108.1 Toutes les campagnes de Galilée sont occupées au joyeux travail de la vendange. Les hommes, grimpés sur de hautes échelles, font la cueillette sur les tonnelles et les pieds de vigne. Les femmes, un panier sur la tête, apportent les grappes rouges et dorées aux fouleurs qui les attendent. Chants, rires, plaisanteries circulent de coteau à coteau, de jardin à jardin. En même temps se répand l’odeur du moût, et les abeilles, en grand nombre, bourdonnant dans une espèce d’ivresse, dansent en un vol rapide sur les sarments encore riches de petites grappes jusqu’aux paniers et aux cuves où les grains qu’elles recherchent disparaissent dans la trouble bouillie du moût. Les enfants, barbouillés de jus comme autant de faunes, poussent des cris d’hirondelles en courant sur l’herbe, dans les cours, sur les chemins.
Jésus s’est dirigé vers un village pas très éloigné du lac, un village de plaine ; celle-ci forme une sorte de cuvette entre deux chaînes montagneuses orientées vers le nord. La plaine est bien irriguée, parce qu’un fleuve (je pense que c’est le Jourdain) la traverse. Jésus passe par la route principale et beaucoup le saluent aux cris de : « Rabbi ! Rabbi ! » Jésus passe et bénit.
Avant d’arriver au village, il y a une riche propriété et, à l’entrée, un couple âgé attend le Maître.
« Entre. Quand le travail va finir, tous se presseront pour t’écouter. Quelle joie tu apportes ! Elle émane de toi comme la sève dans les sarments et devient un vin qui réjouit les cœurs. 108.2C’est ta Mère ? demande le maître de maison.
– Oui. Je vous l’ai amenée parce qu’elle fait désormais partie de la troupe de mes disciples. Elle est la dernière à y avoir été accueillie, mais la première dans l’ordre de la fidélité. Elle est l’Apôtre par excellence. Elle m’a prêché dès avant ma naissance… Mère, viens. Un jour, dans les premiers temps où j’évangélisais, cette douce hôtesse m’a permis de ne pas te regretter, tant elle fut une mère avec ton Fils fatigué.
– Que le Seigneur te donne sa grâce, femme compatissante.
– Je possède la grâce parce que je possède le Messie et toi. Viens. La maison est fraîche et la lumière s’est adoucie. Tu pourras te reposer. Tu dois être fatiguée.
– Il n’y a pour moi d’autre lassitude que la haine du monde. Mais le suivre et l’entendre, voilà mon désir depuis ma plus lointaine enfance.
– Tu savais que tu serais la Mère du Messie ?
– Oh non ! Mais j’espérais vivre assez longtemps pour pouvoir l’entendre et le servir, comme la dernière des évangélisés, mais ô combien fidèle !
– Tu l’entends et tu le sers, et pour cette joie tu as été la première. Je suis mère, moi aussi, et j’ai des fils qui sont sages. Quand je les entends parler, mon cœur bondit de fierté. Et toi, qu’éprouves-tu quand tu l’entends ?
– Une douce extase. Je me perds dans mon néant et la Bonté, qui n’est autre que lui-même, m’élève également à lui. Je vois alors, dans un simple regard, la Vérité éternelle et elle se fait chair et sang de mon âme.
– Béni soit ton cœur ! Il est pur, et c’est pourquoi il comprend le Verbe. Nous, nous sommes plus durs, parce que remplis de fautes…
– C’est pour cela que je voudrais donner à tout le monde mon cœur, car l’amour leur serait lumière pour comprendre. Parce que, crois-le, c’est l’amour qui rend toute entreprise aisée – or moi, je suis la Mère et en moi l’amour coule de source –. »
Les deux femmes continuent à échanger, la plus âgée près de la Mère de mon Seigneur, si jeune, toujours si jeune. Pendant ce temps, Jésus discute avec le maître de maison près des cuves où une foule de vendangeurs ne cessent de déverser des grappes. Les apôtres, assis à l’ombre d’une tonnelle de jasmins, mangent de bon appétit des raisins et du pain.
108.3 Le crépuscule s’approche et le travail cesse lentement. Les paysans se sont tous rassemblés dans la grande cour rustique où se répand l’odeur des raisins écrasés. D’autres paysans viennent aussi des maisons voisines.
Jésus monte sur un escalier qui conduit à une aile à arcades sous laquelle sont abrités des sacs de produits et des instruments agricoles. Comme il jubile, Jésus, en montant ces quelques marches ! J’aperçois son sourire à travers ses cheveux soyeux que fait onduler la brise du soir. Et je voudrais bien connaître la raison de ce bonheur si lumineux. Tel le vin dont parlait le maître de la maison, la joie de ce sourire pénètre dans mon cœur – qui était très triste aujourd’hui – et le réconforte.
(Ce n’est pas la première chose qui me réconforte aujourd’hui. Ce matin – vous m’aviez déjà vue pleurer à cause d’une souffrance spirituelle toujours plus vive –, il m’était apparu au moment de la communion, comme toujours quand vous dites : « Voici l’Agneau de Dieu. » Mais il ne s’était pas borné à vous regarder avec amour, Père, et à me sourire. Il avait quitté sa place à gauche du lit et était passé à droite, de son pas allongé, avec un léger balancement en avant, et il était venu à ma droite, me donnant, de ses mains allongées, des caresses sensibles et en me disant : « Ne pleure pas ! »… Mais maintenant, son sourire m’inonde de paix.)
Il se retourne. Il s’assied sur la dernière marche, au haut de l’escalier qui devient une tribune pour les plus favorisés des auditeurs, c’est-à-dire les maître et maîtresse de maison, les apôtres et Marie. Celle-ci, toujours humble, n’avait pas cherché à monter à cette place d’honneur, mais y avait été amenée par la maîtresse de maison. Elle est assise exactement sur la marche au-dessous de Jésus de sorte que sa tête blonde est au niveau des genoux de son Fils ; assise de côté, elle peut le regarder de face, de son regard de colombe pleine d’amour. Le doux profil de Marie se détache nettement, comme sur un marbre, sur le mur sombre du bâtiment rustique.
Plus bas se trouvent les apôtres et les propriétaires, et dans la cour tous les paysans, les uns debout, d’autres assis par terre, d’autres encore grimpés sur les cuves et les figuiers aux quatre coins de la cour.
108.4 Jésus parle lentement, en plongeant la main dans un gros sac de graines posé derrière Marie. Il semble jouer avec elles ou les caresser par plaisir, pendant que sa main droite fait des gestes paisibles.
« On m’a dit : “ Viens, Jésus, bénir le travail de l’homme. ” Et je suis venu. Au nom de Dieu, je le bénis. Tout travail, quand il est honnête, mérite en effet la bénédiction du Seigneur éternel. Mais je l’ai dit : la première condition pour avoir la bénédiction de Dieu, c’est l’honnêteté de chacun de vos actes.
Maintenant, regardons ensemble quand et à quelles conditions les actions sont honnêtes. Elles le sont, quand on les accomplit en ayant présent à l’esprit le Dieu éternel. Peut-il donc pécher, celui qui dit : “ Dieu me regarde. Dieu a les yeux rivés sur moi, et aucun détail de mes actes ne lui échappe ” ? Non. Cela lui est impossible, car la pensée de Dieu est une pensée salutaire, et plus que toute menace humaine, elle retient l’homme de pécher.
Mais doit-on seulement craindre le Dieu éternel ? Non. Ecoutez. Il vous a été dit : “ Crains le Seigneur ton Dieu. ” Et les patriarches ont tremblé, les prophètes ont tremblé quand le visage de Dieu ou un ange du Seigneur est apparu à leurs esprits de justes. Et aux temps de la colère divine, l’apparition du surnaturel doit vraiment faire trembler le cœur. Qui, même s’il est pur comme un petit enfant, ne tremble pas devant le Puissant, devant l’éclat éternel duquel se tiennent en adoration les anges empressés à chanter l’alléluia du paradis ? Dieu tempère l’insoutenable éclat d’un ange par un voile miséricordieux, pour permettre à œil humain de le contempler sans que soient brûlés sa pupille et son esprit. Que sera-ce donc que de voir Dieu ?
Mais cela vaut tant que dure la colère. Quand la paix vient prendre sa place, quand le Dieu d’Israël dit : “ Je l’ai juré et je tiendrai parole. Voici celui que j’envoie, et c’est moi tout en n’étant pas moi, mais ma Parole qui se fait chair pour être Rédemption ”, alors à la crainte doit succéder l’amour et c’est seulement de l’amour qu’il faut manifester au Dieu éternel, joyeusement, car l’âge de la paix est venu pour la terre ainsi qu’entre Dieu et l’homme. Lorsque les premiers vents du printemps répandent le pollen des fleurs de la vigne, l’agriculteur doit encore craindre, car les intempéries ou les insectes peuvent encore causer bien des dégâts aux fruits. Mais lorsque arrive l’heure joyeuse de la vendange, alors toute crainte cesse et le cœur jubile dans la certitude de la récolte.
Annoncé par les prophètes, le Rejeton de la souche de Jessé est venu. Maintenant, il est parmi vous, tel une grappe merveilleuse qui vous apporte le suc de la Sagesse éternelle et qui ne demande qu’à être cueillie et pressée pour être vin pour les hommes. Vin de joie sans fin pour ceux qui se nourriront de lui. Cependant, malheur à ceux qui, ayant eu ce vin à leur portée, l’auront repoussé et trois fois malheur à ceux qui, après s’en être nourris, l’auront rejeté ou mélangé aux nourritures de Mammon.
108.5 J’en reviens donc à ma première idée. La première puissance pour avoir la bénédiction de Dieu sur nos œuvres tant spirituelles qu’humaines, c’est la droiture d’intention.
Est honnête celui qui dit : “ J’observe la Loi, non pour être loué par les hommes, mais par fidélité à Dieu. ” Est honnête celui qui dit : “ Je marche à la suite du Christ, non pour les miracles qu’il fait, mais pour les conseils de vie éternelle qu’il me donne. ” Est honnête encore celui qui dit : “ Je travaille, non par recherche avide de profit, mais parce que le travail a été établi par Dieu comme moyen de sanctification car il a le pouvoir de former, de mortifier, de préserver, d’élever. Je travaille, pour pouvoir aider mon prochain. Je travaille pour faire resplendir les prodiges de Dieu qui transforme un grain minuscule en touffe d’épis, une graine de raisin en grande vigne, un noyau en arbre et qui fait de moi – qui ne suis qu’un homme, un moins que rien tiré du néant de par sa volonté – son aide pour l’œuvre incessante de perpétuer les blés, les vignes et les fruits, et de peupler la terre des hommes. ”
Il y a des personnes qui travaillent comme des bêtes de somme, mais sans autre religion que celle-ci : augmenter leurs richesses. Leur compagnon plus dépourvu meurt-il de privations et d’épuisement à côté d’eux ? Les enfants de ce pauvre homme meurent-ils de faim ? Qu’importe à celui qui ne pense qu’à accumuler des richesses… Il en est d’autres, encore plus durs, qui ne travaillent pas, mais font travailler et entassent des richesses en exploitant la sueur des autres. D’autres encore dilapident ce que par cupidité ils tirent des efforts d’autrui. En vérité, pour ceux-ci, ce n’est pas un travail honnête. Et ne prétendez pas : “ Pourtant, Dieu les protège. ” Non, il ne les protège pas. Ils ont beau triompher actuellement, ils seront bientôt frappés par la sévérité de Dieu. En ce temps ou dans l’éternité, il leur rappellera le commandement : “ Je suis le Seigneur ton Dieu. Aime-moi par-dessus tout et aime ton prochain comme toi-même. ” Si ces paroles résonnent pour l’éternité, elles seront plus redoutables que les foudres du Sinaï !
108.6 Nombreuses, trop nombreuses sont les paroles que l’on vous dit. Moi, je ne vous dis que celles-ci : “ Aimez Dieu. Aimez votre prochain. ” Elles ressemblent au travail du printemps sur la vigne, qui permettra au cep d’être fécond. L’amour de Dieu et du prochain, c’est la herse qui nettoie le sol de ces mauvaises herbes que sont l’égoïsme et les mauvaises passions. C’est la pioche qui creuse un cercle autour du pied de vigne pour l’isoler des herbes parasites et le nourrir des eaux fraîches de l’arrosage. C’est la serpette qui supprime les pousses superflues pour condenser la sève et la diriger là où le fruit doit se former. C’est le lien qui serre la plante contre le tuteur solide qui la soutient, et enfin c’est le soleil qui fait mûrir les fruits de la bonne volonté et les transforme en fruits de vie éternelle…
Aujourd’hui, vous êtes joyeux parce que l’année a été bonne, les moissons riches et les vendanges abondantes. Mais en vérité je vous dis que cette joie que vous éprouvez est plus petite qu’un grain de sable, en comparaison de la joie sans mesure que vous éprouverez quand le Père éternel vous dira : “ Venez, mes sarments féconds, greffés sur la vraie Vigne. Vous vous êtes prêtés à tout, même quand c’était pénible, pour donner beaucoup de fruit : maintenant venez à moi, riches des doux sucs de l’amour envers votre prochain et moi. Epanouissez-vous dans mes jardins pour l’éternité tout entière. ”
Tendez à cette joie éternelle. Attachez-vous fidèlement à la poursuite de ce bien. Avec reconnaissance, bénissez l’Eternel qui vous aide à l’atteindre. Bénissez-le pour la grâce de sa Parole, bénissez-le pour la grâce d’une bonne récolte. Aimez le Seigneur en reconnaissant ses bienfaits et soyez sans crainte. Dieu donne cent pour un à ceux qui l’aiment. »
Jésus aurait fini, mais tous se mettent à crier :
« Bénis-nous, bénis-nous ! Ta bénédiction sur nous ! »
Jésus se lève, ouvre les bras et dit d’une voix de tonnerre :
« Que le Seigneur vous bénisse et vous garde. Qu’il vous montre sa face et vous prenne en pitié. Que le Seigneur tourne vers vous son visage et vous donne sa paix. Que le nom du Seigneur soit dans vos cœurs, sur vos maisons et sur vos champs. »
108.7 La foule, la petite foule qui s’était rassemblée, pousse un cri de joie et acclame le Messie. Mais aussitôt après, elle se tait et s’ouvre pour laisser passer une mère qui porte sur les bras un garçon d’environ dix ans, paralytique. Au bas de l’escalier, elle le présente comme pour l’offrir à Jésus.
« C’est une de mes servantes, explique le maître de maison. Son fils est tombé l’an dernier du haut de la terrasse et s’est brisé les reins. Toute sa vie, il lui faudra rester couché sur le dos.
– Elle a espéré en toi tous ces derniers mois…, ajoute son épouse.
– Dis-lui de venir à moi. »
Mais la pauvre femme est tellement émue qu’on a l’impression que c’est elle qui est paralysée. Elle tremble de tous ses membres et s’empêtre dans son long vêtement en montant les hautes marches, son fils sur les bras.
Compatissante, Marie s’est levée et descend à sa rencontre :
« Viens, ne crains pas. Mon Fils t’aime. Donne-moi ton enfant, tu monteras plus facilement. Viens, ma fille. Je suis mère, moi aussi. »
Et elle lui prend l’enfant, auquel elle sourit doucement, en montant avec la charge pitoyable qu’elle porte sur ses bras. La mère la suit, en larmes.
Marie se tient maintenant devant Jésus. Elle s’agenouille et dit :
« Mon Fils ! Pour cette mère ! »
Rien d’autre.
Jésus ne demande pas comme d’habitude :
« Que veux-tu que je fasse pour toi ? Crois-tu que je puisse le faire ? »
Non, il dit en souriant :
« Femme, approche. »
La femme va juste à côté de Marie. Jésus lui pose la main sur la tête et dit simplement :
« Réjouis-toi. »
Il n’a pas fini de parler que déjà l’enfant, qui reposait lourdement sur les bras de Marie, les jambes inertes, s’assied brusquement et, avec un cri joyeux : « Maman ! », court se réfugier sur le sein de sa mère.
Les hosannas semblent vouloir pénétrer dans le ciel que rougit le crépuscule.
Son fils serré sur son cœur, la femme ne sait que dire et demande :
« Que dois-je faire pour te prouver mon bonheur ? »
Jésus lui répond, en lui faisant encore une caresse :
« Etre bonne, aimer Dieu et ton prochain, et élever ton fils dans cet amour. »
Mais la femme n’est toujours pas satisfaite. Elle voudrait… elle voudrait… et finit par demander :
« Un baiser de toi et de ta Mère à mon petit. »
Jésus se penche et l’embrasse, puis Marie fait de même. Et pendant que la femme s’éloigne, radieuse, au milieu des acclamations d’un cortège d’amis, Jésus explique à la maîtresse de maison :
« Il n’en fallait pas plus. Il était dans les bras de ma Mère. Même si elle n’avait rien dit, je l’aurais guéri. Elle est heureuse quand elle peut consoler une affliction et moi, je veux lui faire plaisir. »
Jésus et Marie échangent un de ces regards que seul celui qui en a vu peut comprendre, tant leur signification est profonde.