dégoûtant, engourdi par le froid ou empoisonné pour avoir sucé des ordures, et que j’écrase ainsi. »
Elle donne un énergique coup de talon à l’insecte qui avance lentement sur le gravier du chemin. Puis elle prend Marthe par le bras :
« Allons, viens à la maison et…
– Au moins, envoyons quelqu’un informer Jésus de l’état de Lazare, sans rien ajouter…
– Comme s’il avait besoin de l’apprendre par nous ! Non, c’est inutile. Il nous a recommandé : “ Quand il sera mort, faites-le-moi savoir. ” C’est ce que nous ferons, mais pas avant.
– Personne, personne n’a pitié de ma douleur ! Et toi moins que tous…
– Et cesse de pleurer ainsi. Je ne peux le supporter… »
Dans sa propre souffrance, elle se mord les lèvres pour donner du courage à sa sœur et ne pas pleurer, elle aussi.
« Marthe ! Marie ! Venez vite ! Lazare va mal, il ne répond plus… »
Les deux sœurs se hâtent de rentrer… Peu après, on entend la forte voix de Marie qui donne des ordres pour organiser les secours qui s’imposent, on voit les serviteurs passer avec des potions fortifiantes et des bassins d’eau bouillante, on devine des chuchotements et on assiste à des gestes de douleur…
Puis le calme revient tout doucement. Les serviteurs conversent avec moins d’agitation, mais ils ponctuent leurs dires par des gestes qui marquent un grand découragement. Certains hochent la tête, plusieurs ouvrent les bras et les lèvent vers le ciel comme pour dire : “ C’est ainsi ”, d’autres pleurent et d’autres encore veulent espérer un miracle.
543.5 Et voici de nouveau Marthe, pâle comme une morte. Elle se retourne pour voir si on la suit. Elle regarde le personnel qui se presse avec anxiété autour d’elle. De nouveau, elle se tourne vers la maison, puis ordonne à un serviteur :
« Toi ! Viens avec moi. »
L’homme se détache du groupe et la suit dans la tonnelle des jasmins. Marthe parle sans quitter des yeux la maison qu’elle peut apercevoir à travers l’entrelacement des branches :
« Ecoute-moi bien. Lorsque tous les serviteurs seront revenus, et que je leur aurai donné des ordres pour qu’ils soient occupés à l’intérieur, tu iras aux écuries, tu prendras un cheval des plus rapides, tu le selleras… Si par hasard quelqu’un te voit, dis que tu vas chercher le médecin… Tu ne mentiras pas et je ne t’apprends pas à mentir, car vraiment je t’envoie auprès du Médecin béni… Emporte de l’avoine pour ta monture, de la nourriture pour toi ainsi que cette bourse pour tout ce qui pourrait arriver. Sors par la petite porte et passe par les champs labourés pour que les sabots ne fassent pas de bruit. Eloigne-toi de la maison, puis prends la route de Jéricho et galope sans jamais t’arrêter, même la nuit. As-tu compris ? Sans jamais t’arrêter. La nouvelle lune éclairera ta route si l’obscurité vient pendant que tu galopes encore. Pense que la vie de ton maître est entre tes mains et dépend de ta rapidité. Je me fie à toi.
– Maîtresse, je te servirai comme un esclave fidèle.
– Prends la direction du gué de Beth-Abara. Franchis-le et va au village de Béthanie, celui de l’autre côté du Jourdain. Tu sais, là où Jean baptisait au début.
– Je connais. J’y suis allé pour me purifier, moi aussi.
– Dans ce village se trouve le Maître. Tout le monde t’indiquera la maison où il habite. Mais si, au lieu de suivre la route principale, tu longes les rives du fleuve, cela vaut mieux. On te verra moins et tu trouveras la maison par toi-même. C’est la première de l’unique route du village qui va de la campagne au fleuve. Tu ne peux pas te tromper : une maison basse sans terrasse ni chambre haute, avec un jardin qui se trouve, quand on vient du fleuve, avant la maison, un jardin fermé par un petit portail de bois et une haie d’aubépine, je crois, une haie en somme. Tu as bien compris ? Répète. »
Le serviteur répète patiemment.
« C’est bien. Demande à lui parler, et à lui seul, et dis-lui que tes maîtresses t’envoient pour l’informer que Lazare est très malade, qu’il va mourir, que nous n’en pouvons plus, que Lazare souhaite le voir et demande-lui de venir immédiatement, immédiatement, par pitié. Tu as bien compris ?
– Oui, maîtresse.
– Ensuite, hâte-toi de revenir, de façon que personne ne remarque trop ton absence. Prends une lanterne avec toi pour les heures d’obscurité. Va, cours, galope, crève le cheval, mais reviens vite avec la réponse du Maître.
– Je le ferai, maîtresse.
– Va ! Va ! Tu vois ? Ils sont déjà tous rentrés dans la maison. Pars tout de suite. Personne ne te verra faire les préparatifs. Je te porterai moi-même de quoi boire et manger, je te le mettrai sur le seuil du petit portail. Va ! Et que Dieu soit avec toi. Va ! »
Elle le pousse avec impatience, puis court rapidement vers la maison en prenant mille précautions ; aussitôt après, elle se glisse au dehors par une porte secondaire, du côté sud, avec un petit sac dans les mains, longe une haie jusqu’à la première ouverture, tourne, disparaît…