3.1 Avant de poursuivre, je fais une remarque.
La maison ne m’a pas semblé être celle de Nazareth, que je connais bien. Du moins la pièce est-elle très différente. Le jardin potager, lui aussi, est plus vaste ; en outre, on voit des champs, pas beaucoup, mais tout de même il y en a. Plus tard, après le mariage de Marie, il n’y aura plus que le jardin, grand mais limité au potager; et je n’ai jamais vu la pièce que je viens de voir dans d’autres visions. Je ne sais si je dois penser que, pour quelque motif pécuniaire, les parents de Marie se sont séparés d’une partie de leurs biens, ou si Marie, une fois sortie du Temple, a pris une autre maison, qui lui aurait peut-être été donnée par Joseph. Je ne me rappelle pas si, dans les visions et les enseignements passés, j’ai eu l’indication certaine que la maison de Nazareth était aussi sa maison natale.
J’ai la tête très fatiguée. Et j’oublie aussitôt les paroles des dictées en particulier, bien que les commandements restent très nets à mon esprit et que la lumière demeure dans mon âme. Mais les détails s’effacent immédiatement. S’il me fallait une heure après répéter ce que j’ai entendu, je ne me rappellerais plus rien, mis à part une ou deux phrases principales. En revanche, les visions restent vivantes à mon esprit, parce que j’ai dû les observer moi-même. Les dictées, je les reçois. Mais les visions, c’est à moi de les percevoir. C’est pourquoi elles demeurent vivantes à mon esprit, qui a fait l’effort de les noter au fur et à mesure.
J’espérais une dictée sur la vision d’hier. Mais rien.
3.2 Je commence à voir et j’écris.
Hors des murs de Jérusalem, une grande foule se trouve sur les collines et au milieu des oliviers. On dirait un immense marché. Mais il n’y a ni tables ni boutiques, ni cris de charlatans et de vendeurs, et pas davantage de jeux. Il y a quantité de tentes en laine rêche, certainement imperméables, étendues sur des pieux fixés au sol ; des feuillages attachés à ces pieux servent d’ornement et donnent de la fraîcheur. D’autres, au contraire, sont constituées de branchages fixés au sol et attachés de cette manière , formant ainsi de petites galeries vertes. Sous chacune, des gens de tout âge et de toute condition discutent paisiblement, dans un recueillement troublé uniquement par quelque cri d’enfant.
Le soir descend et déjà les lueurs de petites lampes à huile brillent ici et là sur cet étrange campement. Autour des lumières, des familles prennent leur repas, assises à même le sol ; les mères tiennent leurs plus petits enfants sur leur sein, et nombre d’entre eux, épuisés, s’endorment en ayant encore quelque morceau de pain entre leurs doigts roses ; leur tête tombe sur la poitrine de leur mère comme les poussins sous les ailes de la poule ; les mères terminent leur repas tant bien que mal avec leur seule main libre pendant que l’autre serre leur enfant sur leur cœur. En revanche, d’autres familles n’ont pas encore commencé à manger et discutent dans la semi-obscurité du crépuscule en attendant que le repas soit prêt. Des feux s’allument ici et là, autour desquels les femmes s’affairent. Une berceuse très lente, presque une complainte, berce un enfant qui tarde à s’endormir.
Au-dessus, un beau ciel serein se teinte de plus en plus de bleu sombre jusqu’à paraître un immense voile de velours soyeux d’un noir azuré, sur lequel, tout doucement, des artificiers et des décorateurs invisibles fixent des joyaux lumineux, les uns isolés, les autres formant d’étranges lignes géométriques dont la première place revient à la Grande Ourse et à la Petite, avec leur forme de chariot dont le timon s’appuie au sol après que les bœufs ont été délivrés de leur joug. L’étoile Polaire scintille de tous ses feux.
Je comprends qu’on est en octobre, parce qu’une grosse voix d’homme le dit :
« Un beau mois d’octobre, comme on en voit rarement ! »
3.3 Anne revient d’un feu avec des choses dans les mains, étendues sur un pain large et plat comme une de nos galettes et qui fait office de plateau. Alphée, agrippé à sa jupe, fait entendre sa petite voix. Joachim, qui se tient sur le seuil d’une petite cabane faite de feuillages, parle avec un homme d’une trentaine d’années, que, de loin, Alphée salue avec un cri aigu : « Papa ! »
Voyant Anne s’approcher, Joachim se hâte d’allumer une lampe.
Anne passe comme une reine au milieu des rangées de cabanes. Royale, elle est pourtant humble. Elle ne se montre hautaine avec personne. Elle relève le marmot d’une pauvresse qui a fait une chute à ses pieds en trébuchant dans une course espiègle. Comme il a le visage tout barbouillé de terre et qu’il pleure, elle le nettoie, le console et le rend à sa mère qui accourt. Devant ses excuses, Anne dit :
« Oh, ce n’est rien ! Je suis heureuse qu’il ne se soit pas fait mal. C’est un bel enfant. Quel âge a-t-il ?
– Trois ans. C’est l’avant-dernier et d’ici peu j’en aurai un autre. J’ai six garçons. Maintenant, je voudrais une fille… Pour une maman, une fille compte beaucoup…
– Le Très-Haut t’a bien consolée ! »
Anne soupire.
« Oui, répond la femme. Je suis pauvre, mais les enfants font notre joie et les plus grands nous aident déjà au travail. Et toi, madame (tout montre qu’Anne est d’une condition plus élevée et la femme l’a bien remarqué), combien d’enfants as-tu ?
– Aucun.
– Aucun ? Celui-ci n’est pas le tien ?
– Non, c’est celui d’une très brave voisine. Il fait ma consolation…
– Ils sont morts, ou bien…
– Non, je n’en ai jamais eu.
– Oh ! »
La femme la regarde avec pitié.
Sur un soupir, Anne la salue et se rend à sa hutte.
« Je t’ai fait attendre, Joachim. Je me suis entretenue avec une pauvre femme, mère de six garçons, pense donc ! Et elle attend un autre enfant pour bientôt. »
Joachim soupire.
Le père d’Alphée appelle son fils, mais ce dernier répond : « Je reste avec Anne pour l’aider. »
Tous se mettent à rire.
« Laisse-le, il ne nous dérange pas. Il n’est pas encore tenu à l’observance de la Loi. Ici ou là, ce n’est qu’un petit oiseau qui mange », dit Anne, qui s’assied avec l’enfant sur son sein.
Elle lui donne de la galette et, me semble-t-il, du poisson grillé. Je vois qu’elle travaille avant de le lui donner, peut-être en enlève-t-elle les arêtes. Elle a d’abord servi son mari et mange en dernier.
3.4 La nuit est toujours plus parsemée d’étoiles et les lumières se font de plus en plus nombreuses sur le campement. Puis, insensiblement, beaucoup d’entre elles s’éteignent. Ce sont celles des personnes qui ont dîné en premier et qui commencent maintenant à dormir. Les rumeurs diminuent peu à peu. On n’entend plus de voix d’enfants. Seuls quelques bébés non sevrés font entendre leur voix de petit agneau qui cherche le lait de sa maman. Le souffle de la nuit passe sur les choses et les personnes, endormant peines et souvenirs, espoirs et rancœurs. Mais il se peut que ces deux derniers, bien qu’atténués, survivent au contraire dans le sommeil, dans les rêves.
Anne le dit à son mari, tout en berçant Alphée qui s’endort dans ses bras :
« Cette nuit, j’ai rêvé que je viendrai l’an prochain à la Cité sainte pour deux fêtes au lieu d’une seule. Et l’une sera l’offrande au Temple de mon enfant… Oh, Joachim !
– Espère, espère, Anne ! Tu n’as rien appris d’autre ? Le Seigneur n’a-t-il rien murmuré à ton cœur ?
– Rien. Un songe seulement…
– Demain sera le dernier jour de supplication. Nous avons déjà fait toutes les offrandes, mais nous les renouvellerons encore demain, solennellement. Nous vaincrons Dieu par la fidélité de notre amour. Je pense toujours qu’il t’arrivera la même chose qu’à Anne d’Elqana.
– Dieu le veuille… et que je puisse bientôt entendre une voix me dire : “ Va en paix. Le Dieu d’Israël t’a accordé la grâce que tu lui demandais !»
– Si cette grâce t’est donnée, ton enfant te le dira lui-même en se retournant pour la première fois dans ton sein ; ce sera la voix de l’innocence, donc la voix de Dieu. »
Maintenant le camp tout entier se tait dans l’obscurité. Anne ramène Alphée à la hutte voisine et le dépose sur la couche de foin auprès de ses frères, qui dorment déjà. Elle se couche ensuite au côté de Joachim et à son tour leur lampe s’éteint : c’était l’une des dernières étoiles de la terre. Il ne reste plus que les étoiles du firmament pour veiller sur les dormeurs.
Anne et Joachim possédaient la Sagesse
« Les justes sont toujours des sages : amis de Dieu, ils vivent en sa compagnie et il les instruit, lui qui est la Sagesse infinie.
Mes grands-parents étaient des justes et possédaient donc la sagesse. C’est en toute vérité qu’ils pouvaient répéter ce que dit le Livre quand il chante les louanges de la Sagesse dans le livre du même nom : “ C’est elle que j’ai chérie et recherchée dès ma jeunesse ; j’ai cherché à la prendre pour épouse. ”
Anne, fille d’Aaron, était la femme forte dont parle notre aïeul.
Et Joachim, descendant du roi David, recherchait moins le charme et la richesse que la vertu. Anne possédait une grande vertu. En elle, toutes les vertus s’unissaient en un bouquet parfumé de fleurs pour former une réalité unique, la plus belle de toutes : la Vertu. Une vertu réelle, digne de se tenir devant le trône de Dieu.
Joachim avait donc deux fois épousé la sagesse “ en l’aimant plus qu’une autre femme ” : la sagesse de Dieu contenue dans le cœur de la femme juste. Anne n’avait rien cherché d’autre qu’à unir sa vie à celle d’un homme droit, avec la certitude que la droiture fait la joie de la famille.
3.6 Et pour être l’emblème de la “ femme forte ”, il ne lui manquait que d’être couronnée d’enfants, car c’est la gloire d’une épouse, la justification du mariage, dont parle Salomon. Il ne manquait à son bonheur que ces enfants, ces fleurs de l’arbre qui s’est uni à l’arbre voisin et porte de nouveaux fruits en abondance, où les deux bontés se fondent en une, car son époux ne lui avait jamais causé la moindre déception.
3.7 Devenue une vieille femme, épouse de Joachim depuis des dizaines d’années, elle restait pour lui “ l’épouse de sa jeunesse, sa joie, sa biche bien-aimée, sa gracieuse gazelle ”, dont les caresses conservaient la fraîcheur et l’enchantement de leur première soirée nuptiale et charmaient doucement son amour ; celui-ci restait aussi frais qu’une fleur humide de rosée et ardent comme un feu qu’une main ne cesse d’alimenter. C’est pourquoi, dans leur tristesse d’être sans enfant, ils se disaient l’un à l’autre des “ mots de réconfort dans leurs soucis et leurs malheurs ”.
3.8 Quand l’heure fut venue, la Sagesse, après les avoir instruits tout au long de leur vie, les éclaira par des songes nocturnes comme on sonne la diane du poème glorieux qui devait naître d’eux et serait Marie, la toute sainte, ma Mère. Si, dans leur humilité, ils n’imaginèrent pas cela, leur cœur pourtant trembla d’espoir à la première annonce de la promesse de Dieu. Les paroles de Joachim révèlent déjà cette certitude : “ Espère, espère… Nous vaincrons Dieu par la fidélité de notre amour. ” Ils rêvaient d’un fils : ils eurent la Mère de Dieu.
3.9 Les paroles du livre de la Sagesse paraissent avoir été écrites pour eux : “ J’aurai à cause d’elle gloire parmi les foules… J’aurai à cause d’elle l’immortalité et je laisserai un souvenir éternel à ceux qui viendront après moi. ” Mais, pour obtenir tout cela, il leur fallait acquérir la royauté d’une vertu véritable, durable, qu’aucun événement ne saurait atteindre. Vertu de foi, vertu de charité, vertu d’espérance, vertu de chasteté. La chasteté des époux ! Ils la possédèrent, car il n’est pas nécessaire d’être vierge pour être chaste. Les ménages chastes sont gardés par les anges et ils engendrent de bons enfants, qui font de la vertu de leurs parents la norme de leur propre vie.
3.10 Mais à présent, où sont-ils ? Actuellement, on ne veut plus d’enfant, mais on ne veut pas davantage de la chasteté. C’est pourquoi je vous dis que l’amour et la chambre nuptiale sont profanés. ».