Une initative de
Marie de Nazareth

L'Onction de Bethanie

samedi 30 mars 30
Béthanie
James Tissot

Dans les évangiles : Mt 26,6-13 ; Mc 14,3-9 ; Jn 12,1-8

Matthieu 26,6-13

Comme Jésus se trouvait à Béthanie dans la maison de Simon le lépreux, une femme s’approcha, portant un flacon d’albâtre contenant un parfum de grand prix. Elle le versa sur la tête de Jésus, qui était à table. Voyant cela, les disciples s’indignèrent en disant : « À quoi bon ce gaspillage ? On aurait pu, en effet, vendre ce parfum pour beaucoup d’argent, que l’on aurait donné à des pauvres. » Jésus s’en aperçut et leur dit : « Pourquoi tourmenter cette femme ? Il est beau, le geste qu’elle a fait à mon égard. Des pauvres, vous en aurez toujours avec vous, mais moi, vous ne m’aurez pas toujours. Si elle a fait cela, si elle a versé ce parfum sur mon corps, c’est en vue de mon ensevelissement. Amen, je vous le dis : partout où cet Évangile sera proclamé – dans le monde entier –, on racontera aussi, en souvenir d’elle, ce qu’elle vient de faire. »

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Marc 14,3-9

Jésus se trouvait à Béthanie, dans la maison de Simon le lépreux. Pendant qu’il était à table, une femme entra, avec un flacon d’albâtre contenant un parfum très pur et de grande valeur. Brisant le flacon, elle lui versa le parfum sur la tête.

Or, de leur côté, quelques-uns s’indignaient : « À quoi bon gaspiller ce parfum ? On aurait pu, en effet, le vendre pour plus de trois cents pièces d’argent, que l’on aurait données aux pauvres. » Et ils la rudoyaient. Mais Jésus leur dit : « Laissez-la ! Pourquoi la tourmenter ? Il est beau, le geste qu’elle a fait envers moi. Des pauvres, vous en aurez toujours avec vous, et, quand vous le voulez, vous pouvez leur faire du bien ; mais moi, vous ne m’aurez pas toujours. Ce qu’elle pouvait faire, elle l’a fait. D’avance elle a parfumé mon corps pour mon ensevelissement. Amen, je vous le dis : partout où l’Évangile sera proclamé – dans le monde entier –, on racontera, en souvenir d’elle, ce qu’elle vient de faire. »

Jean 12,1-8

Six jours avant la Pâque, Jésus vint à Béthanie où habitait Lazare, qu’il avait réveillé d’entre les morts. On donna un repas en l’honneur de Jésus. Marthe faisait le service, Lazare était parmi les convives avec Jésus. Or, Marie avait pris une livre d’un parfum très pur et de très grande valeur ; elle versa le parfum sur les pieds de Jésus, qu’elle essuya avec ses cheveux ; la maison fut remplie de l’odeur du parfum. Judas Iscariote, l’un de ses disciples, celui qui allait le livrer, dit alors : « Pourquoi n’a-t-on pas vendu ce parfum pour trois cents pièces d’argent, que l’on aurait données à des pauvres ? » Il parla ainsi, non par souci des pauvres, mais parce que c’était un voleur : comme il tenait la bourse commune, il prenait ce que l’on y mettait. Jésus lui dit : « Laisse-la observer cet usage en vue du jour de mon ensevelissement ! Des pauvres, vous en aurez toujours avec vous, mais moi, vous ne m’aurez pas toujours. »

Vision de Maria Valtorta

       586.1 Le repas a été préparé dans la salle blanche où Jésus a parlé aux femmes disciples. C’est tout un éclat de blanc et d’argent, adouci par une nuance moins glacée et moins froide qu’apportent quantité de branches de pommiers ou de poiriers, ou d’autres arbres fruitiers, pures comme la neige, mais avec un léger souvenir de rose qui fait penser à de la neige qu’aurait effleurée le baiser d’une lointaine aurore. Elles se dressent dans des vases ventrus ou de grêles amphores d’argent arrangés sur des tables, des coffrets ou des crédences disposés le long des murs de la salle. Les bouquets répandent dans la pièce l’odeur caractéristique des fleurs des arbres fruitiers, fraîche, un peu amère, du pur printemps…

       Lazare entre, au côté de Jésus. Derrière, deux par deux, ou en groupes plus nombreux, viennent les apôtres et, en dernier lieu, les deux sœurs de Lazare avec Maximin.

       Je ne vois pas les femmes disciples. Je ne vois même pas Marie. Peut-être ont-elles préféré rester dans la maison autour de la Vierge, puisqu’elle est si triste…

       Le crépuscule approche. Mais il reste encore des rayons de soleil pour frapper la frondaison bruissante de plusieurs palmiers, groupés à quelques mètres de la salle, et la cime d’un laurier gigantesque où des passereaux se disputent avant de prendre leur repos. Au-delà du palmier et du laurier, au-delà des haies de roses et de jasmins, des parterres de muguets et d’autres fleurs, et des plantes odoriférantes, la tache blanche saupoudrée du vert tendre des premières feuilles d’un groupe de pommiers ou de poiriers tardifs. On dirait un nuage resté accroché dans les branches.

       586.2 En passant près d’une amphore garnie de branchages, Jésus observe :

       « Regardez ! Leurs premiers petits fruits apparaissaient déjà à la cime des fleurs, alors que, plus bas, la fleur est déjà tombée et que l’ovaire se gonfle.

       – C’est Marie qui a voulu les cueillir. Elle en a apporté des bouquets aussi à ta Mère. Elle s’est levée à l’aube, par crainte qu’un jour de soleil de plus n’abîme ces fragiles corolles. J’ai appris depuis peu ce massacre, mais je n’en ai pas été indigné comme les serviteurs agricoles. J’ai pensé, au contraire, qu’il était juste de t’offrir toutes les beautés de la création, à toi, le Roi de tout l’univers. »

       Jésus s’assied en souriant à sa place, et il regarde Marie-Madeleine qui, avec sa sœur, s’apprête à servir comme si elle était une soubrette, tendant les coupes pour la purification et les serviettes, puis versant le vin dans les coupes et disposant les plats sur la table à mesure que les serviteurs les apportent de la cuisine ou les présentent, après les avoir découpés sur les crédences.

       Naturellement, si les sœurs servent avec courtoisie tous les convives, leur empressement va spécialement aux deux qui leur sont les plus chers : Jésus et Lazare.

       586.3 A un certain moment, Pierre, qui mange avec appétit, remarque :

       « Regardez ! Je m’en aperçois maintenant ! Tous les plats sont servis comme on le fait en Galilée. Il me semble… mais oui ! Il me semble être à un repas de noces. Toutefois, ici le vin ne manque pas comme il manquait à Cana ! »

       Marie sourit silencieusement en versant à l’apôtre une nouvelle coupe de vin ambré, très limpide.

       C’est encore Lazare qui explique :

       « En effet, c’était l’intention de mes sœurs, et en particulier de Marie, de servir un repas qui donnerait au Maître l’impression d’être dans sa Galilée, certainement meilleur, bien qu’imparfait lui aussi, que ce qui se fait dans ces lieux…

       – Mais pour que cela soit possible, il aurait fallu que la Mère de Jésus soit à table avec nous. Elle y était à Cana. C’est par elle que s’est produit le miracle, dit Jacques, fils d’Alphée.

       – Ce devait être un grand vin !

       – Le vin est symbole de gaieté, et devrait l’être aussi de fécondité, puisque c’est le jus de la vigne féconde. Mais il ne me semble pas qu’il ait eu une telle action : Suzanne n’a pas d’enfant, souligne Judas.

       – Quel vin c’était ! Il a fécondé notre esprit… » murmure Jean, un peu rêveur comme il l’est toujours quand il contemple intérieurement les miracles opérés par Dieu. Et il achève : « C’est par une vierge que cela a été fait… et une goutte de pureté est descendue en ceux qui l’ont goûté.

       – Crois-tu donc Suzanne vierge ? demande Judas en riant.

       – Je n’ai pas dit cela. La Mère du Seigneur est vierge. La virginité découle de tout ce qui est accompli par elle. Je ne cesse de penser combien tout ce qui se fait par Marie est virginisant… »

       Et il rêve de nouveau, souriant à je ne sais quelle vision.

       « Bienheureux garçon ! Je crois qu’il perd contact avec la réalité, en ce moment. Observez-le » s’écrie Pierre en montrant Jean qui, allongé sur son lit, déplace sans y penser des petits morceaux de pain, oubliant de manger.

       Jésus aussi se penche un peu pour le regarder. Jean se trouve à un angle du côté de la table disposée en U, et par conséquent un peu en arrière du Seigneur, qui est au milieu du côté central, avec son cousin Jacques à gauche et Lazare à droite. Après Lazare, se trouvent Simon le Zélote et Maximin, de même qu’après Jacques et l’autre Jacques,il y a Pierre. Jean, lui, est entre André et Barthélemy, puis vient Thomas, qui a Judas en face de lui, avec Philippe et Matthieu, et Jude qui est exactement à l’angle où commence la longue table centrale.

       586.4 Marie de Magdala sort de la pièce, tandis que Marthe dispose sur la table des plateaux remplis de figues, de tiges vertes de fenouil et d’amandes fraîchement cueillies, des fraises ou des framboises, je ne sais, qui paraissent encore plus rouges au milieu des fenouils vert pâle et des fleurs. A côté des amandes se trouvent de petits melons et autres fruits du même genre… qui me rappellent les melons verts de la basse Italie, et des oranges dorées.

       « De tels fruits, déjà ? Je n’en ai vu nulle part de mûrs, s’étonne Pierre, les yeux écarquillés, en montrant les fraises et les melons.

       – Ils proviennent en partie de la côte au-delà de Gaza, où ils sont produits dans un jardin qui m’appartient, et en partie des serres que j’ai au-dessus de la maison, les pépinières des petites plantes plus délicates qu’il faut protéger de la gelée. Un ami romain m’en a enseigné la culture… C’est tout ce qu’il m’a appris de bon… »

       Lazare s’assombrit, Marthe soupire… Mais Lazare redevient aussitôt l’hôte parfait qui n’attriste pas ses invités.

       « On est très habitué, dans les villas de Baïes et de Syracuse, et le long du golfe de Sybaris, à cultiver ces délices par cette méthode pour en obtenir de bonne heure. Mangez : les derniers fruits des orangers de Lybie, les primeurs des melons d’Egypte qui ont poussé dans les solariums, et au milieu d’eux les fruits latins, les amandes blanches de notre patrie, les fèves tendres, les tiges digestives qui ont un goût d’anis… 586.5 Marthe, as-tu pensé à l’enfant ?

       – J’ai pensé à tout. Marie s’est rappelée l’Egypte avec émotion…

       – Nous en avions quelques plants dans notre pauvre jardin. Pendant les grandes chaleurs, c’était une fête de plonger les melons dans le puits du voisin, qui était profond et frais, et d’en manger le soir… Je me souviens… J’avais une chèvre gourmande sur laquelle il fallait veiller, parce qu’elle était friande de jeunes pousses et de fruits tendres… »

       Jésus, qui parlait la tête un peu inclinée, lève les yeux et regarde les palmiers, qui bruissent dans le vent du crépuscule.

       « Quand je vois ces palmiers… je revois toujours l’Egypte, sa terre jaune et sableuse que le vent soulevait si facilement, et au loin les pyramides qui tremblaient dans l’air raréfié… et les hauts troncs des palmiers… et la maison où… mais il est inutile d’en parler. A chaque époque ses soucis… et avec ses soucis, ses joies… Lazare, me donnerais-tu quelques-uns de ces fruits ? Je voudrais en apporter à Marie et à Matthias. Je ne crois pas que Jeanne en ait.

       – Non, elle n’en a pas. Elle en parlait hier, et se proposait justement d’en planter à Béther et d’y faire construire des solariums. Mais je ne te les donne pas maintenant. J’ai cueilli tout ce que j’avais et, pendant quelques jours, on va manquer de fruits mûrs. Je te les enverrai, ou plutôt, envoie-les prendre d’ici jeudi. Nous en préparerons une jolie corbeille pour ces enfants, n’est-ce pas, Marthe ?

       – Oui, mon frère. Et nous y ajouterons les petits lys des vallées qui plaisent tant à Jeanne. »

       586.6 Marie-Madeleine revient. Elle tient une amphore au col très fin, qui se termine par un bec gracieux comme celui d’un oiseau. L’albâtre est d’une couleur précieuse jaune rosé, comme certaines carnations de blondes.

       Les apôtres la regardent, croyant peut-être qu’elle apporte quelque friandise rare. Mais au lieu de se rendre au centre, à l’intérieur du U de la table où se trouve sa sœur, elle passe derrière les lits-sièges, et va se placer entre celui de Jésus et Lazare, et celui où sont étendus les deux Jacques.

       Elle ouvre le vase d’albâtre et glisse sa main sous le bec, pour recueillir quelques gouttes d’un liquide filant qui s’écoule lentement. Une odeur pénétrante de tubéreuse et d’autres essences, un parfum intense et très agréable se répand dans toute la salle. Mais Marie est impatiente : elle se penche et brise d’un coup sûr le col de l’amphore contre le coin du lit de Jésus. Le col tombe par terre, répandant sur le marbre du pavé des gouttes parfumées. Maintenant, l’ouverture béante du vase permet à l’onguent de se déverser en un jet épais.

       Marie se place derrière Jésus et répand l’huile sur la tête de son Seigneur, elle en enduit toutes les boucles, les allonge, puis les coiffe avec le peigne qu’elle retire de ses cheveux. La chevelure de Jésus resplendit comme de l’or foncé, très brillant après cette onction. La lumière du lampadaire, que les serviteurs ont allumé, se reflète sur la tête blonde du Christ, comme sur un très beau casque de bronze cuivré. Le parfum est enivrant ; il pénètre dans les narines, monte à la tête, à force d’être irritant comme de la poudre à éternuer.

       Lazare se retourne. Il sourit en voyant avec quel soin Marie oint et peigne les boucles de Jésus pour que sa tête paraisse bien coiffée après cette odorante friction. Elle ne se soucie pas que ses propres tresses ne soient plus maintenues par le large peigne qui aide les épingles à les tenir en place, et descendent peu à peu sur son cou, prêtes à tomber complètement sur les épaules. Marthe aussi regarde et sourit. Les autres discutent à voix basse, avec des expressions diverses sur le visage.

       Mais Marie n’est pas encore satisfaite. Il reste encore beaucoup d’onguent dans le vase brisé, et les cheveux de Jésus, si touffus qu’ils soient, en sont déjà inondés. Alors elle réitère son geste d’amour d’un soir lointain. Elle s’agenouille au pied du lit, dénoue les lacets des sandales de Jésus, déchausse ses pieds et, plongeant dans le vase les longs doigts de sa très belle main, elle en extrait tout de qu’elle peut d’onguent, et l’étale sur les pieds nus, orteil par orteil, puis sur la plante et le talon, et jusqu’à la cheville, qu’elle découvre en rejetant en arrière le vêtement de lin ; elle s’occupe enfin du dos du pied, s’attarde sur les métatarses où s’enfonceront les clous redoutables, insiste jusqu’à ce qu’elle ne trouve plus de baume au fond du vase. Alors elle le brise sur le sol puis, de ses mains désormais libres, elle enlève ses grosses épingles, défait rapidement ses lourdes tresses et essuie avec cet écheveau d’or, vivant, doux, satiné, ce qui reste de l’onction des pieds de Jésus, qui laissent dégoutter le baume.

       586.7 Judas avait jusqu’alors gardé le silence et se bornait à observer d’un regard impur de luxure et d’envie cette très belle femme, et le Maître dont elle oignait la tête et les pieds. Tout à coup, il prend la parole. C’est le seul qui exprime ouvertement un reproche. Les autres — pas tous, mais certains — avaient quelque peu murmuré ou fait un geste de désaccord étonné, mais paisible. Mais Judas, qui s’est même mis debout pour mieux voir l’onction des pieds du Christ, lance avec mauvaise humeur :

       « Quel gaspillage inutile et païen ! Pourquoi avoir fait cela ? Et après un tel acte, on ne veut pas que les chefs du Sanhédrin parlent de péché ! Ce sont des gestes de courtisane lascive qui ne s’harmonisent pas avec la nouvelle vie que tu mènes, femme. Ils rappellent trop ton passé ! »

       L’insulte est telle que tous en restent abasourdis, ils s’agitent, les uns s’asseyent sur leurs lits, les autres se lèvent… Tous dévisagent Judas comme s’il était devenu subitement fou.

       Marthe rougit. Lazare se dresse brusquement en donnant un coup de poing sur la table et il dit : « Dans ma maison… », mais ensuite il jette un coup d’œil vers Jésus et s’arrête.

       « Oui ! Vous me regardez ? Tous, vous avez murmuré dans votre cœur. Or, maintenant que je me suis fait votre porte-parole et que j’ai dit publiquement ce que vous pensiez, vous voilà prêts à me donner tort. Mais je maintiens mes propos. Bien sûr, je ne veux pas dire que Marie soit la maîtresse de Jésus, mais j’estime que certains actes ne lui conviennent ni à lui, ni à elle. C’est un acte imprudent, et même injuste. Oui. Pourquoi un tel gaspillage ? Si elle voulait détruire les souvenirs de son passé, elle pouvait me donner ce vase et cet onguent. Il y avait certainement plus d’une livre de nard pur, et de grand prix ! Je l’aurais vendu pour trois cents deniers au moins, car un parfum de cette valeur peut monter jusqu’à ce prix. Et je pouvais vendre le vase qui était beau et précieux. C’est aux pauvres qui nous assiègent que j’aurais donné cet argent ; nous en manquons toujours, et demain, à Jérusalem, innombrables seront ceux qui demanderont une obole.

       – C’est vrai ! » admettent les autres. « Tu pouvais en employer un peu pour le Maître, et le reste… »

       586.8 Marie de Magdala est comme sourde. Elle continue à essuyer les pieds du Christ avec ses cheveux dénoués qui, maintenant, et surtout en bas, sont eux aussi alourdis par l’onguent et plus foncés que sur le sommet de la tête. Les pieds de Jésus sont lisses et doux, couleur de vieil ivoire, comme s’ils étaient couverts d’un nouvel épiderme. Marie remet ses sandales au Christ, et embrasse chaque pied avant et après l’avoir chaussé, indifférente à tout ce qui n’est pas son amour pour Jésus.

       Ce dernier la défend en posant une main sur la tête de Marie, inclinée en un dernier baiser :

       « Laissez-la tranquille. Pourquoi lui faites-vous de la peine, pourquoi l’attrister ? Vous ne savez pas ce qu’elle vient de faire. Marie a accompli envers moi une action juste et bonne. Des pauvres, vous en aurez toujours. Moi, je vais m’en aller, bientôt je ne serai plus parmi vous. Vous aurez toujours l’occasion de distribuer une obole aux pauvres. Mais, dans un avenir proche, il ne vous sera plus possible de me rendre aucun honneur, à moi, au Fils de l’Homme parmi les hommes, de par la volonté des hommes et parce que l’heure est venue. Pour Marie, l’amour est lumière. Elle sent que je vais mourir et elle a voulu donner à l’avance à mon corps l’onction nécessaire pour sa sépulture. En vérité, je vous dis que là où sera prêchée la Bonne Nouvelle, on fera mémoire de son geste d’amour prophétique, dans le monde entier, dans tous les siècles. Plaise à Dieu de faire de toute créature une autre Marie, qui ne calcule pas la valeur, qui ne nourrit pas d’attachement, qui ne garde pas le moindre souvenir du passé, mais détruit et méprise tout ce qui appartient à la chair et au monde, elle encore qui se brise et se répand, comme elle l’a fait du nard et de l’albâtre, sur son Seigneur et par amour pour lui. Ne pleure pas, Marie. Je te répète, à cette heure, les paroles que j’ai dites à Simon le pharisien et à ta sœur Marthe : “ Tout t’est pardonné, parce que tu as su aimer totalement. ” “ Tu as choisi la meilleure part, et elle ne te sera pas enlevée. ” Va en paix, ma douce brebis retrouvée. Va en paix. Les pâturages de l’amour seront ta nourriture éternellement. Lève-toi. Baise aussi mes mains qui t’ont absoute et bénie… Combien de personnes ces mains n’ont-elles pas absoutes, bénies, comblées de bienfaits ! Et pourtant je vous dis que le peuple que j’ai ainsi comblé est en train de préparer pour ces mains la torture… »

       586.9 Un profond silence s’instaure dans la lourde atmosphère du parfum pénétrant. Marie, les cheveux dénoués sur les épaules pour lui servir de manteau et sur le visage pour lui servir de voile, baise la main droite que Jésus lui présente, et n’arrive pas à en détacher les lèvres…

       Très émue, Marthe s’approche d’elle et rassemble ses cheveux, les tresse, lui fait une caresse et, dans sa tentative d’essuyer ses larmes, elle les étend sur ses joues…

       Plus personne n’a envie de manger… Les paroles du Christ les laissent songeurs.

       Jude est le premier à se lever. Il demande la permission de se retirer. Son frère Jacques l’imite, suivi par André et Jean. Les autres restent, mais sont déjà debout, occupés à se purifier les mains dans les bassins d’argent que les serviteurs leur présentent. Marie et Marthe en font autant avec le Maître et Lazare.

       586.10 Un serviteur entre et se penche pour parler à Maximin.

       « Maître, dit ce dernier après l’avoir écouté, il y a des personnes qui voudraient te voir. Elles disent venir de loin. Que faisons-nous ? »

       Jésus appelle Philippe, Jacques, fils de Zébédée, et Thomas, et leur enjoint :

       « Allez, évangélisez, guérissez, agissez en mon nom. Annoncez que, demain, je monterai au Temple.

       – Est-il vraiment utile de le faire savoir, Seigneur ? demande Simon le Zélote.

       – Il est inutile de le taire, car mes ennemis, plus encore que mes amis, le proclament dans la cité sainte. Allez !

       – Hum ! Tant que les amis le savent … on le sait. Mais eux ne trahissent pas. Je ne sais pas comment les autres peuvent l’apprendre. »

       Judas intervient en mentant effrontément :

       « Quelque ennemi peut toujours se glisser dans la foule de nos amis, Pierre. Nos… amis sont désormais trop nombreux et on les accueille comme tels avec trop de facilité. Quand on pense combien moi, j’ai dû prier et attendre ! Mais c’étaient les premiers temps, et nous étions circonspects. Puis les triomphes nous ont éblouis et ce ne fut plus le cas, malheureusement. Mais cela arrive à tous ceux qui sont victorieux. Les victoires obscurcissent la limpidité du regard et mettent à mal la prudence nécessaire à toute action. Je parle de nous, les disciples, naturellement, pas du Maître. Lui est parfait. Si nous étions restés à douze, nous n’aurions pas eu à trembler par crainte de trahison ! »

       Il est impossible de décrire le regard que le Christ pose sur l’apôtre traître, un regard de rappel et de douleur infinis. Mais Judas n’y prête pas attention. Passant devant la table, il se dirige vers la porte… 586.11 Jésus le suit des yeux, et quand il le voit sortir réellement, il lui demande :

       « Où vas-tu ?

       – Je sors… répond évasivement Judas.

       – De cette pièce, ou de la maison ?

       – Dehors… Comme ça… Pour marcher un peu.

       – Ne pars pas, Judas. Reste avec moi, avec nous…

       – Tes frères sont partis, ainsi que Jean avec André. Pourquoi est-ce que, moi, je ne le pourrais pas ?

       – Tu ne sors pas pour te reposer comme eux… »

       Judas ne répond pas, mais, comme il est entêté, il s’en va. Dans la salle, plus personne ne dit mot. Les hôtes et les quatre apôtres qui sont restés — Pierre, Simon, Matthieu et Barthélemy — se regardent les uns les autres.

       Jésus jette un coup d’œil dehors. Il s’est levé pour aller à une fenêtre suivre les mouvements de Judas. Quand il le voit quitter la maison avec son manteau, qu’il a déjà endossé, et se diriger vers le portail — qui n’est pas visible d’ici —, il l’appelle à haute voix :

       « Judas ! Attends-moi. J’ai quelque chose à te dire. »

       Il repousse doucement Lazare qui, devinant la douleur de son Maître, l’avait entouré d’un bras à la taille, et il sort de la salle pour rejoindre Judas. Celui-ci a continué de marcher, mais d’un pas plus lent, 586.12 de sorte que Jésus le rejoint à un bon tiers de la distance entre la maison et l’enceinte du jardin, près d’un bosquet d’arbustes aux feuilles épaisses.

       Ces feuilles semblent être de céramique vert sombre, elles sont toutes accompagnées de petites fleurs en bouquet, et chacune est une petite croix avec de lourds pétales comme s’ils étaient faits de cire à peine jaunie, au parfum intense. Je n’en connais pas le nom.

       Jésus attire Judas derrière ce massif et, en lui tenant la main toujours serrée sur l’avant-bras, il lui demande de nouveau :

       « Où vas-tu, Judas ? Je t’en prie, reste ici !

       – Toi qui sais tout, pourquoi me poser cette question ? Quel besoin as-tu de m’interroger, toi qui lis dans le cœur des hommes ? Tu sais bien que je me rends chez mes amis. Tu ne me permets pas d’y aller. Eux m’appellent. J’y vais.

       – Tes amis ! Ta perte, devrais-tu dire ! C’est à elle que tu vas. Tu te rends chez tes vrais assassins. N’y va pas, Judas ! N’y va pas ! Tu vas commettre un crime… Tu…

       – Ah ! tu as peur ? Tu as peur, finalement ? ! Tu te sens enfin un homme ! Tu es un homme ! Rien de plus qu’un homme ! Car seul l’homme redoute la mort. Dieu sait qu’il ne peut mourir. Si tu te sentais Dieu, tu saurais que tu ne peux mourir, et tu n’aurais pas peur. Or, maintenant que tu sens la mort prochaine, tu éprouves cette peur commune à tous les hommes. Tu cherches par tous les moyens à l’éloigner, et tu vois partout et en toute chose un danger. Où sont tes belles audaces ? Où sont tes affirmations pleines d’assurance que tu es content, que tu as soif d’accomplir le Sacrifice ? Tu n’en as plus le moindre écho dans le cœur ! Tu croyais que cette heure n’arriverait jamais, alors tu faisais le brave, le généreux, tu disais des phrases solennelles. Va ! Tu ne vaux pas mieux que ceux auxquels tu reproches d’être hypocrites ! Tu nous as flattés et trahis. Et nous qui avions tout quitté pour toi ! Nous, qui, à cause de toi, sommes détestés ! Tu es la cause de notre ruine…

       – Ça suffit ! Va ! Va ! Il ne s’est pas passé beaucoup d’heures depuis que tu m’as demandé : “ Aide-moi à rester. Défends-moi ! ” Je l’ai fait. A quoi cela a-t-il servi ? Dis-moi encore une chose, et réfléchis avant de parler. Est-ce ta pure volonté de te rendre chez tes amis, de les préférer à moi ?

       – Oui, tout à fait. Je n’ai pas besoin de réfléchir, car depuis longtemps je n’ai que cette volonté.

       – Dans ce cas, vas-y ! Dieu ne fait pas violence à la liberté de l’homme. »

       Alors Jésus lui tourne le dos pour revenir lentement vers la maison. 586.13 Quand il en est proche, il lève la tête, attiré par le regard que Lazare, toujours debout à la même place, tient fixé sur lui. Et c’est un visage bien pâle qui s’efforce de sourire à l’ami fidèle.

       Il rentre dans la salle où les quatre apôtres bavardent avec Maximin, tandis que Marthe et Marie dirigent le travail des serviteurs qui remettent la salle en ordre et enlevent les nappes et les serviettes utilisées pour le repas.

       Lazare, sur le seuil, réitère son geste de passer un bras autour de la taille de Jésus. En passant devant un serviteur, il lui dit :

       « Apporte-moi le rouleau posé sur la table de mon cabinet de travail. »

       Il conduit Jésus à l’un de ces larges sièges qui se trouve dans l’encadrement des fenêtres pour qu’il y prenne place. Mais Jésus reste debout, s’efforçant de prêter attention aux paroles de Lazare… Il est visible qu’il est ailleurs et qu’il a le cœur très affligé. Lorsqu’il se rend compte qu’il est observé par les apôtres, il sourit pour dissiper le soupçon qui s’est insinué dans le cœur de celui qui est venu l’entourer, qui bavarde avec son voisin ou qui fait un clin d’œil en désignant le Maître.

       Le serviteur ne tarde pas à revenir avec le rouleau. Pierre, qui a vu que ces parchemins contiennent des écrits plus élevés que ce que sa tête peut comprendre, se retire en disant :

       « Les poissons ne mordent pas à certains appâts. Mieux vaut discuter avec Maximin d’arbres et de cultures. »

       Marthe continue son travail. 586.14 Marie vient silencieusement écouter les paroles de Lazare, qui signale au Maître certains passages du parchemin :

       « Ce païen n’a-t-il pas, plus que beaucoup d’entre nous, un don de voyance singulier ? S’il avait vécu ici pendant que tu es notre Maître, il aurait probablement été l’un de tes disciples, et des meilleurs. Il t’aurait compris comme beaucoup d’entre nous n’en sont pas capables. Et son génie aurait, par ce poème, attiré de l’admiration pour toi ! Tes paroles recueillies et conservées par un esprit qui est lumineux tout en étant celui d’un païen !

       Ta vie aurait été écrite par cette intelligence ouverte et limpide ! Nous n’avons plus d’écrivains ni de poètes. Tu es né trop tard, quand l’égoïsme et la corruption socioreligieuse ont éteint en nous la poésie et le génie. Ce que nos sages et nos prophètes ont écrit sur toi sans te connaître ne s’est pas rencontré dans la parole vivante de l’un de ceux qui te suivent. Tes préférés, tes fidèles sont, pour la plupart, des gens sans instruction. Quant aux autres… Non. Nous n’avons plus de Qohélet pour transmettre aux foules tes paroles de sagesse et ta figure. Plus que la capacité de le faire, l’esprit et la volonté nous font défaut. L’élite d’Israël est sourde comme une trompette détériorée, et ne sait plus chanter les gloires et les merveilles de Dieu. Je crains que tout ne se perde ou ne soit altéré, en partie par incapacité, en partie par mauvaise volonté…

       – Cela n’arrivera pas. L’Esprit du Seigneur, quand il sera établi à l’intérieur des cœurs, répétera mes paroles et en expliquera le sens. C’est l’Esprit de Dieu qui parle par la bouche du Christ. Plus tard… Plus tard, il s’adressera directement aux âmes et leur rappellera mes paroles. »

       586.15 Marie-Madeleine intervient avec sa véhémence coutumière :

       – J’espère que c’est pour bientôt, car tes paroles sont peu écoutées et encore moins comprises. Je suppose que le rugissement de l’Esprit Saint sera violent comme un feu ardent, pour graver dans les âmes par la violence ce qu’elles n’ont pas voulu accueillir du fait de sa douceur. Je pense que l’Esprit flamboyant brûlera de ses flammes les consciences tièdes et engourdies pour y graver tes paroles. Le monde devra t’aimer. Le Très-Haut le veut ! Mais quand cela arrivera-t-il ?

       – Quand je me serai consumé dans le Sacrifice d’amour. Alors, l’Amour viendra. Il sera comme la belle flamme qui s’élève de la Victime immolée, et cette flamme ne s’éteindra pas, car le sacrifice ne cessera pas. Une fois établi, il durera aussi longtemps que la terre.

       – Mais alors… Tu devrais être réellement immolé pour que cela arrive ?

       – C’est ainsi. »

       Jésus fait son geste habituel d’adhésion à son propre sort. Il étend les bras, les mains tournées à l’extérieur, et incline la tête. Puis il la relève pour sourire à Lazare qui est tout attristé, et il dit :

       « Cependant, la voix immatérielle de l’Esprit d’amour ne sera pas violente comme un rugissement, mais douce comme l’amour, qui est suave comme le vent de Nisan et pourtant fort comme la mort. C’est l’ineffable ministère de l’Amour ! Le complément, l’accomplissement de mon ministère. La perfection de mon ministère de Maître… Je ne crains pas, comme tu le redoutes, Marie, que quoi que ce soit puisse disparaître de ce que j’ai donné. Au contraire, je te dis en vérité, que des rayons de lumière seront projetés sur mes paroles et que vous en verrez l’esprit. Je m’en vais sereinement, parce que je confie ma doctrine à l’Esprit Saint et mon esprit à mon Père. »

       586.16 Il baisse la tête en réfléchissant, puis repose le rouleau qui a été à l’origine de la conversation sur une espèce de haute crédence, un coffre en ébène — ou quelque autre bois de couleur foncée —, tout marqueté d’ivoire jaune, que quatre serviteurs ont apporté de la pièce voisine et où Marthe range les nappes les plus précieuses. Il dit ensuite :

       « Lazare, viens dehors. J’ai besoin de te parler !

       – Tout de suite, Seigneur ! »

       Lazare se lève et suit Jésus dans le jardin où la lumière baisse, car la dernière lueur du jour est en train de mourir dans le ciel et le clair de lune n’en est qu’à ses débuts.

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