99.1 Je vois la belle cité de Tibériade, toute neuve. Tout m’indique qu’elle est neuve et riche. Elle suit un plan plus ordonné que toute autre ville de Palestine et présente un ensemble harmonieux et organisé que n’offre pas même Jérusalem. De belles avenues, des rues droites pourvues déjà d’un système d’égouts pour empêcher la stagnation des eaux et l’accumulation des ordures dans les rues, des vastes places ornées de fontaines avec de magnifiques bassins de marbre. Des palais déjà bien dégagés dans le style de Rome avec des portiques aérés. Par certaines portes cochères, ouvertes à cette heure matinale, l’œil aperçoit d’amples vestibules, des péristyles de marbre ornés de tentures précieuses, garnis de sièges, de petites tables. Presque tous ont, au centre, une cour pavée de marbre, avec fontaines, jets d’eau et vasques de marbre garnies de plantes en fleurs. En somme, c’est une imitation de l’architecture de Rome assez bien réussie et richement reproduite.
Les plus belles maisons se trouvent dans les rues proches du lac. Les trois premières, parallèles à la côte, sont vraiment seigneuriales. La première, le long d’une avenue qui épouse la douce courbure du lac, est réellement splendide. La dernière partie se compose d’une suite de villas dont la façade principale donne sur la rue qui passe derrière. Leurs beaux jardins descendent vers le lac au point d’être caressés par les eaux. Presque toutes possèdent un petit port où se trouvent des bateaux pour les promenades avec des baldaquins précieux et des sièges de couleur pourpre.
Jésus semble être descendu de la barque de Pierre, non pas dans le port de Tibériade, mais dans quelque autre endroit, peut-être dans les faubourgs, et il s’avance par une avenue le long du lac.
« Tu n’es jamais venu à Tibériade, Maître ? demande Pierre.
– Jamais.
– Hérode Antipas a bien fait les choses, et en grand, pour flatter Tibère ! C’est bien un vendu, celui-là !…
– On dirait une cité de repos plutôt qu’une ville de commerce.
– Les commerces sont de l’autre côté. Mais elle en a aussi beaucoup. Elle est riche.
– Ces maisons-là appartiennent à des Palestiniens ?
– Oui et non. Beaucoup appartiennent aux Romains, mais beaucoup… eh oui… sont à des juifs malgré toutes les statues et autres fioritures qui les ornent. »
Pierre soupire et murmure :
« … s’ils ne nous avaient pris que l’indépendance… mais ils nous ont enlevé aussi la foi… Nous sommes en train de devenir plus païens qu’eux !…
– Ce n’est pas leur faute, Pierre. Ils ont leurs propres habitudes et ne nous forcent pas à les adopter. Mais c’est nous qui voulons la corruption : par intérêt, pour suivre la mode, par servilité…
– Tu as raison, mais le premier à le faire, c’est le Tétrarque…
99.2 – Maître, nous sommes arrivés » dit le berger Joseph. « C’est la maison de l’intendant d’Hérode. »
Ils se sont arrêtés au bout d’une rue coupée par un carrefour à partir duquel elle devient la seconde avenue, et les villas sont édifiées entre elle et le lac. La maison qu’il indique est la première, magnifique, tout entourée d’un jardin fleuri. Les parfums et les parterres de jasmins et de roses s’étendent jusqu’au lac.
« C’est ici qu’habite Jonathas ?
– Oui, à ce que l’on m’a dit. C’est l’intendant de l’intendant. Il est bien tombé : Kouza n’est pas mauvais et il sait reconnaître les mérites de son intendant. C’est un des rares personnages de la Cour qui soit honnête. Dois-je l’appeler ?
– Vas-y. »
Joseph va au grand portail et frappe. Le portier accourt. Ils discutent. Je vois Joseph faire une moue de désappointement. Le portier sort sa tête grise, regarde Jésus puis pose une question à laquelle Joseph acquiesce. Ils parlent encore.
Joseph vient ensuite trouver Jésus qui attend patiemment à l’ombre d’un arbre.
« Jonathas n’est pas là. Il est sur le Haut-Liban. Il est allé conduire Jeanne, femme de Kouza, très malade, dans un air frais et pur. Le serviteur dit que c’est lui qui y est allé parce que Kouza est à la cour et ne peut en sortir depuis le scandale de la fuite de Jean-Baptiste. L’état de la malade s’aggravait et le médecin disait qu’ici elle serait morte.
99.3 Néanmoins le serviteur te propose d’entrer pour te reposer. Jonathas a parlé du Messie enfant et, même ici, on te connaît de nom et on t’attend.
– Allons. »
Le groupe s’ébranle. Après avoir jeté un coup œil, le portier hèle d’autres serviteurs. Il ouvre tout grand le portail – qui n’était qu’entrouvert – et court à la rencontre de Jésus avec un véritable respect.
« Répands, Seigneur, ta bénédiction sur nous et sur cette triste maison. Entre. Ah ! Comme Jonathas regrettera de n’être pas ici ! Il espérait tellement te voir ! Entre, entre, et tes amis avec toi. »
Dans l’atrium, il y a des serviteurs et des servantes de tout âge, tous respectueusement empressés pour le saluer, un peu curieux aussi. Une petite vieille pleure dans un coin.
Jésus entre, fait un geste de bénédiction et donne son salut de paix. Un goûter est offert. Jésus prend place sur un siège et tout le monde l’entoure.
« Je vois que je ne vous suis pas inconnu, constate Jésus.
– Oh non ! Jonathas nous a élevés dans le souvenir de ton histoire. Il est bon, Jonathas. Lui dit que c’est grâce au baiser qu’il t’a donné. Mais c’est aussi sa nature.
– J’ai donné et reçu des baisers… mais, comme tu dis, il n’y a que chez les bons qu’ils ont fait croître la bonté. Alors il est absent ? C’est pour lui que j’étais venu.
– Comme je te l’ai dit, il est sur le Mont Liban. Il a des amis, là-bas… C’est le dernier espoir pour notre jeune maîtresse, et si cela ne réussit pas… »
99.4 La petite vieille, dans son coin, pleure plus fortement. Jésus la regarde d’un air interrogateur.
« C’est Esther, la nourrice de la maîtresse. Elle pleure car elle ne peut se résigner à la perdre. »
Jésus l’invite à s’approcher :
« Viens, mère, ne pleure pas ainsi. Viens près de moi. Maladie ne signifie pas obligatoirement mort !
– Oh ! C’est la mort ! La mort ! Depuis son unique et malheureux accouchement, elle meurt ! Les adultères enfantent en cachette mais elles vivent, et elle, elle qui est bonne, honnête, chère, si chère, doit mourir !
– Mais qu’est-ce qu’elle a ?
– Une fièvre qui la consume… C’est comme une lampe qui brûle en plein vent… dans un vent toujours plus fort et elle est toujours plus faible. Moi, je voulais l’accompagner, mais Jonathas a préféré des servantes jeunes, car elle est sans force, c’est un corps inerte qu’il faut déplacer, et moi je ne suis plus bonne à rien… Pas bonne à cela… mais pour l’aimer, oui… Je l’ai recueillie sur le sein de sa mère… J’étais servante, mariée moi aussi, et j’avais eu un enfant un mois auparavant. Je l’ai allaitée car sa mère, trop faible, ne le pouvait pas… Je lui ai servi de mère quand elle devenue orpheline, alors qu’elle savait à peine dire “ maman ”. Mes cheveux ont blanchi et mon front s’est ridé, à force de la veiller lors de ses maladies… je lui ai fait ses vêtements d’épouse, je l’ai conduite au mariage… J’ai souri à ses espoirs maternels… j’ai pleuré avec elle sur son enfant, mort… J’ai recueilli tous les sourires et toutes les larmes de sa vie… Je lui ai donné tous les sourires et les réconforts de mon amour… et à présent elle se meurt et elle ne m’a pas près d’elle… »
La vieille femme fait de la peine à voir. Jésus lui fait une caresse, mais cela ne sert à rien.
« Ecoute, mère, as-tu la foi ?
– En toi ? Oui.
– En Dieu, femme. Peux-tu croire que Dieu peut tout ?
– Je le crois, et je crois que toi, son Messie, tu le peux. On parle déjà en ville de ta puissance ! Il y a quelque temps, cet homme (elle désigne Philippe) a parlé de tes miracles près de la synagogue. Et Jonathas lui a demandé : “ Où est le Messie ? ” et il lui a répondu : “ Je ne sais pas. ” Jonathas m’a dit alors : “ S’il était ici, je te le jure, elle guérirait. ” Mais tu n’étais pas ici… et il est parti avec elle… et maintenant elle va mourir…
– Non. Aie foi ! Dis-moi vraiment ce que tu as dans le cœur. Peux-tu croire qu’elle ne mourra pas, grâce à ta foi ?
– Grâce à ma foi ? Oh, si tu la veux, la voilà. Prends aussi ma vie, ma vieille vie… il me suffit de la voir guérie.
– Je suis la Vie. Je donne la vie et pas la mort. Tu lui as donné la vie autrefois avec le lait de ton sein, et c’était une pauvre vie qui pouvait finir. Maintenant, par ta foi, donne-lui une vie sans fin. Souris, mère.
– Mais elle n’est pas ici… »
La vieille femme est partagée entre l’espoir et la crainte.
« Elle est absente mais tu es ici…
– Aie foi. Ecoute. Je vais maintenant à Nazareth pour quelques jours. Là aussi j’ai des amis malades… Puis j’irai au Liban. Si Jonathas revient dans les six jours, envoie-le à Nazareth chez Jésus, fils de Joseph. S’il ne vient pas, c’est moi qui irai le voir.
– Comment le trouveras-tu ?
– L’archange de Tobie me guidera. Quant à toi, fortifie-toi dans la foi. Je ne te demande que cela. Ne pleure plus, mère. »
La vieille, au contraire, pleure plus fortement. Elle est aux pieds de Jésus et pose sa tête sur les genoux divins, baisant la main bénie qu’elle mouille de ses larmes.
Jésus, de l’autre main, lui fait une caresse et, comme les autres serviteurs la réprimandent de continuer à pleurer, il dit :
« Laissez-la faire. Maintenant ce sont des pleurs de soulagement. Cela lui fait du bien. Etes-vous tous contents que votre maîtresse puisse recouvrer la santé ?
– Ah, elle est si bonne ! Une telle maîtresse est une amie, et on l’aime. Nous l’aimons. Tu peux en être sûr.
– Je le lis dans vos cœurs. Vous aussi, soyez meilleurs. Je pars. Je ne puis attendre. La barque est là. Je vous bénis.
– Reviens, Maître, reviens encore !
– Je reviendrai souvent. Adieu. Que la paix soit sur cette maison et sur vous tous. »
Jésus sort avec ses disciples, accompagné des serviteurs qui l’acclament.
99.5 « Tu es plus connu ici qu’à Nazareth, observe tristement son cousin Jacques.
– Cette maison est préparée par quelqu’un qui a eu foi dans le Messie. Pour Nazareth, je suis le menuisier… Rien de plus.
– Et… et nous, nous n’avons pas la force de te prêcher pour ce que tu es…
– Vous ne l’avez pas ?
– Non, mon cousin, nous n’avons pas l’héroïsme de tes bergers…
– Tu le crois, Jacques ? »
Jésus regarde en souriant son cousin qui ressemble tellement à son père putatif dont il a les yeux et les cheveux châtains, et le visage légèrement brun, tandis que Jude a un visage pâle encadré dans une barbe très noire et des cheveux frisés, avec des yeux d’un bleu qui tire sur le violet et qui rappellent vaguement ceux de Jésus.
« Eh bien, je te dis que tu ne te connais pas. Jude et toi, vous êtes deux forts. »
Les cousins hochent la tête.
« Vous verrez que je ne me trompe pas.
– Nous allons vraiment à Nazareth ?
– Oui. Je veux parler à ma Mère et… et faire quelque chose d’autre. Que celui qui veut venir vienne. »
Tous le désirent. Les plus contents sont les cousins :
« C’est pour nos parents, comprends-tu ?
– Je comprends. Nous passerons par Cana et puis nous irons là-bas.
– Par Cana ? Alors, nous irons chez Suzanne. Elle nous donnera des œufs et des fruits pour notre père, Jacques.
– Et sûrement aussi de son bon miel. Il l’aime tant !
– Et puis ça le nourrira.
– Pauvre père ! Il souffre tant ! C’est comme une plante déracinée, qui sent que la vie lui échappe… et il ne voudrait pas mourir… »
Jacques regarde Jésus en une muette prière… Mais Jésus ne paraît pas le voir.
« Joseph aussi a eu une mort douloureuse, n’est-ce pas ?
– Oui, répond Jésus. Mais il souffrait moins car il était résigné.
– Et puis, il t’avait, toi.
– Alphée aussi pourrait m’avoir… »
Les cousins soupirent, affligés, et tout se termine.