Jésus disait encore aux disciples : « Un homme riche avait un gérant qui lui fut dénoncé comme dilapidant ses biens. Il le convoqua et lui dit : “Qu’est-ce que j’apprends à ton sujet ? Rends-moi les comptes de ta gestion, car tu ne peux plus être mon gérant.” Le gérant se dit en lui-même : “Que vais-je faire, puisque mon maître me retire la gestion ? Travailler la terre ? Je n’en ai pas la force. Mendier ? J’aurais honte. Je sais ce que je vais faire, pour qu’une fois renvoyé de ma gérance, des gens m’accueillent chez eux.” Il fit alors venir, un par un, ceux qui avaient des dettes envers son maître. Il demanda au premier : “Combien dois-tu à mon maître ?” Il répondit : “Cent barils d’huile.” Le gérant lui dit : “Voici ton reçu ; vite, assieds-toi et écris cinquante.” Puis il demanda à un autre : “Et toi, combien dois-tu ?” Il répondit : “Cent sacs de blé.” Le gérant lui dit : “Voici ton reçu, écris quatre-vingts.” Le maître fit l’éloge de ce gérant malhonnête car il avait agi avec habileté ; en effet, les fils de ce monde sont plus habiles entre eux que les fils de la lumière. Eh bien moi, je vous le dis : Faites-vous des amis avec l’argent malhonnête, afin que, le jour où il ne sera plus là, ces amis vous accueillent dans les demeures éternelles.
Celui qui est digne de confiance dans la moindre chose est digne de confiance aussi dans une grande. Celui qui est malhonnête dans la moindre chose est malhonnête aussi dans une grande. Si donc vous n’avez pas été dignes de confiance pour l’argent malhonnête, qui vous confiera le bien véritable ? Et si, pour ce qui est à autrui, vous n’avez pas été dignes de confiance, ce qui vous revient, qui vous le donnera ? Aucun domestique ne peut servir deux maîtres : ou bien il haïra l’un et aimera l’autre, ou bien il s’attachera à l’un et méprisera l’autre. Vous ne pouvez pas servir à la fois Dieu et l’argent. »
Quand ils entendaient tout cela, les pharisiens, eux qui aimaient l’argent, tournaient Jésus en dérision. Il leur dit alors : « Vous, vous êtes de ceux qui se font passer pour justes aux yeux des gens, mais Dieu connaît vos cœurs ; en effet, ce qui est prestigieux pour les gens est une chose abominable aux yeux de Dieu.
La Loi et les Prophètes vont jusqu’à Jean le Baptiste ; depuis lors, le royaume de Dieu est annoncé, et chacun met toute sa force pour y entrer. Il est plus facile au ciel et à la terre de disparaître qu’à un seul petit trait de la Loi de tomber. Tout homme qui renvoie sa femme et en épouse une autre commet un adultère ; et celui qui épouse une femme renvoyée par son mari commet un adultère.
381.1 Une grande foule attend le Maître, éparpillée tout en bas des flancs d’un mont presque isolé. Il émerge d’un carrefour de vallées qui l’entourent et d’où ses pentes surgissent, ou plutôt bondissent, escarpées, abruptes, quelquefois vraiment à pic. Pour arriver au sommet, un raidillon taillé dans la roche calcaire érafle à certains endroits les parois en faisant des lacets et se trouve parfois pris entre la rampe de la montagne et un précipice. Ce sentier rocailleux, d’une couleur jaunâtre qui tire sur le rouge, a l’air d’un ruban jeté dans la verdure poussiéreuse de buissons bas et épineux. Je dirais que les feuilles sont elles-mêmes des piquants qui recouvrent les pentes arides et pierreuses, fleurissant çà et là en une fleur vivace rouge-violet semblable à un panache ou à un flocon de soie arraché aux vêtements de quelque malheureux passé par cette ronceraie. Ce revêtement tourmenté fait de pointes épineuses, d’un vert glauque, triste comme s’il était couvert d’une cendre impalpable, se répand par bandes jusqu’au pied de la montagne et sur le plateau entre ce mont et d’autres monts, tant au nord-ouest qu’au sud-est, alternant avec les premiers emplacements où il y a de l’herbe véritable et de véritables arbustes qui ne soient pas torture et inutilité.
Les gens sont cantonnés là, attendant patiemment la venue du Seigneur. Ce doit être le lendemain du discours aux apôtres, car la matinée est fraîche et la rosée n’est pas encore évaporée sur toutes les plantes. C’est surtout le cas à l’ombre, où elle embellit épines et feuilles, et change en gouttes de diamant les étranges fleurs des arbustes épineux. C’est certainement l’heure de beauté de cette triste montagne : aux autres heures, sous le soleil impitoyable ou dans les nuits de lune, elle doit avoir l’aspect horrible d’un lieu d’expiation infernale.
A l’est, on aperçoit une riche et grande ville dans une plaine très fertile. On ne voit pas autre chose de cette côte encore basse où se trouvent les pèlerins, mais au sommet l’œil doit jouir d’une vue incomparable sur les régions voisines. Je crois que l’altitude de la montagne doit permettre à l’horizon de s’étendre jusqu’à la Mer Morte et aux régions à l’est, comme aussi jusqu’aux chaînes de la Samarie et à celles qui cachent Jérusalem, mais je ne suis pas montée au sommet, donc…
Les apôtres circulent dans la foule et essaient de la tenir tranquille, en bon ordre, et de placer les malades aux meilleurs endroits. Ils sont aidés par des disciples, peut-être ceux qui travaillent dans la région et qui avaient conduit près de la frontière de la Judée les pèlerins désireux d’entendre le Maître.
381.2 Jésus apparaît tout à coup, portant un vêtement de lin blanc, et enveloppé de son manteau rouge pour concilier la chaleur des heures ensoleillées avec la fraîcheur des nuits qui ne sont pas encore des nuits d’été. Il regarde, sans être vu, les gens qui l’attendent et sourit. Il semble arriver par derrière le mont de faible altitude qui est à l’ouest, et il descend rapidement par le sentier difficile.
C’est un enfant qui l’aperçoit le premier. Peut-être a-t-il suivi un vol d’oiseaux qui se sont envolés des buissons, effrayés par une pierre qui a roulé d’en haut, ou peut-être Jésus a-t-il attiré son regard. A sa vue, il crie en sautant sur ses pieds :
« Le Seigneur ! »
Tous se retournent et voient Jésus qui est maintenant à peu de distance, deux cents mètres au maximum. Ils s’apprêtent à courir vers lui, mais il fait un geste et de sa voix qui arrive nettement, peut-être renforcée par l’écho de la montagne, il dit :
« Restez là où vous êtes. »
Et, toujours souriant, il descend vers ceux qui l’attendent, en s’arrêtant au point le plus élevé du plateau. De là, il salue :
« Paix à tous ! »
Puis, avec un sourire particulier, il répète cette salutation aux apôtres et aux disciples qui se serrent autour de lui.
Jésus est d’une beauté radieuse. Avec le soleil qui éclaire son visage et la pente verdâtre de la montagne derrière lui, on dirait une vision de rêve. Les heures passées dans la solitude, quelques faits ignorés de nous, peut-être un débordement sur lui des caresses du Père, je ne sais quoi, accentuent sa beauté toujours parfaite, la rendent glorieuse et imposante, paisible, sereine, je dirais même joyeuse. Il fait penser à un homme qui revient d’un rendez-vous d’amour et en porte avec lui la gaieté dans tout son aspect, dans son sourire, dans son regard. Ici, le reflet de cette rencontre d’amour, qui est divine, se communique à l’extérieur. C’est mille fois ce qu’on voit après le rendez-vous d’un pauvre amour humain. C’est une vision fulgurante. Elle subjugue l’assistance : frappés d’admiration, ils le contemplent en silence, comme s’ils étaient intimidés par l’intuition d’un mystère d’union du Très-Haut avec son Verbe… C’est un secret, une heure surnaturelle d’amour entre le Père et le Fils. Personne ne la connaîtra jamais. Mais le Fils en conserve l’empreinte comme si, après avoir été le Verbe du Père tel qu’il est au Ciel, il avait du mal à redevenir le Fils de l’homme. L’infini, la sublimité a du mal à redevenir “ l’Homme ”. La divinité déborde, explose, irradie de l’humanité comme une huile suave d’un vase d’argile poreux ou la lumière venant d’une fournaise à travers un voile de verre translucide.
Jésus baisse ses yeux rayonnants, incline son visage bienheureux, cache son prodigieux sourire en se penchant sur les malades qu’il caresse et guérit, et qui regardent avec étonnement ce visage de soleil et d’amour penché sur leur misère pour leur donner de la joie. Mais il doit enfin lever la tête et montrer aux foules ce qu’est le visage du Pacifique, du Saint, du Dieu fait chair, encore tout enveloppé de la luminosité laissée par l’extase. Il répète :
« Paix à vous. »
Même sa voix est plus musicale que d’ordinaire, elle fait entendre des notes douces et triomphales… Puissante, elle se répand sur les auditeurs muets, recherche les cœurs, les caresse, les touche, les convie à l’amour.
Une bande de pharisiens, secs et revêches, plus épineux et hostiles que la montagne elle-même, se tient debout dans un coin comme des statues de l’incompréhension et de la hargne. Un autre groupe, habillé de blanc, s’est placé de côté et écoute du haut d’un talus : j’entends Barthélemy et Judas indiquer qu’il s’agit d’esséniens et Pierre murmurer :
« Cela fait un poulailler d’éperviers en plus ! »
Ces deux groupes exceptés, tout le monde est fort ému.
« Oh ! laisse-les faire. Le Verbe est pour tous ! » dit Jésus à son Pierre avec un sourire, en faisant allusion aux esséniens.
381.3 Puis il se met à parler.
« Ce serait beau si l’homme était parfait comme le veut le Père des Cieux : parfait dans toutes ses pensées, ses affections, ses actes. Mais l’homme ne sait pas l’être. Il utilise mal les dons de Dieu, qui a accordé à l’homme la liberté d’agir, mais en lui demandant de faire ce qui est bien, en lui conseillant ce qui est irréprochable pour que l’homme ne puisse pas dire : “ Je ne savais pas. ”
Comment l’homme se sert-il de la liberté que Dieu lui a accordée ? Comme le ferait un enfant pour la plus grande partie de l’humanité, et comme un inconscient, ou comme un criminel pour le reste de l’humanité. Mais ensuite vient la mort, et l’homme est soumis au Juge qui lui demandera sévèrement : “ Comment as-tu usé et abusé de ce que je t’ai donné ? ” Terrible question ! les biens de la terre, pour lesquels si souvent l’homme se rend pécheur, paraîtront alors moins que rien ! Pauvre d’une indigence éternelle, dépouillé d’un vêtement que rien ne peut remplacer, il se tiendra humilié et tremblant devant la Majesté du Seigneur, et il ne trouvera pas de mot pour se justifier. Car s’il est aisé, sur terre, de se justifier en trompant les pauvres hommes, au Ciel, c’est impossible. On ne peut tromper Dieu. Et Dieu ne s’abaisse pas à des compromis. Jamais.
Dans ce cas, comment être sauvé ? Comment faire pour que tout serve au salut, même ce qui est venu de la Corruption ? C’est elle qui a appris à voir des instruments de richesse dans les métaux précieux et les joyaux, et qui a allumé les désirs de puissance et les appétits charnels. L’homme, riche ou pauvre, pourra-t-il jamais être sauvé, lui qui, si pauvre qu’il soit, peut toujours pécher en désirant immodérément l’or, les honneurs et les femmes, et devient même parfois voleur pour obtenir ce que le riche possédait ? Si, il le peut. Et comment ? En faisant servir l’abondance au Bien, en faisant servir la misère au Bien. Le pauvre qui n’envie pas, qui n’insulte pas, qui ne porte pas atteinte à ce qui appartient à autrui, mais se contente de ce qu’il a, utilise son humble état pour obtenir sa future sainteté. En vérité, la plupart des pauvres savent agir ainsi. Les riches y arrivent moins souvent, car pour eux la richesse est un piège continuel de Satan, de la triple concupiscence.
381.4 Mais écoutez une parabole, et vous verrez que les riches eux aussi peuvent être sauvés en dépit de leur fortune, ou réparer leurs erreurs passées en faisant bon usage de leurs biens, même s’ils ont été mal acquis. Car Dieu, le Très-Bon, laisse toujours à ses enfants de nombreux moyens de se sauver.
Il y avait donc un riche qui avait un intendant. Certains, qui étaient ses ennemis parce qu’ils enviaient sa bonne situation, ou bien très amis du riche et par conséquent soucieux de son bien-être, accusèrent l’intendant devant son maître.
“ Il dissipe tes biens. Il se les approprie, ou bien il néglige de les faire fructifier. Fais attention ! Défends-toi ! ”
Après avoir entendu ces accusations réitérées, le riche ordonna à l’intendant de comparaître devant lui. Il lui dit :
“ On m’a rapporté à ton sujet telle et telle chose. Pourquoi donc as-tu agi de cette façon ? Rends-moi compte de ta gestion, car je ne te permets plus de t’en occuper. Je ne puis me fier à toi, et je ne peux donner un exemple d’injustice et de laisser-faire qui encouragerait mes autres serviteurs à agir comme tu l’as fait. Va et reviens demain avec toutes les écritures, pour que je les examine afin de me rendre compte de l’état de mes biens avant de les confier à un nouvel intendant. ”
Et il renvoya l’homme, qui partit, très soucieux, et qui réfléchit :
“ Que vais-je faire, maintenant que le maître me retire ma charge ? Je n’ai pas d’économies parce que, persuadé comme je l’étais de me tirer d’affaire, je dépensais tout ce que je prenais. M’embaucher comme paysan sous l’autorité d’un maître, c’est inenvisageable pour moi, car je ne suis plus habitué au travail et la bonne chère m’a alourdi. Demander l’aumône, cela me va encore moins. C’est trop humiliant ! Que faire ? ”
En réfléchissant longuement, il trouva un moyen de sortir de sa pénible situation. Il dit :
“ J’ai trouvé ! De la même façon que je me suis assuré jusqu’à présent une existence confortable, désormais je vais m’assurer des amis qui me recevront par reconnaissance lorsque je n’aurai plus l’intendance. Celui qui rend service a toujours des amis. Allons donc rendre service, pour qu’on en fasse autant à mon égard, et allons-y tout de suite, avant que la nouvelle ne se répande et qu’il ne soit trop tard. ”
Il alla trouver plusieurs débiteurs de son maître, et dit au premier :
“ Combien dois-tu à mon maître pour la somme qu’il t’a prêtée il y a trois ans, au printemps ? ”
L’autre répondit :
“ Cent barils d’huile pour la somme et les intérêts. ”
“ Oh ! mon pauvre ! Toi qui as tant d’enfants, dont certains sont malades, devoir verser un tel montant ? Mais ne t’a-t-il pas prêté la valeur de trente barils ? ”
“ Si. Mais j’étais dans un besoin pressant, et il m’a dit : ‘ Je te le prête, mais à condition que tu me rembourses ce que cette somme te rapportera en trois ans. ’ Elle m’a rapporté une valeur de cent barils, et je dois les lui verser. ”
“ Mais c’est un usurier ! Non, non. Lui, il est riche et tu as à peine de quoi manger. Il a peu de famille, et toi une famille nombreuse. Ecris que cela t’a rapporté cinquante barils et n’y pense plus. Je jurerai que c’est vrai, et tu en profiteras. ”
“ Mais tu ne me trahiras pas ? S’il vient à savoir ? ”
“ Penses-tu ! C’est moi l’intendant, et ce que je jure est sacré. Fais ce je te conseille, et sois heureux. ”
L’homme écrivit, signa et dit :
“ Sois béni ! Mon ami et mon sauveur ! Comment t’en récompenser ? ”
“ Mais en aucune façon ! Néanmoins, si à cause de toi je devais souffrir et être chassé, m’accueillerais-tu par reconnaissance ? ”
“ Mais bien sûr ! Bien sûr ! Tu peux y compter. ”
L’intendant alla trouver un autre débiteur auquel il tint à peu près le même langage. Celui-ci devait rendre cent boisseaux de blé car pendant trois années la sécheresse avait détruit ses récoltes, et il avait dû emprunter au riche pour nourrir sa famille.
“ Mais tu n’y penses pas : rendre le double de ce qu’il t’a prêté ! Refuser du blé ! Exiger le double de quelqu’un qui a faim et qui a des enfants, alors que les vers attaquent ses réserves trop abondantes ! Ecris quatre-vingts. ”
“ Mais s’il se souvient qu’il m’en a donné vingt, puis vingt, puis encore dix ? ”
“ Mais de quoi veux-tu qu’il se souvienne ? C’est moi qui te les ai prêtés, or moi je ne veux pas m’en souvenir. Fais ainsi, et tire-toi d’affaire. Il faut de la justice entre pauvres et riches ! Pour moi, si j’étais le patron, je n’en réclamerais que cinquante, et je t’en ferais peut-être même cadeau. ”
“ Tu es bon. Si tout le monde était comme toi ! Souviens-toi que ma maison est pour toi une maison amie. ”
L’intendant alla chez les autres avec la même méthode, se déclarant prêt à souffrir pour remettre les choses en place avec justice. Cela lui valut une pluie de promesses d’aides et de bénédictions.
381.5 Rassuré sur son avenir, il alla tranquillement trouver son maître qui, de son côté, avait filé l’intendant et découvert son petit jeu. Il le loua pourtant :
“ Ta manière d’agir n’est pas bonne, et je ne l’approuve pas. Mais je loue ton habileté. En vérité, en vérité, les enfants du siècle sont plus avisés que ceux de la Lumière. ”
Ces mots du riche, je vous les dis moi aussi :
“ La fraude n’est pas belle, et je n’approuverai jamais personne de s’y livrer. Mais je vous exhorte à être au moins comme les enfants du siècle, habiles à utiliser les moyens du siècle, pour les faire servir de monnaie pour entrer dans le Royaume de la Lumière. ” Pour le dire autrement : faites-vous des amis avec les richesses terrestres, ces moyens injustement répartis et employés à l’acquisition d’un bien-être passager, sans valeur dans le Royaume éternel : ces amis vous en ouvriront les portes. Faites du bien avec les moyens dont vous disposez, restituez ce que vous ou d’autres de votre famille ont pris indûment, libérez-vous de votre attachement maladif et coupable aux richesses. Tout cela sera comme des amis qui, à l’heure de votre mort, vous ouvriront les portes éternelles et vous recevront dans les demeures bienheureuses.
Comment pouvez-vous exiger que Dieu vous donne ses richesses paradisiaques, s’il voit que vous ne savez pas faire bon usage même des biens terrestres ? Voulez-vous — par quelque supposition impossible — qu’il admette dans la Jérusalem céleste des éléments dissipateurs ? Non, jamais. Là-haut, on vivra dans la charité, la générosité et la justice. Tous pour Un et tous pour tous. La communion des saints est une société active et honnête, c’est une société sainte. Et il n’y a personne qui puisse y entrer, s’il s’est montré injuste et infidèle.
Ne dites pas : “ Là-haut, nous serons fidèles et justes, car là-haut nous aurons tout sans crainte d’aucune sorte. ” Non. Qui est infidèle en peu de chose serait infidèle même s’il possédait le Tout, et qui est injuste dans les petites occasions le sera dans les grandes. Dieu ne confie pas ses vraies richesses à celui qui, dans l’épreuve terrestre, montre qu’il ne sait pas utiliser les biens terrestres. Comment pourrait-il vous donner un jour au Ciel la mission de soutenir vos frères sur la terre, quand vous avez montré que vous ne savez que soutirer et frauder ou conserver avidement ? Il vous refusera donc votre trésor, celui qu’il vous avait réservé, pour le donner à ceux qui ont su être avisés sur la terre, en faisant servir à des œuvres justes et saines ce qui est injuste et malsain.
Personne ne peut servir deux maîtres. Car il sera du parti de l’un ou de l’autre, et il haïra l’un ou l’autre. Les deux maîtres que l’homme peut choisir sont Dieu ou Mammon. Mais si vous voulez appartenir au premier, vous ne pouvez revêtir les uniformes, écouter la voix, employer les moyens du second. »
381.6 Une voix s’élève du groupe des esséniens :
« L’homme n’est pas libre de choisir. Il est obligé de suivre sa destinée. Nous ne disons pas qu’elle est distribuée sans sagesse. Au contraire, la Pensée parfaite a établi, pour un dessein parfait qu’elle a fixé, le nombre de ceux qui seront dignes des Cieux. C’est en vain que les autres s’efforceront d’y arriver. C’est ainsi. Il ne peut en être autrement. Quelqu’un qui sort de sa maison peut trouver la mort à cause d’une pierre qui se détache de la corniche, alors qu’un autre, au plus fort d’une bataille, peut s’en tirer sans la moindre égratignure ; de la même façon, celui qui veut se sauver alors que cela n’est pas écrit, ne fera que pécher même sans le savoir, parce que sa damnation est préétablie.
– Non, homme. Il n’en est pas ainsi, détrompe-toi. Avec de telles idées, tu fais une grave injure au Seigneur.
– Pourquoi ? Démontre-le-moi et je changerai d’avis.
– Parce que, en disant cela, tu admets mentalement que Dieu est injuste envers ses créatures. Il les a créées de la même façon et avec un même amour. Il est Père, parfait dans sa paternité comme en tout autre attribut. Comment donc pourrait-il faire des différences, et maudire un homme à peine conçu, alors qu’il n’est qu’un embryon innocent ? Dès ce moment où il est incapable de pécher ?
– Pour se venger de l’offense qu’il a subie de l’homme.
– Non. Dieu ne se venge pas ainsi ! Il ne se contenterait pas d’un misérable sacrifice tel que celui-là, d’un sacrifice injuste, imposé. L’offense faite à Dieu ne peut être levée que par Dieu fait Homme. C’est lui qui expiera, non pas tel ou tel homme. Ah ! s’il avait été possible que je doive effacer la faute originelle seulement ! Si la terre n’avait pas eu de Caïn, pas de Lamech, pas de sodomite corrompu, pas d’homicide, de voleur, de fornicateur, d’adultère, de blasphémateur, pas d’enfants sans amour pour leurs parents, pas de parjures, et ainsi de suite ! Or ce n’est pas Dieu qui est l’auteur de chacun de ces péchés, mais l’homme qui en est coupable. Dieu a laissé à ses enfants la liberté de choisir le bien ou le mal.
– Il n’a pas bien agi » crie un scribe. « Il nous a tentés au-delà de nos forces. Bien qu’il nous sache faibles, ignorants, contaminés, il nous a exposés à la tentation. C’est de l’imprudence ou de la méchanceté. Toi, qui es juste, tu dois convenir que je dis une vérité.
– Tu dis un mensonge pour me tenter. Dieu avait donné à Adam et à Eve tous les conseils, et à quoi ont-ils servi ?
– Il a mal agi à ce moment-là aussi. Il ne devait pas mettre l’arbre, la tentation, dans le Jardin.
– Dans ce cas, où serait le mérite de l’homme ?
– Il pouvait s’en passer et vivre sans mérite personnel et par le seul mérite de Dieu.
– Eux, ils veulent te tenter, Maître. Laisse tomber ces serpents, et écoute-nous, nous qui vivons dans la continence et la méditation, crie encore l’essénien.
– Oui, vous vivez ainsi, mais mal. Pourquoi ne pas le faire saintement ? »
381.7 Sans répondre à cette question, l’homme demande :
« Tu m’as donné une raison valable sur le libre-arbitre, et je la méditerai sans préventions, en espérant pouvoir l’accepter. Mais dis-moi maintenant : crois-tu réellement à une résurrection de la chair et à une vie des âmes qu’elle viendra compléter ?
– Veux-tu que Dieu mette fin ainsi à la vie de l’homme ?
– Mais l’âme… puisque la récompense la rendra bienheureuse, à quoi sert de faire ressusciter la matière ? Cela augmentera-t-il la joie des saints ?
– Rien n’augmentera la joie qu’un saint aura quand il possédera Dieu. Ou plutôt un seul fait l’augmentera le Dernier Jour : celui de savoir que le péché n’existe plus. Mais ne te paraît-il pas juste que, comme en ce jour chair et âme ont été unies dans la lutte pour posséder le Ciel, au Jour de l’éternité chair et âme soient réunies pour bénéficier de la récompense ? N’en es-tu pas persuadé ? Alors pourquoi vis-tu dans la continence et la méditation ?
– Pour… pour être davantage homme, seigneur au-dessus des autres animaux qui obéissent à leurs instincts effrénés, et pour être supérieur à la plupart des hommes qui sont salis d’animalité, même s’ils étalent phylactères et franges, houppettes et larges vêtements et prétendent être des “ séparés ”. »
Anathème ! Les pharisiens ont reçu de plein fouet la flèche qui provoque dans la foule des murmures d’approbation. Ils se contorsionnent et hurlent comme des possédés.
« Il nous insulte, Maître ! Tu connais notre sainteté. Défends-nous » crient-ils en gesticulant.
Jésus répond :
« Lui aussi connaît votre hypocrisie. Les vêtements n’ont rien à voir avec la sainteté. Méritez d’être loués, et je pourrai parler. Mais à toi, essénien, je réponds que tu te sacrifies pour trop peu de chose. Pourquoi ? Pour qui ? Pour combien de temps ? Pour une louange humaine ! Pour un corps mortel ! Pour un temps rapide comme le vol d’un faucon ! Elève ton sacrifice. Crois au vrai Dieu, à la bienheureuse résurrection, à la volonté libre de l’homme. Vis en ascète, mais pour ces raisons surnaturelles. Et avec ta chair ressuscitée, tu jouiras de l’éternelle joie.
– C’est trop tard ! Je suis vieux ! J’ai peut-être gâché ma vie en restant dans une secte qui fait erreur… Elle est finie !…
– Non. Rien n’est jamais fini pour celui qui veut le bien ! 381.8 Ecoutez, vous tous qui êtes pécheurs, dans l’erreur, quel que soit votre passé : repentez-vous, venez à la Miséricorde. Elle vous ouvre les bras. Elle vous montre le chemin. Je suis la source pure, la source de vie. Rejetez ce qui vous a dévoyés jusqu’ici ! Venez nus au bain. Revêtez-vous de lumière. Naissez de nouveau. Avez-vous dérobé, comme des voleurs sur les routes, ou en grands seigneurs astucieusement dans les commerces et les administrations ? Venez. Avez-vous eu des vices ou des passions impures ? Venez. Avez-vous été oppresseurs ? Venez. Venez. Repentez-vous. Venez à l’amour et à la paix. Permettez à l’amour de Dieu de se déverser sur vous. Soulagez cet amour angoissé par votre résistance, votre peur, vos hésitations. Je vous en prie, au nom de mon Père et du vôtre. Venez à la Vie et à la Vérité et vous obtiendrez la vie éternelle. »
Un homme crie du milieu de la foule :
« Moi, je suis riche et pécheur. Que dois-je faire pour venir ?
– Renonce à tout pour l’amour de Dieu et de ton âme. »
Les pharisiens murmurent contre Jésus et le traitent avec mépris de “ marchand d’illusions et d’hérésies ”, de “ pécheur qui fait semblant d’être saint ”, et ils lui font remarquer que les hérétiques restent toujours hérétiques, et que c’est le cas des esséniens. Ils prétendent que les conversions subites ne sont qu’exaltation momentanée, que l’impur le sera toujours et que, de même, le voleur et l’homicide resteront ce qu'ils sont. Et ils mettent le point final en disant qu’eux seuls, qui vivent dans une sainteté parfaite, ont droit au Ciel et à la prédication.
381.9 « C’était un jour heureux. Une semence de sainteté tombait dans les cœurs. Mon amour, nourri par le baiser de Dieu, donnait la vie aux semences. Le Fils de l’homme était heureux de sanctifier… Vous m’avez gâché ma journée. Mais peu importe. Moi, je vous dis — et si je ne suis pas doux, vous en serez les seuls responsables — je vous dis que vous êtes de ceux qui se prétendent justes, ou essaient de le faire croire en présence des hommes, mais vous n’êtes pas justes. Dieu connaît votre cœur. Ce qui est glorieux aux yeux des hommes est abominable au regard de l’immensité et de la perfection de Dieu. Vous citez l’ancienne Loi. Dans ce cas, pourquoi ne la vivez-vous pas ? Vous la modifiez à votre avantage, en la grevant de poids qui vous arrangent. Pourquoi donc ne me permettez-vous pas de l’alléger au profit de ces petits, en en supprimant toutes les houppettes et les lourdes complications inutiles, ces préceptes que vous avez établis en si grand nombre que l’essentiel de la Loi disparaît sous eux et meurt étouffé ? Moi, j’ai pitié de ces foules, de ces âmes qui cherchent un soulagement dans la religion et y trouvent un nœud coulant, qui cherchent l’amour et trouvent la terreur…
Non. Venez, les petits d’Israël. La Loi est amour ! Dieu est amour ! C’est ainsi que je parle à ceux que vous avez effrayés. La Loi sévère et les prophètes menaçants qui m’ont annoncé, mais sans parvenir à écarter le péché malgré les cris de leurs prophéties angoissantes, s’arrêtent à Jean-Baptiste. Après lui vient le Royaume de Dieu, le Royaume de l’amour. Et je dis aux humbles : “ Entrez, il est pour vous. ” Que tous les hommes de bonne volonté s’efforcent d’y entrer. Mais pour ceux qui ne veulent pas courber la tête, se frapper la poitrine, reconnaître : “ J’ai péché ”, il n’y aura pas de Royaume. Il est dit : “ Circoncisez votre cœur, et ne raidissez plus votre nuque. ”
Cette terre a vu le prodige d’Elisée, qui a adouci les eaux amères en y jetant du sel. Et moi, est-ce que je ne jette pas le sel de la Sagesse dans vos cœurs ? Pourquoi donc êtes-vous inférieurs aux eaux et ne changez-vous pas spirituellement ? Imprégnez vos formules de mon sel, et elles auront une nouvelle saveur parce qu’elles rendront à la Loi sa force primitive. En vous, pour commencer, qui en avez le plus besoin. Vous dites que je change la Loi ? Non, ne mentez pas. Je rends à la Loi sa forme primitive que vous avez dénaturée. Car c’est une Loi qui durera autant que la terre ; le ciel et la terre passeront avant que ne disparaisse un seul de ses éléments ou de ses conseils. Et si vous la changez à votre gré, et si vous ergotez pour chercher des échappatoires à vos fautes, sachez que cela ne sert à rien. Cela ne sert pas, Samuel ! Cela ne sert à rien, Isaïe ! Il est toujours dit : “ Ne commets pas l’adultère. ” et je complète : “ Celui qui renvoie une épouse pour en prendre une autre est adultère, et celui qui épouse une femme répudiée par son mari est adultère, car seule la mort peut séparer ce que Dieu a uni. ”
Mais ces paroles dures s’adressent à des pécheurs impénitents. Quant à ceux qui ont péché mais s’affligent et se désolent de l’avoir fait, qu’ils sachent, qu’ils croient que Dieu est bonté, et qu’ils viennent à celui qui absout, pardonne et amène à la vie éternelle. Repartez avec cette certitude. Répandez-la dans les cœurs. Prêchez la miséricorde qui vous donne la paix, en vous bénissant au nom du Seigneur. »
381.10 Les gens s’éloignent lentement, soit à cause de l’étroitesse du sentier, soit à cause de l’attirance de Jésus. Mais ils s’en vont…
Les apôtres restent avec Jésus et, tout en parlant, ils se mettent en route. Ils cherchent de l’ombre en marchant près d’un petit bosquet de tamaris ébouriffés. Mais un essénien se trouve à l’intérieur. C’est celui qui a parlé avec Jésus. Il est en train de quitter ses vêtements blancs.
Pierre, qui est en avant, est stupéfait de voir que l’homme ne garde que ses culottes courtes. Il revient sur ses pas en courant, et dit :
« Maître ! Un fou ! Celui qui parlait avec toi, l’essénien. Il s’est mis nu, il pleure et soupire. Nous ne pouvons aller là. »
Mais l’homme maigre, barbu, qui est resté en caleçon avec ses sandales, sort déjà du bosquet et s’avance vers Jésus en pleurant et en se frappant la poitrine. Il se prosterne :
« Je suis un miraculé du cœur. Tu as guéri mon âme. J’obéis à ta parole. Je me revêts de lumière en quittant toute autre pensée qui me revêtait d’erreur. Je me sépare pour méditer le Dieu vrai, pour obtenir vie et résurrection. Cela suffit-il ? Donne-moi un nouveau nom, et indique-moi un endroit où je vivrai de toi et de tes paroles.
– Il est fou ! Nous ne saurions y vivre, nous qui en entendons tant ! Et lui… pour un seul discours… » se disent les apôtres.
Mais l’homme les entend :
« Vous voudriez mettre des bornes à Dieu ? Il m’a brisé le cœur pour donner la liberté à mon âme. Seigneur !… »
Il supplie Jésus en tendant les bras vers lui.
« Oui. Appelle-toi Elie et sois du feu. Cette montagne est remplie de cavernes. Vas-y, et quand tu sentiras la terre secouée par un terrible séisme, sors et cherche les serviteurs du Seigneur pour t’unir à eux. Tu seras revenu à la vie pour être serviteur toi aussi. Va. »
L’homme lui baise les pieds, se lève et s’éloigne.
« Mais il part nu ? demandent-ils, stupéfaits.
– Donnez-lui un manteau, un couteau, une mèche, un briquet et un pain. Il marchera aujourd’hui et demain, puis, là où nous avons séjourné, il se retirera pour prier, et Dieu pourvoira aux besoins de son fils. »
André et Jean courent le rejoindre au moment où il va disparaître à un détour.
Ils reviennent en disant :
« Il les a pris. Nous lui avons aussi indiqué l’endroit où nous étions. Quelle proie imprévue, Seigneur !
– Même sur les pierres, Dieu fait s’épanouir des fleurs. Même dans les déserts des cœurs, il fait lever pour mon réconfort des âmes de bonne volonté. Maintenant, allons vers Jéricho. Nous nous arrêterons dans quelque maison de campagne. »