Or, voici comment fut engendré Jésus Christ : Marie, sa mère, avait été accordée en mariage à Joseph ; avant qu’ils aient habité ensemble, elle fut enceinte par l’action de l’Esprit Saint. Joseph, son époux, qui était un homme juste, et ne voulait pas la dénoncer publiquement, décida de la renvoyer en secret. Comme il avait formé ce projet, voici que l’ange du Seigneur lui apparut en songe et lui dit : « Joseph, fils de David, ne crains pas de prendre chez toi Marie, ton épouse, puisque l’enfant qui est engendré en elle vient de l’Esprit Saint ; elle enfantera un fils, et tu lui donneras le nom de Jésus (c’est-à-dire : Le-Seigneur-sauve), car c’est lui qui sauvera son peuple de ses péchés. » Tout cela est arrivé pour que soit accomplie la parole du Seigneur prononcée par le prophète : Voici que la Vierge concevra, et elle enfantera un fils ; on lui donnera le nom d’Emmanuel, qui se traduit : « Dieu-avec-nous » Quand Joseph se réveilla, il fit ce que l’ange du Seigneur lui avait prescrit : il prit chez lui son épouse, mais il ne s’unit pas à elle, jusqu’à ce qu’elle enfante un fils, auquel il donna le nom de Jésus.
26.1 Après cinquante-trois jours, la Mère recommence à se montrer par cette vision qu’elle me dit de noter dans ce livre. La joie renaît en moi, car voir Marie c’est posséder la Joie.
26.2 Je vois donc le petit jardin de Nazareth. Marie file à l’ombre d’un pommier très touffu et croulant de fruits qui commencent à rougir et ressemblent à autant de joues d’enfant roses et rondes.
Mais Marie n’a pas ces belles couleurs. Sa bonne mine, ses joues rouges d’Hébron ont disparu. Son visage est pâle comme de l’ivoire, et seules ses lèvres y dessinent une courbe de léger corail. Sous ses paupières abaissées, deux ombres obscures, et le bord des yeux est gonflé comme lorsqu’on a pleuré. Je ne vois pas ses yeux parce qu’elle penche légèrement la tête, attentive à son travail et plus encore prise par des pensées attristantes, car je l’entends soupirer comme quelqu’un dont le cœur est blessé.
Elle est tout habillée de blanc, de lin blanc : il fait en effet très chaud, même si la fraîcheur encore intacte des fleurs m’indique que c’est le matin. Elle a la tête nue et le soleil, qui joue avec le feuillage du pommier qu’une brise légère soulève, et qui filtre en faisant des traînées de lumière sur la terre brune des parterres, dessine des ronds de lumière sur sa tête blonde et sur ses cheveux qui prennent des reflets d’or pur.
Il ne vient aucun bruit ni de la maison ni des alentours. On n’entend rien d’autre que le murmure du filet d’eau qui descend dans la vasque au fond du jardin.
26.3 Un coup frappé énergiquement à la porte de la maison fait sursauter Marie. Elle pose de côté sa quenouille et son fuseau et se lève pour aller ouvrir. Son vêtement a beau être souple et ample, il ne parvient pas à dissimuler la rondeur de son bassin.
Elle se trouve face à Joseph. Marie pâlit jusqu’aux lèvres. Son visage ressemble maintenant à une hostie tant il est exsangue. Le regard de Marie est triste et interrogatif. Le regard de Joseph paraît suppliant. Ils se regardent en silence. Enfin, Marie parle :
« A cette heure-ci, Joseph ? Tu as besoin de quoi que ce soit ? Que veux-tu me dire ? Viens. »
Joseph entre et referme la porte. Il ne dit toujours rien.
« Parle, Joseph, qu’est-ce que tu veux ?
– Ton pardon. »
Joseph s’incline comme s’il voulait s’agenouiller, mais Marie, qui ne le touche habituellement qu’avec beaucoup de réserve, le saisit résolument par les épaules et l’en empêche.
Le visage de Marie change plusieurs fois de couleur, il est tantôt rouge, tantôt aussi blanc que neige comme avant.
« Mon pardon ? Je n’ai rien à te pardonner, Joseph. Je dois seulement te remercier encore pour tout ce que tu as fait ici en mon absence et pour l’amour que tu me portes. »
Joseph la regarde, et je vois deux grosses larmes se former dans la cavité de son œil profond, y rester comme sur le bord d’un vase puis rouler sur ses joues et sa barbe.
« Pardon, Marie. J’ai manqué de confiance en toi. Maintenant, je sais. Je suis indigne d’avoir un tel trésor. J’ai manqué de charité, je t’ai accusée dans mon cœur, je t’ai accusée sans justice parce que je ne t’avais pas demandé la vérité. J’ai fauté envers la Loi de Dieu en ne t’aimant pas comme je me serais aimé…
– Oh non, tu n’as pas péché !
– Si, Marie. Si j’avais été accusé d’un tel crime, je me serais défendu. Toi… Je ne t’ai pas permis de te défendre, car j’allais prendre des décisions sans t’interroger. J’ai péché contre toi en te faisant l’offense d’un soupçon. Un soupçon, c’est déjà une offense, Marie. Celui qui suspecte ne sait pas. Moi, je ne t’ai pas connue comme je l’aurais dû. Mais pour la douleur que j’ai endurée… trois jours de supplice, pardonne-moi, Marie.
– Je n’ai rien à te pardonner. C’est à moi, au contraire, de te demander pardon pour la souffrance que je t’ai causée.
– Ah oui, quelle souffrance, quelle souffrance ! Vois, ce matin, on m’a dit que j’avais des cheveux blancs aux tempes et des rides sur le visage. Ces journées m’ont fait vieillir de dix ans ! 26.4 Mais pourquoi, Marie, as-tu été humble au point de cacher ta gloire, à moi ton époux, et permettre ainsi que je te suspecte ? »
Joseph n’est pas à genoux, mais il est si penché que cela revient au même. Marie pose sa main sur sa tête et sourit. On dirait qu’elle l’absout. Elle dit alors :
« Si mon humilité n’avait pas été aussi parfaite, je n’aurais pas mérité de concevoir le Très-Haut, qui vient effacer le péché d’orgueil qui a détruit l’homme. D’ailleurs, je n’ai fait qu’obéir… C’est Dieu qui m’a demandé cette obéissance… Elle m’a tellement coûté… pour toi, pour la souffrance que tu allais éprouver. Mais il fallait que je me taise. Je suis la servante de Dieu, et les serviteurs ne discutent pas les ordres qu’ils reçoivent : ils les exécutent, Joseph, même si cela leur fait verser des larmes de sang. »
A ces mots, Marie pleure doucement, si doucement que Joseph, qui est tout incliné, ne s’en rend pas compte avant qu’une larme ne tombe par terre. Il lève alors la tête et – c’est bien la première fois que je le vois faire ce geste –, il serre les petites mains de Marie dans ses mains fortes et hâlées et dépose un baiser au bout de ses doigts fins et roses, qui sortent comme autant de boutons de pêcher de l’étreinte des mains de Joseph.
26.5 « Maintenant, il va falloir faire face, parce que… »
Joseph ne termine pas sa phrase, mais contemple le corps de Marie qui rougit comme une pivoine et s’assied aussitôt pour ne pas exposer davantage ses formes au regard qui l’observe.
« Il faudra faire vite. Je viendrai ici… Nous accomplirons le rite du mariage… la semaine prochaine, ça te va ?
– Tout ce que tu fais est bien, Joseph. Tu es le chef de famille, et moi je suis ta servante.
– Non, c’est moi qui suis ton serviteur. Je suis le bienheureux serviteur de mon Seigneur qui grandit dans ton sein. Tu es bénie entre toutes les femmes d’Israël. Nous aviserons ta parenté ce soir même. Et après… quand je serai ici, nous travaillerons pour tout préparer à sa venue… Ah, comment recevoir Dieu chez moi ? Tenir Dieu dans mes bras ? Je vais en mourir de joie ! Je ne pourrai jamais le toucher !
– Tu le pourras, comme moi, avec la grâce de Dieu.
– Mais toi, c’est toi. Moi, je ne suis qu’un pauvre homme, le plus pauvre des fils de Dieu…
– Jésus vient pour nous, les pauvres, pour nous rendre riches en Dieu, il vient chez nous deux parce que nous sommes les plus pauvres et que nous le reconnaissons. Réjouis-toi, Joseph. La race de David a le Roi qu’elle attendait et notre maison devient plus somptueuse que le palais de Salomon : le Ciel, en effet, y sera présent et nous partagerons avec Dieu le secret de paix que les hommes connaîtront plus tard. Il grandira au milieu de nous, nos bras serviront de berceau au Rédempteur qui s’annonce et notre fatigue lui procurera sa nourriture… Oh, Joseph, nous entendrons la voix de Dieu nous appeler “ père et mère ! ” Ah… »
Marie pleure de joie, et ce sont des larmes de bonheur. Joseph, agenouillé à ses pieds désormais, pleure lui aussi ; sa tête est presque cachée dans l’ample vêtement de Marie qui descend en plis sur le pauvre carrelage de la pièce.
La vision s’arrête là.
Foi, charité et humilité pour recevoir Dieu
« Que personne n’interprète ma pâleur de façon erronée. Elle ne provenait pas de quelque crainte humaine. Humainement, j’aurais dû m’attendre à être lapidée. Mais je n’en avais pas peur. Je souffrais de la douleur de Joseph. Même la pensée qu’il pouvait m’accuser ne me troublait pas. Il me déplaisait seulement qu’il puisse le faire par un excès de rigueur. Lorsque je l’ai vu, cela m’a donné un coup au cœur. C’était le moment où ce juste aurait pu offenser la justice en manquant à la charité. Et que ce juste y manque – alors que cela ne lui arrivait jamais –, voilà qui m’aurait fait extrêmement souffrir.
26.7 Si je n’avais pas porté l’humilité à son extrême limite, comme je l’ai dit à Joseph, je n’aurais pas mérité de porter en moi celui qui, pour effacer l’orgueil de la race humaine, s’anéantissait jusqu’à devenir homme alors qu’il était Dieu.
26.8 Si je t’ai montré cette scène qu’aucun évangile ne relate, c’est que je veux attirer l’attention des hommes, trop étrangère aux conditions essentielles pour plaire à Dieu et accueillir sa venue continuelle dans leur cœur.
Foi. Joseph a cru aveuglément aux paroles du messager céleste. Il ne demandait qu’à croire, parce qu’il était sincèrement convaincu que Dieu est bon et que le Seigneur ne lui aurait pas fait subir, à lui qui avait espéré en Dieu, la douleur d’être trahi, déçu, méprisé par son prochain. Il ne demandait qu’à croire en moi car, honnête comme il l’était, il ne pouvait penser sans souffrir que d’autres puissent ne pas l’être. Il vivait la Loi, or la Loi dit : “ Tu aimeras ton prochain comme toi-même. ” Nous nous aimons tellement que nous nous croyons parfaits, même quand ce n’est pas le cas. Alors, pourquoi cesser d’aimer notre prochain quand on le pense imparfait ?
Charité absolue, charité qui sait pardonner, qui veut pardonner. Pardonner d’avance, en excusant dans son cœur les défauts de l’autre. Pardonner immédiatement, en accordant au coupable toutes les circonstances atténuantes.
Humilité aussi absolue que la charité. Savoir reconnaître ses manquements – ne serait-ce qu’une simple pensée – et ne pas avoir l’orgueil, pire encore que la faute précédente, de ne pas vouloir reconnaître : “ Je me suis trompé. ” Dieu excepté, tout le monde se trompe. Qui donc peut prétendre : “ Je ne me trompe jamais ” ? Une forme d’humilité est encore plus difficile : celle qui sait taire les merveilles que Dieu accomplit en nous, quand ce n’est pas nécessaire de le faire pour l’en louer, afin de ne pas déprécier l’autre, qui n’a pas reçu ces dons particuliers de Dieu. S’il le veut – s’il le veut ! –, Dieu se révèle lui-même dans son serviteur. Elisabeth m’a “ vue ” telle que j’étais, mon époux m’a connue pour ce que j’étais lorsque l’heure vint pour lui de le savoir.
26.9 Laissez au Seigneur le soin de vous proclamer ses serviteurs. Il y met un empressement plein d’amour, car chaque personne qu’il élève à une mission particulière est une gloire nouvelle ajoutée à sa propre gloire infinie ; c’est en effet le témoignage de ce qu’est l’homme tel que Dieu le voulait : une perfection mineure qui reflète son Auteur. Demeurez dans l’ombre et le silence, vous les privilégiés de la grâce, pour pouvoir entendre les paroles uniques qui sont “ vie ”, et pour pouvoir mériter d’avoir au-dessus de vous et en vous le Soleil qui resplendit éternellement.
Oh ! Lumière bienheureuse qui es Dieu, qui fais la joie de tes serviteurs, resplendis sur eux ; qu’ils exultent en toute humilité et te louent, toi, toi seul, qui disperses les superbes, mais élèves les humbles qui t’aiment aux splendeurs de ton Royaume. »