96.1 Jésus est à Bethsaïde. Il parle debout sur la barque qui l’a amené et qui est comme échouée sur la rive, attachée à un pieu d’un petit môle rudimentaire. Beaucoup de gens sont assis en demi-cercle sur le sable pour l’écouter. Jésus vient de commencer son discours.
« … et je vois que vous m’aimez bien, vous les habitants de Capharnaüm, vous qui m’avez suivi, en laissant de côté le commerce et votre confort pour écouter mon enseignement. Je sais aussi que, plus que les pertes ainsi occasionnées qui lèsent votre bourse, votre démarche suscite des railleries à votre encontre et peut même vous causer un dommage social. Je sais bien que Simon, Elie, Urie et Joachim sont contre moi. Opposés aujourd’hui, demain ennemis. Mais je ne trompe personne, et je ne veux pas vous tromper, vous, mes fidèles amis. C’est pourquoi je vous dis que pour me nuire, pour me faire souffrir, pour triompher de moi en m’isolant, les puissants de Capharnaüm mettront en œuvre tous les moyens… : insinuations aussi bien que menaces, dérision et calomnies. L’Ennemi commun se servira de tout pour arracher des âmes au Christ et s’en faire une proie. Je vous le dis : celui qui persévérera sera sauvé ; mais aussi : celui qui préfère sa vie et son bien-être à son salut éternel est libre de partir, de me quitter, de s’occuper de sa petite existence et d’un bien-être passager. Moi, je ne retiens personne.
96.2 L’homme est un être libre. Je suis venu l’amener à une toujours plus grande libération, du péché en ce qui concerne son âme, et des chaînes d’une religion déformée, oppressive, qui étouffe, sous des flots de détails, de verbiage, de prescriptions, la vraie parole de Dieu qui est nette, brève, claire, facile, sainte, parfaite. Ma venue passe les consciences au crible. Je rassemble mon grain sur l’aire, je le bats par la doctrine du sacrifice et je le passe au tamis de sa propre volonté. La balle, le sorgho, la vesce, l’ivraie s’envoleront, légères et inutiles, puis retomberont, lourdes et nuisibles, et les oiseaux s’en nourriront. Dans mon grenier n’entrera que le grain choisi, pur, résistant, excellent. Ce grain, ce sont les saints.
Un défi séculaire a eu lieu entre l’Eternel et Satan. Satan, bouffi d’orgueil à la suite de sa première victoire sur l’homme, a dit à Dieu : “ Tes créatures seront pour toujours à moi. Rien, pas même le châtiment, pas même la Loi que tu veux leur donner, ne les rendra capables de gagner le Ciel. Cette demeure dont tu m’as chassé, moi, le seul être intelligent de toutes tes créatures, restera vide, inutile, triste comme tout ce qui est inutile. ” Alors l’Eternel a répondu au Maudit : “ C’est encore en ton pouvoir tant que ton venin est le seul à régner dans l’homme. Mais j’enverrai mon Verbe, et sa parole neutralisera ton venin, assainira les cœurs, les guérira de la folie dont tu les as salis ou endiablés ; alors ils reviendront à moi. Comme des brebis égarées qui retrouvent leur berger, ils reviendront à mon bercail et le Ciel sera peuplé. C’est pour eux que je l’ai fait. Et toi, dans ta rage impuissante, tu grinceras de tes horribles dents là, dans ton horrible royaume, prisonnier et maudit. Les anges rabattront sur toi la pierre de Dieu ; une fois scellée, les ténèbres et la haine seront ton partage et celui des tiens. En revanche, les chants bienheureux, la liberté infinie, éternelle, sublime, sera le lot des miens. ” Alors Mammon, éclatant d’un rire moqueur, a juré : “ Et sur ma géhenne, je jure que quand ce sera l’heure, je viendrai. Je serai partout présent auprès de ceux qui seront évangélisés et nous verrons qui des deux, moi ou toi, sera le vainqueur. ”
Oui, c’est pour vous passer au crible que Satan vous dresse des embûches et que, moi, je vous entoure. Il y a deux adversaires : moi et lui. Vous êtes entre les deux. C’est le duel de l’Amour contre la Haine, de la Sagesse contre la Folie, de la Bonté contre le Mal sur vous et autour de vous. Pour détourner les mauvais coups qu’il dirige contre vous, ma simple présence suffit. Je m’interposerai entre les armes sataniques et votre personne, et j’accepte d’être blessé à votre place, parce que je vous aime. Mais les coups qui vous frappent au-dedans, c’est à vous qu’il revient de les détourner par votre volonté, en courant vers moi, en vous mettant sur ma voie qui est vérité et vie. Celui qui n’a pas le ferme désir du Ciel ne le possédera pas. Celui qui n’est pas capable d’être le disciple du Christ sera la balle légère que le vent du monde emporte avec lui. Celui qui est ennemi du Christ est une semence nuisible qui renaîtra dans le royaume de Satan…
96.3 Je sais pourquoi vous êtes venus, vous les habitants de Capharnaüm. J’ai parfaitement conscience du péché qu’on m’impute ; c’est au nom de ce péché inexistant qu’on murmure dans mon dos, en insinuant que m’écouter et me suivre est faire œuvre de complicité avec le pécheur. J’en ai une conscience si claire que je ne crains pas d’en rendre compte aux habitants de Bethsaïde.
Parmi vous, habitants de Bethsaïde, il y a des anciens qui, pour diverses raisons, n’ont pas oublié la Belle de Chorazeïn. Il y a des hommes qui ont péché avec elle, des femmes qu’elle a fait pleurer. Je n’étais pas encore venu dire : “ Aimez celui qui vous cause du tort ” ! Après les pleurs, vint la jubilation d’apprendre qu’elle était atteinte de la pourriture, passée de ses entrailles impures à la surface de son corps magnifique. C’était le symbole de la lèpre – plus grave – qui avait rongé son âme adultère, homicide, prostituée. Soixante-dix fois sept fois adultère avec tout ce qui s’appelait “ homme ” et avait de l’argent. Homicide autant de fois, de ses enfantements bâtards ; prostituée par vice et non par besoin.
Ah ! Comme je vous comprends, femmes trahies ! Je comprends votre joie quand on vous a appris : “ La chair de la Belle est plus puante et plus pourrie que celle d’une charogne qui gît dans le fossé d’un grand chemin et est devenue la proie des corbeaux et des vers. ” Mais je vous dis : sachez pardonner. Dieu s’est chargé de votre vengeance, et puis Dieu a pardonné. A votre tour de pardonner. Moi, je lui ai pardonné en votre nom, parce que je sais que vous êtes bonnes, femmes de Bethsaïde, qui me saluez du cri : “ Béni soit l’Agneau de Dieu ! Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur ! ” Si je suis l’Agneau – et vous le reconnaissez –, si je viens parmi vous, moi l’Agneau, vous devez toutes devenir de douces brebis, même celles auxquelles une douleur, lointaine désormais, d’épouses trahies a donné l’instinct de fauve qui défend sa nichée. Je ne pourrais rester parmi vous si vous étiez des tigresses et des hyènes, car je suis l’Agneau.
Celui qui vient au nom très saint de Dieu rassembler les justes et les pécheurs pour les amener au Ciel est allé vers cette femme repentie et lui a dit : “ Sois purifiée. Va, et expie. ” J’ai fait cela un jour de sabbat, ce dont on m’accuse. Accusation officielle. La seconde est d’avoir approché une prostituée. Une femme qui avait été prostituée, mais qui n’était plus qu’une âme pleurant son péché.
Eh bien ! je vous dis : je l’ai fait et le ferai encore. Apportez-moi le Livre : scrutez-le, étudiez-le, dans toute sa profondeur. Trouvez, si possible, un passage qui défend au médecin de soigner un malade, à un lévite de s’occuper de l’autel, à un prêtre d’écouter un fidèle, uniquement parce que c’est le sabbat. Si vous en trouvez un et me le montrez, je me battrai la poitrine et je reconnaîtrai : “ Seigneur, j’ai péché en ta présence et en présence des hommes. Je ne suis pas digne de ton pardon, mais si tu veux prendre pitié de ton serviteur, je te bénirai jusqu’à mon dernier soupir. ” Car cette âme était malade, et les malades ont besoin du médecin. C’était un autel profané et il était nécessaire qu’un lévite le purifie. C’était un fidèle qui allait pleurer dans le vrai Temple du vrai Dieu et il avait besoin du prêtre pour l’y introduire. En vérité, je vous dis que je suis Médecin, Lévite, Prêtre. En vérité je vous dis que si, au lieu de faire mon devoir, je laisse se perdre ne serait-ce qu’une seule âme poussée par le désir du salut, en ne la sauvant pas, le Dieu Père m’en demandera compte et me punira pour la perte de cette âme.
Voilà mon péché, d’après les puissants de Capharnaüm. Bien sûr, j’aurais pu attendre le lendemain du sabbat pour la guérir. Mais pourquoi attendre vingt-quatre heures de plus pour remettre dans la paix de Dieu un cœur contrit ? Ce cœur faisait preuve d’une humilité vraie, d’une réelle sincérité, d’une douleur parfaite. J’ai lu dans ce cœur. Son corps était encore lépreux, mais son cœur était déjà guéri par le baume des années de repentir, de larmes, d’expiation. Ce cœur avait besoin d’une seule chose pour être approché de Dieu sans pour cela rendre impur par ce voisinage l’air de sainteté qui entoure Dieu : ma consécration renouvelée. Je l’ai faite. Elle est sortie du lac pure, certes dans sa chair, mais plus encore dans son cœur.
96.4 Combien de ceux qui sont entrés dans les eaux du Jourdain pour obéir à l’ordre du Précurseur n’en sont pas sortis aussi purs qu’elle ! Car leur baptême n’était pas l’acte volontaire, sincère, loyal, d’une âme qui voulait se préparer à mon avènement, mais une formalité pour paraître parfaits en sainteté aux yeux du monde. Ce n’était donc rien de plus qu’hypocrisie et orgueil, deux péchés qui venaient s’ajouter au monceau de fautes qui existaient déjà dans leurs cœurs. Le baptême de Jean n’était qu’un symbole. Il voulait dire : “ Purifiez-vous de l’orgueil, humiliez-vous en vous avouant pécheurs ; purifiez-vous de vos péchés de luxure en vous lavant de ce qui en reste en vous. ” Le baptême efficace est celui qui répond à la volonté de votre âme de devenir pure pour le banquet de Dieu. Il n’est pas de faute si grande qu’elle ne puisse être lavée par le repentir d’abord, par la grâce ensuite, enfin par le Sauveur. Il n’est pas de si grand pécheur qu’il ne puisse lever son visage humilié et sourire à une espérance de rédemption. Il lui suffit de renoncer complètement à la faute, de résister héroïquement à la tentation, d’avoir une volonté sincère de renaître.
96.5 Je vais maintenant vous dire une vérité qui pourrait paraître blasphématoire à mes ennemis. Mais vous, vous êtes mes amis. Je parle d’abord pour vous, mes disciples que j’ai déjà choisis, puis pour vous tous qui m’écoutez. Je vous l’affirme : les anges — ces esprits purs et parfaits qui vivent dans la lumière de la très sainte Trinité et en elle sont comblés de joie — ont, en dépit de leur perfection, une infériorité par rapport à vous qui êtes si loin du Ciel. Ils le reconnaissent d’ailleurs. Ils ont l’infériorité de ne pouvoir se sacrifier et souffrir pour coopérer à la rédemption de l’homme. Qu’en pensez-vous ? Dieu ne prend pas un ange pour lui dire : “ Sois le rédempteur de l’humanité. ” Mais il prend son Fils. Certes, ce sacrifice a une valeur incalculable et une puissance infinie. Mais bien que sa bonté de Père ne veuille pas faire de différence entre le Fils de son amour et les fils de sa puissance, il sait qu’il manque quelque chose à la somme des mérites qu’il faut opposer à la somme des péchés que d’heure en heure l’humanité accumule. Or il ne prend pas d’autres anges pour combler la mesure, il ne leur dit pas : “ Souffrez pour imiter le Christ ”, mais c’est à vous qu’il s’adresse, à vous les hommes. Il vous dit : “ Souffrez, sacrifiez-vous, soyez semblables à mon Agneau. Soyez des corédempteurs… ” Ah ! Je vois des cohortes d’anges qui, cessant un instant de tourner dans une extase d’adoration autour de la Trinité qui est leur pivot, s’agenouillent, tournés vers la Terre et disent : “ Bénis soyez-vous, vous qui pouvez souffrir avec le Christ et pour le Dieu éternel, le nôtre et le vôtre ! ”
Beaucoup ne comprendront pas encore cette grandeur. Elle est trop élevée pour l’homme. Mais quand l’Hostie sera immolée, quand le Grain éternel ressuscitera pour ne plus jamais mourir, après avoir été moissonné, battu, décortiqué et enseveli dans les entrailles du sol, alors viendra l’Illuminateur spirituel et il éclairera les âmes, même les plus lentes, demeurées cependant fidèles au Christ Rédempteur. Alors vous comprendrez que je n’ai pas blasphémé, mais que je vous ai annoncé la plus haute dignité de l’homme : celle d’être corédempteur, même si d’abord il n’était qu’un pécheur.
96.6 En attendant, préparez-vous à cette destinée avec pureté de cœur et d’intention. Plus purs vous serez, mieux vous comprendrez. Car l’impureté, quelle qu’elle soit, est toujours une fumée qui obscurcit la vue et appesantit l’intelligence.
Soyez purs. Commencez à l’être dans votre corps pour passer ensuite à l’âme. Commencez par les cinq sens pour passer aux sept passions. Commencez par l’œil : le sens de la vue est roi, il ouvre la voie à la plus mordante et la plus complexe des faims. L’œil voit la chair de la femme et désire la chair. L’œil voit l’opulence des riches et désire l’or. L’œil voit la puissance de ceux qui gouvernent et désire le pouvoir. Ayez donc un regard paisible, honnête, sobre, pur, et vous aurez des désirs paisibles, honnêtes, sobres et purs. Votre cœur sera d’autant plus pur que votre regard le sera. Veillez avec soin sur votre regard, toujours si avide de découvrir des pommes tentatrices. Ayez un regard chaste si vous voulez être chastes dans votre corps. Si vous avez la chasteté de la chair, vous aurez la chasteté des richesses et de la puissance. Vous aurez toutes les chastetés et serez les amis de Dieu. Ne craignez pas qu’on vous raille si vous êtes chastes. Craignez seulement d’être les ennemis de Dieu.
Un jour, j’ai entendu dire : “ Le monde te ridiculisera comme menteur ou comme eunuque si tu montres que tu n’as pas d’attrait pour la femme. ” En vérité, je vous dis que Dieu a établi le mariage pour vous élever à l’imiter par la procréation et à coopérer avec lui pour peupler le Ciel. Mais il y a un état plus élevé, devant lequel s’inclinent les anges qui en voient la sublimité sans pouvoir l’imiter. Cet état, parfait quand il dure de la naissance à la mort, n’est cependant pas fermé à ceux qui ne sont plus vierges, mais qui réduisent à rien leur fécondité d’hommes ou de femmes, qui délaissent leur virilité animale pour ne devenir féconds et virils que spirituellement. C’est l’état d’eunuque, sans imperfection naturelle ni mutilation violente ou volontaire. Cet état n’interdit pas d’approcher de l’autel ; dans les siècles à venir, au contraire, ceux qui s’y obligent serviront l’autel et l’entoureront. C’est l’état le plus élevé car il sépare la volonté de tout ce qui n’est pas l’appartenance à Dieu seul, gardant pour lui la chasteté du corps et du cœur pour conserver éternellement la pureté lumineuse chère à l’Agneau.
96.7 J’ai parlé pour le peuple et pour ceux du peuple qui sont choisis. Maintenant, avant d’entrer pour rompre le pain et partager le sel dans la maison de Philippe, je vais tous vous bénir : les bons pour les récompenser, les pécheurs pour leur mettre au cœur le courage d'approcher Celui qui est venu pour pardonner. Que la paix soit avec vous tous. »
Jésus descend de la barque et passe à travers la foule qui se presse autour de lui. Au coin d’une maison se tient encore Matthieu qui, de là, a écouté le Maître, sans rien oser de plus. Arrivé à sa hauteur, Jésus s’arrête et, comme s’il bénissait tout le monde, bénit une seconde fois, regarde Matthieu et rejoint le groupe des siens, suivi du peuple. Il disparaît dans une maison.
Tout prend fin.