Comme ils en parlaient encore, lui-même fut présent au milieu d’eux, et leur dit : « La paix soit avec vous ! » Saisis de frayeur et de crainte, ils croyaient voir un esprit. Jésus leur dit : « Pourquoi êtes-vous bouleversés ? Et pourquoi ces pensées qui surgissent dans votre cœur ? Voyez mes mains et mes pieds : c’est bien moi ! Touchez-moi, regardez : un esprit n’a pas de chair ni d’os comme vous constatez que j’en ai. » Après cette parole, il leur montra ses mains et ses pieds. Dans leur joie, ils n’osaient pas encore y croire, et restaient saisis d’étonnement. Jésus leur dit : « Avez-vous ici quelque chose à manger ? » Ils lui présentèrent une part de poisson grillé qu’il prit et mangea devant eux.
Afficher les autres textes bibliquesLe soir venu, en ce premier jour de la semaine, alors que les portes du lieu où se trouvaient les disciples étaient verrouillées par crainte des Juifs, Jésus vint, et il était là au milieu d’eux. Il leur dit : « La paix soit avec vous ! » Après cette parole, il leur montra ses mains et son côté. Les disciples furent remplis de joie en voyant le Seigneur. Jésus leur dit de nouveau : « La paix soit avec vous ! De même que le Père m’a envoyé, moi aussi, je vous envoie. » Ayant ainsi parlé, il souffla sur eux et il leur dit : « Recevez l’Esprit Saint. À qui vous remettrez ses péchés, ils seront remis ; à qui vous maintiendrez ses péchés, ils seront maintenus. »
627.1 Ils sont rassemblés au Cénacle. La soirée doit être bien avancée, car aucun bruit ne monte plus de la maison ni de la rue. Je pense que, fatigués par tant d’émotions, tous ceux qui sont venus dans la journée se sont retirés chez eux pour la nuit.
En revanche, les dix apôtres, après un repas de poissons — il en reste quelques-uns sur un plateau posé sur la crédence —, conversent à la lumière d’une seule flamme du candélabre le plus proche de la table, autour de laquelle ils sont restés assis. En fait de conversations, elles tiennent davantage du monologue : chacun semble se parler à lui-même plutôt qu’à son compagnon. Et les autres le laissent dire, quitte à intervenir à leur tour sur un tout autre thème. Pourtant ces “ conversations ” décousues, qui me donnent l’impression d’être les rayons d’une roue démontée, tournent autour d’un seul sujet qui est au centre de ce fouillis : c’est Jésus.
627.2 « Je ne voudrais pas que Lazare ait mal entendu et que les femmes aient mieux compris que lui… déclare Jude.
– A quelle heure la Romaine dit-elle l’avoir vu ? » demande Matthieu.
Personne ne lui répond.
« Demain, je vais à Capharnaüm, annonce André.
– Quelle merveille ! Agir de telle façon que c’est le moment précis où sort la litière de Claudia ! lance Barthélemy.
– Nous avons mal fait, Pierre, de nous éloigner aussitôt, ce matin… Si nous étions restés, nous l’aurions vu comme Marie-Madeleine, soupire Jean.
– Moi, je ne comprends pas comment il peut être à Emmaüs et en même temps au palais. Et apparaître ici, chez sa Mère, chez Marie-Madeleine et chez Jeanne à la fois… intervient Jacques, fils de Zébédée.
– Il ne viendra pas. Je n’ai pas suffisamment pleuré pour le mériter… Il a raison. Je suis certain qu’il me fait attendre pendant trois jours à cause de mes trois reniements. Comment ai-je donc pu faire cela ?
– Lazare était complètement transfiguré ! On aurait dit un soleil, je peux vous l’assurer. Je pense qu’il lui est arrivé la même chose qu’à Moïse après avoir vu Dieu. Et aussitôt n’est-ce pas, vous qui étiez là ? aussitôt après avoir offert sa vie ! » s’exclame Simon le Zélote.
Personne ne l’écoute.
627.3 Jacques, fils d’Alphée, se tourne vers Jean :
« Qu’a-t-il dit aux disciples d’Emmaüs ? Il me semble qu’il nous a excusés, non ? N’a-t-il pas déclaré que tout est arrivé à cause de notre erreur d’israélites sur la façon de comprendre son Royaume ? »
Jean ne l’écoute pas. Il se tourne pour regarder Philippe et parle en l’air… car il ne s’adresse pas à Philippe :
« Pour moi, il me suffit de savoir qu’il est ressuscité. Et puis… Et puis que mon amour soit toujours plus fort. Vous avez vu, hein ! Si vous regardez de près, c’est en proportion de l’amour que nous lui avons témoigné qu’il est allé rencontrer d’abord Marie, puis Marie-Madeleine, les enfants, ma mère et la tienne, enfin Lazare et Marthe… Quand à Marthe… Tu te souviens comment elle nous a fait sursauter quand elle a entonné à l’improviste ce psaume de David : “ Le Seigneur est mon berger : je ne manque de rien. Sur des prés d’herbe fraîche, il me fait reposer. Il me mène vers les eaux tranquilles et me fait revivre. ” Et ces paroles sont en relation avec ce qu’elle a dit : “ Il a appelé mon âme à lui. ” En effet, Marthe semble avoir retrouvé sa route… Auparvant, elle était égarée, elle, la courageuse ! Peut-être qu’en l’appelant il lui a indiqué l’endroit où il la veut. C’est même certain car, s’il lui a donné rendez-vous, il doit savoir où elle sera. Qu’aura-t-il voulu dire en parlant d’un “ accomplissement des noces ” ? »
Philippe, qui le regarde depuis un certain temps mais l’a laissé monologuer, gémit :
« Je ne saurai pas que lui dire s’il vient… Je me suis enfui… et je sens que je vais fuir. La première fois, c’était par peur des hommes. Maintenant, c’est par peur de lui.
– Tous racontent qu’il est très beau. Peut-il donc être plus beau qu’il ne l’était déjà ? se demande Barthélemy.
– Moi, je lui dirai : “ Tu m’as pardonné sans même me parler quand j’étais publicain. Pardonne-moi encore une fois par ton silence, car ma lâcheté ne mérite pas que tu t’adresses à moi ”, annonce Matthieu.
– Longinus rapporte qu’il s’est demandé : “ Dois-je lui demander de guérir ou de croire ” ? Mais son cœur a répondu : “ de croire ”, et alors la Voix a dit : “ Viens à moi ”, et il a senti en lui la volonté de croire et en même temps la guérison. Ce sont ses propres mots, affirme Jude.
– Personnellement, je soutiens que Lazare a été récompensé si vite, à cause de son offrande… J’ai dit, moi aussi : “ Ma vie pour ta gloire. ” Mais il n’est pas venu, soupire Simon le Zélote.
627.4 – Qu’en penses-tu, Simon ? Toi qui es cultivé, dis-moi : quels mots dois-je employer pour lui faire comprendre que je l’aime et que je lui demande pardon ? Et toi, Jean ? Tu as parlé beaucoup avec Marie, aide-moi. Par pitié, ne laisse pas seul le pauvre Pierre ! »
Jean est ému de compassion pour son compagnon humilié et il répond :
« Je lui dirais tout simplement : “ Je t’aime. ” L’amour inclut le désir du pardon et le repentir. Mais… je ne sais pas. Simon, quel est ton avis ? »
Simon le Zélote dit :
« – Je répéterais le cri des miraculés : “ Jésus, aie pitié de moi ! ” Je dirais : “ Jésus ” et c’est tout, car il est bien plus que le Fils de David !
– C’est bien ce que je pense, et ce qui me fait trembler. Oh ! je me cacherai la tête… Ce matin, je redoutais de le voir…
– Tu es néanmoins entré le premier. Mais n’aie donc pas peur. On dirait que tu ne le connais pas » lui dit Jean pour l’encourager.
627.5 La pièce s’illumine vivement comme par un éclair éblouissant. Les apôtres se cachent le visage, craignant que ce ne soit la foudre, mais ils n’entendent pas de bruit et relèvent la tête.
Jésus se tient au milieu de la pièce, près de la table. Il ouvre les bras en disant :
« La paix soit avec vous. »
Personne ne répond. Les uns sont plus pâles, d’autres plus rouges, ils le fixent tous, craintifs et émus, fascinés et en même temps un peu tentés de fuir.
Jésus fait un pas en avant avec un grand sourire.
« N’ayez donc pas peur ! C’est moi. Pourquoi êtes-vous si troublés ? Ne désiriez-vous pas me voir ? Ne vous avais-je pas fait dire que j’allais venir ? Ne vous l’avais-je pas annoncé dès le soir de la Pâque ? »
Personne n’ose parler. Déjà, Pierre pleure et Jean sourit, pendant que les deux cousins, les yeux brillants et remuant les lèvres sans réussir à parler, semblent être deux statues représentant le désir.
« Pourquoi avez-vous au fond du cœur des pensées si opposées entre le doute et la foi, entre l’amour et la crainte ? Pourquoi voulez-vous être encore chair, au lieu de voir, comprendre, juger, agir avec votre esprit uniquement ? Votre vieux moi n’a-t-il pas complètement brûlé sous la flamme de la douleur, pour faire place au nouveau moi d’une vie renouvelée ? 627.6 Je suis Jésus, votre Jésus ressuscité, comme il vous l’avait annoncé. Regardez : toi qui as vu mes blessures et vous qui ignorez ma torture, car ce que vous savez est bien différent de la connaissance exacte qu’en a Jean. Viens, toi, le premier. Tu es déjà tout à fait pur, si pur que tu peux me toucher sans crainte. L’amour, l’obéissance, la fidélité t’avaient déjà rendu pur. Mon sang, dont tu as été inondé quand tu m’as descendu de la croix, a fini de te purifier. Regarde : ce sont de vraies mains et de vraies blessures. Observe mes pieds. Tu vois la marque du clou ? Oui, c’est vraiment moi et non pas un fantôme. Touchez-moi. Les spectres n’ont pas de corps. Moi, j’ai une vraie chair sur un vrai squelette. »
Il pose sa main sur la tête de Jean qui a osé s’approcher de lui :
« Tu sens ? Elle est chaude et lourde. » Il lui souffle sur le visage : « Et ceci, c’est ma respiration.
– Oh ! mon Seigneur ! »
Ce n’est pas une exclamation, mais un doux murmure…
« Oui, votre Seigneur. Jean, ne pleure pas de crainte et de désir. Viens vers moi. Je suis toujours celui qui t’aime. Mettons-nous à table comme toujours. N’avez-vous rien à manger ? Donnez-le-moi donc. »
Avec des mouvements de somnambules, André et Matthieu prennent sur les crédences les pains et les poissons, ainsi qu’un plateau contenant un rayon de miel à peine entamé dans un coin.
Jésus offre la nourriture et mange, puis il en donne un peu à chacun. Et il les regarde d’un air si bon, mais si majestueux, qu’ils en sont paralysés.
627.7 Le premier à oser parler, c’est Jacques, le frère de Jean :
« Pourquoi nous observes-tu ainsi ?
– Parce que je veux vous connaître.
– Tu ne nous connais pas encore ?
– Comme vous ne me connaissez pas. Si vous me connaissiez, vous sauriez qui je suis et vous trouveriez les mots pour me faire part de votre tourment. Vous vous taisez, comme en face d’un étranger puissant que vous craignez. Tout à l’heure, vous parliez… Cela fait presque quatre jours que vous réfléchissez à l’attitude que vous aurez à cet instant : “ Je lui dirai ceci… ” en disant à mon Esprit : “ Reviens, Seigneur, que je puisse te dire ceci. ” Je suis là désormais, et vous vous taisez ? Ai-je tellement changé que je ne vous semble plus être moi-même ? Ou bien êtes-vous tellement changés que vous ne m’aimez plus ? »
Jean, assis auprès de Jésus, retrouve son geste habituel de poser la tête sur sa poitrine en murmurant :
« Moi, je t’aime, mon Dieu. »
Mais il se raidit pour s’interdire cet abandon par respect pour le resplendissant Fils de Dieu. En effet, Jésus a beau avoir un corps en tout point semblable au nôtre, il semble irradier une lumière. Mais lorsqu’il l’attire sur son cœur, Jean ouvre les digues de ses larmes de joie.
C’est le signal pour tous.
627.8 Pierre, deux places après Jean, glisse entre la table et son siège, et il pleure en criant :
« Pardon, pardon ! Retire-moi de l’enfer où je me trouve depuis si longtemps. Dis-moi que tu as vu mon erreur pour ce qu’elle a été : non pas une faute de l’esprit, mais une faiblesse de la chair qui a dominé le cœur. Dis-moi que tu as vu mon repentir… Il durera jusqu’à la mort. Mais toi… dis-moi que, comme Jésus, je ne dois pas te craindre… Et moi, je chercherai à bien agir, de façon à être pardonné même par Dieu… et, à ma mort, à avoir seulement un grand purgatoire à faire.
– Viens ici, Simon, fils de Jonas.
– J’ai peur.
– Viens ici. Ne sois plus lâche.
– Je ne mérite pas de venir près de toi.
– Viens ici. Que t’a dit ma Mère ? “ Si tu ne le regardes pas sur ce suaire, tu n’auras jamais plus le courage de le regarder. ” Homme borné que tu es ! Ce Visage ne t’a-t-il pas dit, par son regard douloureux, que je te comprenais et que je te pardonnais ? J’ai pourtant donné ce linge pour qu’il vous soit un signe de réconfort, d’absolution, de bénédiction, un guide… Mais que vous a fait Satan pour vous aveugler à ce point ? Je te le dis : si tu ne me regardes pas, maintenant que j’ai encore un voile étendu sur ma gloire pour me mettre à la portée de votre faiblesse, tu ne pourras jamais plus venir sans peur à ton Seigneur. Et que t’arrivera-t-il alors ? Tu as péché par présomption. Veux-tu pécher de nouveau par obstination ? Viens, te dis-je ! »
Pierre se traîne sur ses genoux, entre la table et les sièges, les mains sur son visage en larmes. Jésus l’arrête, quand il arrive à ses pieds, en lui posant la main sur la tête. Pierre, en pleurant plus fort, saisit cette main et la baise dans un vrai sanglot sans frein. Il ne sait que répéter :
« Pardon ! Pardon ! »
Jésus se dégage de son étreinte et, faisant levier de sa main sous le menton de l’apôtre, il l’oblige à lever la tête et fixe, de ses yeux brillants et sereins, les yeux de Pierre rougis, brûlés, déchirés par le repentir. Il semble vouloir lui transpercer l’âme, puis il dit :
« Allons ! Lève l’opprobre de Judas. Embrasse-moi là où il m’a embrassé. Lave, par ton baiser, la marque de la trahison. »
Jésus se penche encore davantage, Pierre lève la tête et effleure sa joue. Puis il incline la tête sur les genoux de Jésus, et il reste ainsi… comme un vieil enfant qui a mal agi, mais qui est pardonné.
627.9 Maintenant que les autres voient la bonté de leur Jésus, ils retrouvent un peu de hardiesse et s’approchent comme ils peuvent.
Viennent d’abord ses cousins… Ils voudraient dire tant de choses que rien ne sort. Jésus les caresse et les encourage d’un sourire.
Matthieu s’avance avec André, et dit :
« Comme à Capharnaüm… » et André : « Moi, moi… je t’aime, moi. »
Barthélemy s’approche en gémissant :
« Je n’ai pas été sage, mais sot. Lui est sage. »
Et il désigne Simon le Zélote, auquel Jésus sourit déjà.
Jacques, fils de Zébédée, vient à son tour, et murmure à Jean :
« Dis-le-lui, toi… »
Jésus se tourne :
« Tu l’as répété depuis quatre soirs, et depuis tout ce temps j’étais plein de compassion pour toi. »
Philippe, en dernier lieu, arrive, tout courbé, mais Jésus le force à lever la tête, et lui dit :
« Pour prêcher le Christ, il faut davantage de courage. »
627.10 Maintenant qu’ils sont tous autour de Jésus, ils s’enhardissent peu à peu et retrouvent ce qu’ils ont perdu ou craint d’avoir perdu pour toujours. La confiance, la tranquillité réapparaissent et, bien que Jésus soit si majestueux qu’il tient ses apôtres dans un respect nouveau, ils trouvent finalement le courage de parler.
C’est son cousin Jacques qui soupire :
« Pourquoi nous avoir fait cela, Seigneur ? Tu savais bien que nous ne sommes rien, et que tout vient de Dieu. Pourquoi ne nous as-tu pas donné la force de nous tenir à tes côtés ? »
Jésus le regarde et sourit sans mot dire. Simon le Zélote prend la parole à son tour :
« Maintenant, tout est accompli. Tu ne dois plus rien souffrir, mais ne me demande plus jamais une telle obéissance. Chaque heure m’a vieilli d’un lustre. Dans mon imagination, l’amour et Satan augmentaient également tes souffrances de cinq fois ce qu’elles ont été, et cela m’a épuisé, je n’ai plus aucune force. Pour ne pas périr, pour continuer à obéir alors que je ressemblais à un homme qui se noie avec les mains blessées, je n’ai pu que tenir ma force avec ma volonté, comme des dents qui serrent une planche… Ah ! ne demande plus cela à ton lépreux ! »
Jésus regarde Simon le Zélote et sourit.
« Seigneur, tu sais ce que voulait mon cœur. Mais, ensuite, je n’ai plus eu de cœur… comme si les gredins qui t’ont pris me l’avaient arraché… et il m’est resté un trou d’où fuyaient toutes mes pensées antérieures. Pourquoi as-tu permis cela, Seigneur ? » demande André.
Philippe intervient alors. Le souvenir de sa souffrance lui écarquille encore les yeux.
« Tu parles de cœur ? C’est comme si j’avais perdu la raison, comme si j’avais reçu un coup de massue sur la tête. Quand, la nuit venue, je me suis trouvé à Jéricho… Mon Dieu ! Un homme peut-il périr ainsi ? Voilà, à mon avis, ce qu’est la possession. Maintenant, je comprends ce maléfice redoutable… »
Barthélemy prend la parole :
« Tu as raison, Philippe. Moi, je regardais en arrière. Je suis âgé et non dépourvu de sagesse, or je ne savais plus rien de ce que j’avais su jusqu’à cette heure. 627.11 J’observais Lazare, si déchiré mais si sûr, et je songeais : “ Comment se peut-il que lui sache encore trouver une raison et moi plus rien ? ”
– Moi aussi, je regardais Lazare. Et, puisque je sais à peine ce que tu nous as expliqué, je ne pensais pas au savoir, mais je me disais : “ Si mon cœur pouvait être comme le sien ! ” Je ne ressentais au contraire que douleur, douleur, et encore douleur. Lazare, lui, connaissait certes la douleur, mais aussi la paix… Pourquoi tant de paix en lui ? »
Jésus regarde tour à tour d’abord Philippe, puis Barthélemy, puis Jacques, fils de Zébédée. Il sourit en silence.
Jude déclare :
« Moi, j’espérais arriver à voir ce que Lazare voyait certainement. C’est pourquoi je restais toujours à côté de lui… Son visage était un vrai miroir. Un peu avant le tremblement de terre de vendredi, il a semblé mourir, comme broyé, avant de devenir tout à coup majestueux dans sa douleur. Vous rappelez-vous l’avoir entendu dire : “ Le devoir accompli donne la paix ” ? Nous avons tous cru à quelque reproche à notre encontre, ou à l’approbation de son propre comportement. Je pense aujourd’hui qu’il disait cela pour toi. Lazare était un phare dans nos ténèbres. Combien tu lui as donné, Seigneur ! »
Jésus continue à sourire en silence. André dit :
« Oui : la vie ! Peut-être lui as-tu donné aussi une âme différente. Car enfin, pourquoi est-il différent de nous ? Il n’est plus un homme, il est déjà quelque chose de plus. Or, à cause de ce qu’il était dans le passé, il aurait dû être encore moins parfait spirituellement que nous. Mais lui s’est fait, et nous… Seigneur, mon amour a été vide comme certains épis. J’ai seulement produit de la bale. »
Et Matthieu :
« Moi, je ne peux rien demander : j’ai déjà tant obtenu avec ma conversion ! Mais oui ! J’aurais voulu avoir ce qu’a reçu Lazare : une âme donnée par toi, car je suis de l’avis d’André…
– Marie-Madeleine et Marthe ont été des phares, elles aussi. Serait-ce la race ? Vous ne les avez pas vues. L’une était pitié et silence. L’autre… ah ! si nous avons tous été un faisceau autour de la Bénie, c’est parce que Marie de Magdala nous a regroupés par les flammes de son courageux amour. Oui, j’ai dit “ la race ”, mais il est plus juste de parler d’amour. Tous les trois, ils nous ont dépassés en amour. C’est pour cela qu’ils ont été ce qu’ils furent » dit Jean.
Jésus sourit et continue de se taire.
« Ils en ont été grandement récompensés…
– C’est à eux que tu es apparu.
– A tous les trois.
– A Marie, tout de suite après ta Mère… »
Les apôtres éprouvent manifestement une certaine jalousie de ces apparitions privilégiées.
« Marie te sait ressuscité depuis si longtemps… Or nous, il nous a fallu attendre cet instant pour te voir…
– Elles n’ont plus aucun doute. En nous, au contraire, voilà… c’est seulement maintenant que nous sentons que rien n’est fini. Pourquoi leur être apparu à elles, Seigneur, si tu nous aimes encore et si tu ne nous repousses pas ? demande Jude.
– Oui. Pourquoi aux femmes, et en particulier à Marie ? Tu as même touché son front, et elle assure qu’il lui semble porter une couronne éternelle. Et à nous, tes apôtres, rien… »
627.12 Jésus ne sourit plus. Son visage n’est pas troublé, mais il ne sourit plus. Il regarde sérieusement Pierre qui a parlé le dernier, reprenant de la hardiesse à mesure que sa peur se dissipe, et il dit :
« J’avais douze apôtres. Je les aimais de tout mon cœur. Je les avais choisis et, comme une mère, j’avais pris soin de les faire grandir dans ma vie. Je n’avais pas de secrets pour eux. Je leur disais tout, je leur expliquais tout, je leur pardonnais tout. Leurs idées humaines, leurs étourderies, leurs entêtements… tout. Et j’avais des disciples. Des disciples riches et des pauvres. J’avais des femmes au passé ténébreux ou de faible constitution. Mais mes préférés étaient les apôtres.
Mon heure est venue. L’un m’a trahi et livré aux bourreaux. Trois ont dormi pendant que je suais du sang. Tous, sauf deux, ont fui par lâcheté. Un m’a renié par peur malgré l’exemple que lui montrait l’autre, jeune et fidèle. Et, comme si cela ne suffisait pas, il y a eu parmi les Douze le suicide d’un désespéré. Un autre a tant douté de mon pardon qu’il n’a cru que difficilement, grâce à la parole de ma Mère, à la miséricorde de Dieu. Bref, si j’avais porté sur ma troupe un regard humain, j’aurais dû dire : “ A part Jean, fidèle par amour, et Simon, fidèle à l’obéissance, je n’ai plus d’apôtres. ” Voilà ce que j’aurais dû penser pendant que je souffrais dans l’enceinte du Temple, au Prétoire, dans les rues et sur la croix.
627.13 J’avais des femmes disciples… L’une d’elles, la plus coupable dans le passé, a été, comme Jean l’a dit, la flamme qui a soudé les fibres brisées des cœurs. Cette femme, c’est Marie de Magdala. Toi, tu m’as renié et tu as fui. Elle, elle a bravé la mort pour rester près de moi. Insultée, elle a découvert son visage, prête à recevoir les crachats et les gifles pour ressembler davantage à son Roi crucifié. Méprisée, au fond des cœurs, à cause de sa foi tenace en ma résurrection, elle a su continuer à croire. Déchirée, elle a agi. Désolée, ce matin, elle a dit : “ Je suis prête à me dépouiller de tout, mais rendez-moi mon Maître. ” Comment oses-tu me demander : “ Pourquoi elle ? ”
J’avais des disciples pauvres, des bergers. Je les ai peu approchés, et pourtant, comme ils ont su me montrer leur amour et leur foi par leur fidélité !
J’avais des disciples timides, comme toutes les femmes de ce pays. Et pourtant, elles ont su quitter leurs maisons et venir dans la marée d’un peuple qui me blasphémait, pour m’apporter le secours que mes apôtres m’avaient refusé.
J’avais des païennes qui admiraient le “ philosophe ”. J’étais cela, pour elles. Mais ces puissantes Romaines ont su s’abaisser aux usages juifs pour me dire, à l’heure de l’abandon d’un monde ingrat : “ Nous sommes tes amies. ”
627.14 J’avais le visage couvert de crachats et de sang. Les larmes et la sueur coulaient sur mes blessures. La saleté et la poussière s’incrustaient sur ma peau. Quelle est la main qui m’a essuyé ? La tienne ? La tienne ? Celle de qui ? Aucune de vos mains. Mais celui-ci se tenait aux côtés de ma Mère. Celui-ci rassemblait les brebis dispersées, c’est-à-dire vous. Car si mes brebis étaient dispersées, auraient-elles pu venir à mon secours ? Tu cachais ton visage par peur du mépris du monde au moment où ton Maître, l’Innocent, était couvert de mépris par le monde entier.
J’avais soif. Oui, sache aussi cela : je mourais de soif. Je n’avais plus que fièvre et douleur. Le sang avait déjà coulé à Gethsémani, tant je souffrais d’être trahi, abandonné, renié, frappé, submergé par le nombre infini des fautes et par la rigueur de Dieu. Et il avait coulé au Prétoire… Qui a pensé à me donner une goutte pour ma gorge en feu ? Une main d’Israël ? Non. La pitié d’un païen. Cette même main qui, par un décret éternel, m’ouvrit la poitrine pour montrer que mon cœur avait déjà une blessure mortelle, et c’était celle que l’absence d’amour, la lâcheté, la trahison, m’avaient faite. Un païen. Je vous le rappelle : “ J’ai eu soif et tu m’as donné à boire. ” De tout Israël, il ne s’est trouvé personne pour me réconforter, que ce soit dû à l’impossibilité de le faire, comme ma Mère et les femmes fidèles, ou à la mauvaise volonté. Mais un païen trouva, pour l’inconnu que j’étais, la pitié que mon peuple m’avait refusée. Il trouvera au Ciel la gorgée qu’il m’a donnée.
En vérité, je vous le dis : j’ai refusé tout réconfort puisque, quand on est Victime, il ne faut pas adoucir son sort, mais je n’ai pas voulu repousser le païen car, dans son offrande, j’ai savouré le miel de tout l’amour que me donneront les païens pour compenser l’amertume qui m’est venue d’Israël. Il ne m’a pas ôté ma soif. Mais le découragement, oui. J’ai accepté cette gorgée ignorée pour attirer à moi celui qui déjà penchait vers le bien. Que le Père le bénisse pour sa pitié !
627.15 Vous ne parlez plus ? Pourquoi ne me demandez-vous pas pourquoi j’ai agi ainsi ? Vous ne l’osez pas ? Je vais vous le dire. Je vais tout vous dire des raisons de cette heure.
Qui êtes-vous ? Mes continuateurs. Oui. Vous l’êtes malgré votre égarement. Que devez-vous faire ? Convertir le monde au Christ. Convertir ! C’est la chose la plus difficile et la plus délicate, mes amis. Le dédain, le dégoût, l’orgueil, le zèle exagéré sont tous très nuisibles pour réussir. Mais comme rien ni personne ne vous auraient amenés à la bonté, à la pitié, à la charité pour ceux qui sont dans les ténèbres, il a été nécessaire, vous comprenez ? il a été nécessaire que soit, une bonne fois, brisé votre orgueil d’Hébreux, de mâles, d’apôtres, pour faire place à la vraie sagesse de votre ministère, à la douceur, à la miséricorde, à l’amour sans arrogance ni mépris.
Vous voyez que tous ceux que vous considériez avec mépris ou orgueilleuse compassion vous ont surpassés dans la foi et dans l’action. Tous. Même l’ancienne pécheresse. Même Lazare, pénétré de culture profane, le premier à avoir pardonné et guidé en mon nom. Même les femmes païennes. Même la faible épouse de Kouza… faible ? En réalité, elle vous surpasse tous, elle est la première martyre de ma foi. Même les soldats de Rome, les bergers, Manahen l’hérodien et jusqu’au rabbin Gamaliel. Ne sursaute pas, Jean. Crois-tu que mon esprit était dans les ténèbres ? Tous. Et cela pour que, à l’avenir, le souvenir de votre erreur vous empêche de fermer votre cœur à ceux qui viendront à la croix.
Je vous le dis. Je sais déjà que, malgré ces mots, il faudra toute la force du Seigneur pour vous plier comme des brindilles à ma volonté, qui est d’avoir des chrétiens de toute la terre. J’ai vaincu la mort, mais elle est moins dure que le vieil hébraïsme. Mais je vous plierai.
627.16 Toi, Pierre, qui dois être la Pierre de mon Eglise, grave ces amères vérités dans ton cœur au lieu de rester en larmes et humilié. La myrrhe sert à préserver de la corruption. Imprègne-toi donc de myrrhe. Et lorsque tu voudras fermer ton cœur et l’Eglise à une personne d’une autre foi, rappelle-toi que ce n’est pas Israël mais Rome qui m’a défendu et a voulu avoir pitié. Rappelle-toi que ce n’est pas toi, mais une pécheresse qui a su rester au pied de la croix et a mérité de me voir la première. Pour ne pas mériter de blâme, sois donc l’imitateur de ton Dieu. Ouvre ton cœur et l’Eglise en disant : “ Moi, le pauvre Pierre, je ne puis mépriser car, si je méprise, je serai méprisé par Dieu, et mon erreur sera ravivée à ses yeux. ” Malheur si je ne t’avais pas brisé ainsi ! Ce n’est pas un berger, mais un loup que tu serais devenu. »
627.17 Jésus se lève avec la plus grande majesté.
« Mes fils, je vous parlerai encore pendant que je resterai parmi vous. Mais pour l’instant, je vous absous et vous pardonne. Après l’épreuve qui, si elle a été humiliante et cruelle, était aussi salutaire et nécessaire, que descende en vous la paix du pardon. Une fois qu’elle sera dans votre cœur, redevenez mes amis fidèles et courageux. Le Père m’a envoyé dans le monde. A mon tour, je vous envoie dans le monde continuer mon évangélisation. Des misères de toutes sortes viendront à vous pour vous demander quelque soulagement. Soyez bons en pensant à votre propre misère quand vous êtes restés sans votre Jésus. Soyez éclairés. Dans les ténèbres, il n’est pas permis de voir. Soyez purs pour donner la pureté. Soyez amour pour aimer. Puis viendra celui qui est Lumière, Purification et Amour. Mais, en attendant, pour vous préparer à ce ministère, je vous communique l’Esprit Saint. Ceux à qui vous remettrez leurs péchés, ils leur seront remis. Ceux à qui vous les retiendrez, ils leur seront retenus. Que votre expérience vous apporte un jugement juste. Que l’Esprit Saint vous rende saints pour sanctifier. Que la volonté sincère de surmonter vos manquements vous rende héroïques pour la vie qui vous attend. J’ai encore d’autres directives pour vous, mais attendons que l’absent soit revenu. Priez pour lui. Restez dans ma paix et sans agitation ou doute sur mon amour. »
Et Jésus disparaît comme il était entré, laissant une place vide entre Jean et Pierre. Il s’éclipse dans une lumière qui fait fermer les yeux tant elle fascine. Quand leurs yeux éblouis se rouvrent, ils trouvent seulement que la paix de Jésus est restée, flamme qui brûle, soigne et consume les amertumes du passé dans un unique désir : servir.