Comme il se faisait tard, arriva un homme riche, originaire d’Arimathie, qui s’appelait Joseph, et qui était devenu, lui aussi, disciple de Jésus. Il alla trouver Pilate pour demander le corps de Jésus. Alors Pilate ordonna qu’on le lui remette. Prenant le corps, Joseph l’enveloppa dans un linceul immaculé, et le déposa dans le tombeau neuf qu’il s’était fait creuser dans le roc. Puis il roula une grande pierre à l’entrée du tombeau et s’en alla. Or Marie Madeleine et l’autre Marie étaient là, assises en face du sépulcre.
Afficher les autres textes bibliquesAlors Joseph acheta un linceul, il descendit Jésus de la croix, l’enveloppa dans le linceul et le déposa dans un tombeau qui était creusé dans le roc. Puis il roula une pierre contre l’entrée du tombeau. Or, Marie Madeleine et Marie, mère de José, observaient l’endroit où on l’avait mis.
Puis il le descendit de la croix, l’enveloppa dans un linceul et le mit dans un tombeau taillé dans le roc, où personne encore n’avait été déposé. C’était le jour de la Préparation de la fête, et déjà brillaient les lumières du sabbat. Les femmes qui avaient accompagné Jésus depuis la Galilée suivirent Joseph. Elles regardèrent le tombeau pour voir comment le corps avait été placé. Puis elles s’en retournèrent et préparèrent aromates et parfums. Et, durant le sabbat, elles observèrent le repos prescrit.
À l’endroit où Jésus avait été crucifié, il y avait un jardin et, dans ce jardin, un tombeau neuf dans lequel on n’avait encore déposé personne. À cause de la Préparation de la Pâque juive, et comme ce tombeau était proche, c’est là qu’ils déposèrent Jésus.
610.1 Dire ce que j’éprouve est inutile. Je ferais uniquement un exposé de ma propre douleur, ce qui serait sans valeur par rapport à la souffrance que je vois. Je l’écris donc sans commentaires sur mes propres réactions.
610.2 J’assiste à la sépulture de Notre-Seigneur.
Le petit cortège, après avoir descendu le Calvaire jusqu’en bas, trouve, creusé dans le calcaire de la colline, le tombeau de Joseph d’Arimathie. Les porteurs y pénètrent avec le corps de Jésus.
Voici son aspect : c’est une pièce creusée dans la pierre au fond d’un jardin tout fleuri. Cela ressemble à une grotte, mais on se rend compte qu’elle est évidée de main d’homme. Il y a la chambre sépulcrale proprement dite, avec ses loculi (ils sont faits d’une manière différente de ceux des catacombes). Pour en donner une idée, ce sont des sortes de cavités rondes qui s’enfoncent dans la pierre comme les trous d’une ruche. Pour le moment, ils sont tous vides. On voit l’œil vide de chaque loculus comme une tache noire sur la grisaille de la pierre. Puis, précédant cette chambre sépulcrale, il y a une sorte d’antichambre. En son milieu, une table de pierre pour l’onction. C’est sur elle que l’on dépose le corps de Jésus enveloppé dans son linceul.
Jean et Marie entrent à leur tour, mais eux seuls, car cette chambre préparatoire est petite et s’il y avait des personnes supplémentaires, ils ne pourraient plus bouger. Les autres femmes se tiennent près de la porte, ou plutôt près de l’ouverture, car il n’y a pas de porte proprement dite.
610.3 Les deux porteurs découvrent Jésus.
Pendant que, dans un coin, ils préparent les bandes et les aromates sur une espèce de console à la lumière de deux torches, Marie se penche sur son Fils en pleurant, et de nouveau elle l’essuie avec le voile qui entoure encore les reins de Jésus. C’est l’unique toilette que reçoit le corps de Jésus, celle des larmes maternelles, et si elles sont copieuses et abondantes, elles ne servent pourtant qu’à enlever superficiellement et partiellement la poussière, la sueur et le sang de ce corps torturé.
Marie ne se lasse pas de caresser ces membres glacés. Avec une délicatesse encore plus grande que si elle touchait celles d’un nouveau-né, elle prend les pauvres mains déchirées, les serre dans les siennes, en baise les doigts, les allonge, cherche à réunir les lèvres des blessures comme pour les soigner ou du moins les rendre moins douloureuses, elle applique sur ses propres joues ces mains qui ne peuvent plus caresser et elle gémit, elle gémit dans son atroce douleur. Elle redresse et joint les pauvres pieds qui s’abandonnent, comme s’ils étaient mortellement épuisés de tant de chemin parcouru pour nous. Mais ils ont été trop déplacés sur la croix, surtout celui de gauche qui reste pour ainsi dire à plat, comme s’il n’avait plus de cheville.
Puis elle revient au corps, si froid et déjà rigide, et le caresse. Elle voit une nouvelle fois la déchirure de la lance. Maintenant que le Sauveur est couché sur le dos sur la table de pierre, elle est ouverte et béante comme une bouche, permettant de mieux voir la cavité thoracique (la pointe du cœur se voit distinctement entre le sternum et l’arc costal gauche ; deux centimètres environ au-dessus se trouve l’incision faite par la pointe de la lance dans le péricarde et le carde, longue d’un bon centimètre et demi alors que l’ouverture externe du côté droit est d’au moins sept centimètres). De nouveau, Marie crie comme sur le Calvaire. Il semble que la lance la transperce, tant elle se tord de douleur en portant les mains à son cœur, transpercé comme celui de Jésus. Que de baisers sur cette blessure, pauvre Mère !
Puis elle revient à la tête renversée et la redresse, car elle est restée légèrement inclinée en arrière et fortement à droite. Elle cherche à fermer les paupières qui s’obstinent à rester entrouvertes, et la bouche toujours ouverte, contractée, un peu tordue à droite. Elle peigne les cheveux, qui hier seulement étaient beaux et qui sont devenus un enchevêtrement alourdi par le sang. Elle démêle les mèches les plus longues, les lisse sur ses doigts, les enroule pour leur rendre la forme des doux cheveux de son Jésus, si soyeux et si bouclés. Et elle ne cesse de gémir car elle se souvient de l’époque de son enfance… C’est la raison fondamentale de sa douleur : le souvenir de l’enfance de Jésus, de son amour pour lui, de ses soins qui redoutaient même l’air vif pour la petite créature divine, et la comparaison avec ce que les hommes ont fait de lui.
610.4 Sa lamentation me fait souffrir, tout comme son geste quand elle gémit :
« Que t’ont-ils fait, que t’ont-ils fait, mon Fils ? »
Ne pouvant le voir ainsi nu, raide, sur une pierre, elle le prend dans ses bras en lui passant le bras sous les épaules, en le serrant de l’autre main sur sa poitrine et elle le berce, avec le même mouvement qu’à la grotte de la Nativité. Tout cela me fait pleurer et souffrir comme si une main me fouillait le cœur.
610.5 La terrible angoisse spirituelle de Marie.
Marie se tient près de la pierre de l’onction et caresse, contemple, gémit et pleure. La lumière tremblante des torches éclaire par instants son visage et je vois de grosses larmes rouler sur les joues très pâles d’un visage ravagé. Et j’entends toutes les paroles, très distinctement bien que murmurées entre les lèvres, d’un vrai colloque de son âme avec l’âme de son Fils. Je reçois l’ordre de les écrire.
610.6 « Mon pauvre Fils ! Que de blessures !… Comme tu as souffert ! Vois ce qu’ils t’ont fait !… Comme tu es froid, mon Fils ! Tes doigts sont glacés, et comme ils sont inertes ! Ils paraissent brisés. Jamais, pas même dans le sommeil le plus abandonné de l’enfance, ni dans la lourdeur de ta fatigue d’artisan, ils n’étaient ainsi… Et comme ils sont glacés ! Pauvres mains ! Donne-les à ta Maman, mon trésor, mon amour saint, mon amour ! Regarde comme elles sont transpercées ! Mais regarde, Jean, cette déchirure ! Oh ! les cruels ! Donne à ta Maman cette main blessée. Que je te la soigne. Oh ! je ne te ferai aucun mal… J’emploierai baisers et larmes, et je te les réchaufferai de mon souffle et de mon amour. Fais-moi une caresse, mon Fils ! Tu es de glace, moi je brûle de fièvre. Ma fièvre sera soulagée par ta glace et ta glace s’adoucira au contact de ma fièvre. Une caresse, mon Fils ! La dernière remonte à peu de temps, mais j’ai l’impression que cela fait des siècles… Des mois entiers se sont passés sans caresses de ta part, mais ils me semblaient être des heures, parce que j’attendais toujours ton arrivée, et de chaque jour je faisais une heure, de chaque heure une minute, pour me dire que tu n’étais pas éloigné d'une ou de plusieurs lunes, mais seulement de quelques jours, mais seulement de quelques heures. Pourquoi le temps est-il devenu si long ? Quel tourment inhumain ! Parce que tu es mort. Ils t’ont tué ! Tu n’es plus sur la terre ! Non ! En quelque endroit que j’envoie mon âme chercher la tienne et l’embrasser — puisque te trouver, te posséder, te sentir, était la vie de ma chair et de mon esprit —, en quelque endroit que je te cherche avec le flot de mon amour, je ne te trouve plus, je ne te trouve plus ! Il ne me reste de toi que cette dépouille froide, cette dépouille sans âme ! O âme de mon Jésus, ô âme de mon Christ, ô âme de mon Seigneur, où es-tu ? Pourquoi avez-vous enlevé son âme à mon Fils, hyènes cruelles unies à Satan ? Et pourquoi ne m’avez-vous pas crucifiée avec lui ? Avez-vous eu peur d’un second crime ? (Sa voix devient de plus en plus forte et déchirante.) Et qu’était-ce de tuer une pauvre femme, pour vous qui n’avez pas hésité à tuer Dieu fait chair ? N’avez-vous pas commis un second crime ? Et n’est-il pas le plus infâme de laisser une mère survivre à son Fils mis à mort ? »
610.7 Marie, qui en haussant la voix avait également levé la tête, revient se pencher sur le visage éteint de Jésus et parle à lui seul :
« Ici, dans ce tombeau, nous aurions au moins été ensemble, comme nous l’avons été pendant l’agonie sur le bois, et nous aurions fait ensemble le voyage au-delà de la vie et à la rencontre de la Vie. Mais si je ne puis te suivre dans ce voyage, je peux rester ici à t’attendre. »
Elle se redresse et dit à haute voix à ceux qui sont présents :
« Eloignez-vous tous. Moi, je reste. Enfermez-moi ici avec lui. Je l’attends. Qu’est-ce que vous dites ? Que ce n’est pas possible ? Pourquoi n’est-ce pas possible ? Si j’étais morte, ne serais-je pas ici, couchée à son côté, en attendant d’être décomposée ? Je resterai à côté de lui, mais à genoux. J’étais là à son premier vagissement, une nuit de décembre. Je le serai maintenant dans cette nuit du monde privé du Christ. Ah ! c’est une vraie nuit ! La Lumière n’est plus ! Nuit glaciale ! L’Amour est mort ! Que dis-tu, Nicodème ? Je me contamine ? Son sang n’est pas contamination. Je ne me suis pas contaminée en l’engendrant. Ah ! comme tu es sorti, toi, Fleur de mon sein, sans déchirer des fibres, mais vraiment comme la fleur du narcisse parfumé qui éclot de l’âme du bulbe matrice et donne une fleur même si l’étreinte de la terre n’a pas été sur la matrice. Floraison virginale qui se réalise en toi, ô mon Fils venu de l’étreinte céleste et né dans l’éclat des splendeurs célestes. »
610.8 Déchirée, la Mère se penche de nouveau sur son Fils, étrangère à tout ce qui n’est pas lui, et elle murmure doucement :
« Mais toi, mon Fils, te souviens-tu de cet éclat de splendeurs qui revêtait toutes choses tandis que ton sourire s’ouvrait au monde ? Te souviens-tu de la lumière béatifique que le Père envoya des Cieux pour envelopper le mystère de ta floraison et te faire trouver moins repoussant ce monde obscur, pour toi qui étais Lumière et venais de la Lumière du Père et de l’Esprit Paraclet ? Et maintenant ? Tout est nuit et froid… Quel froid ! Quel froid ! J’en frissonne. Il fait plus froid qu’en cette nuit de décembre. J’éprouvais alors la joie de t’avoir auprès de moi pour me réchauffer le cœur. Et nous étions deux à t’aimer… Maintenant… Maintenant, je suis seule et mourante moi aussi. Mais je t’aimerai pour deux : pour ceux qui t’ont si peu aimé qu’ils t’ont abandonné au moment de ta souffrance ; je t’aimerai pour ceux qui t’ont haï ; je t’aimerai pour le monde entier. Tu ne sentiras pas le froid du monde. Tu ne m’as pas ouvert les entrailles pour naître, mais pour que tu ne sentes pas le froid, je suis prête à me les ouvrir et à t’enfermer dans mon sein. Te souviens-tu comme il t’a aimé, ce sein, ce petit germe palpitant ?… Il est toujours le même. Oui, c’est mon droit et mon devoir de Mère. C’est mon désir. Il n’y a que ta Mère qui puisse l’avoir, et qui puisse éprouver pour son Fils un amour aussi grand que l’univers. »
610.9 Elle a peu à peu haussé la voix, et c’est maintenant avec force qu’elle déclare :
« Partez. Moi, je reste. Vous reviendrez dans trois jours et nous sortirons ensemble. Ah ! Revoir le monde appuyée à ton bras, mon Fils ! Comme il sera beau à la lumière de ton sourire ressuscité ! Le monde frémissant au pas de son Seigneur ! La terre a tremblé quand la mort t’a arraché l’âme et que de ton cœur est sorti ton esprit. Cette fois, elle va trembler, non plus d’horreur et de douleur, mais d’un suave frémissement que je ne connais pas, mais dont ma féminité a l’intuition, qui émeut une vierge quand, après une absence, elle entend le pas de son époux arrivant pour les noces. Mieux encore : la terre frémira d’un saint tressaillement, pareil à celui qui m’a bouleversée au plus profond de mon être quand le Seigneur un et trine vint sur moi, et quand la volonté du Père unie au feu de l’Amour créa la semence dont tu es venu, ô mon saint Petit, mon Enfant, tout à moi ! Oui, tu tiens tout de moi ! Chaque enfant a un père et une mère, même les bâtards. Mais toi, c’est ta Maman seule qui a formé ta chair de rose et de lys, ainsi que ces broderies de veines bleues comme nos rivières de Galilée, et ces lèvres de grenade, ces cheveux plus gracieux que la toison blonde des chèvres de nos collines, ou encore ces yeux qui ressemblent à deux petits lacs de Paradis. Non, ils sont plutôt de l’eau d’où coule l’unique et quadruple fleuve du lieu de délices, et qui emporte dans ses quatre branches l’or, l’onyx, le béryl et l’ivoire, les diamants, les palmes, le miel, les roses et les richesses infinies : ô Phison, ô Gehon, ô Tigre, ô Euphrate, vous êtes un chemin pour les anges qui se réjouissent en Dieu, un chemin pour les rois qui t’adorent, Essence connue ou inconnue, mais vivante, et présente même dans le cœur le plus obscur ! C’est ta Maman seule qui t’a fait cela grâce à son “ oui ”… De musique et d’amour je t’ai formé, de pureté et d’obéissance je t’ai composé, ô ma joie ! 610.10 Qu’est-ce que ton cœur, sinon la flamme du mien qui s’est partagée pour se condenser en une couronne autour du baiser de Dieu à sa Vierge. Voilà ce qu’est ton cœur. Ah ! »
(Le cri est déchirant au point que Marie-Madeleine et Jean accourent pour la secourir. Les autres n’osent pas mais, en pleurs et voilées, elles jettent un coup d’œil par l’ouverture.)
« Ah ! ils te l’ont brisé ! Voilà pourquoi tu es si froid et moi aussi ! Tu n’as plus en toi la flamme de mon cœur et moi je ne puis plus continuer à vivre du reflet de cette flamme, qui était mienne et que je t’ai donnée pour te faire un cœur. Viens ici, sur ma poitrine ! Avant que la mort me tue, je veux te réchauffer, je veux te bercer. Je te chantais : “ Il n’y a pas de maison, il n’y a pas de nourriture, il n’y a que la douleur. ” Quelles paroles prophétiques ! Douleur, douleur, douleur pour toi comme pour moi ! Je te chantais : “ Dors, dors sur mon cœur. ” Il en est de même maintenant : dors ici, ici, ici… »
Déchirée et déchirante, elle s’assied sur le bord de la pierre, prend Jésus sur ses genoux, passe un de ses bras derrière elle, pose la tête de son Fils sur son épaule et y appuie la sienne, et, en le tenant serré contre sa poitrine, elle le berce et le couvre de baisers.
610.11 Nicodème et Joseph s’approchent et placent sur une sorte de siège, de l’autre côté de la pierre, des vases, des bandes, un linceul propre et un bassin rempli d’eau, me semble-t-il, ainsi que des tampons de charpie.
A cette vue, Marie demande à haute voix :
« Que faites-vous là ? Que voulez-vous ? Le préparer ? Pourquoi ? Laissez-le sur les genoux de sa maman. Si j’arrive à le réchauffer, il ressuscitera plus tôt. Si j’arrive à consoler le Père et à le consoler lui de la haine déicide, le Père pardonnera plus tôt, et lui reviendra plus tôt. »
La Douloureuse délire presque.
« Non, je ne vous le donnerai pas ! Je l’ai donné une fois, une fois je l’ai donné au monde et le monde n’en a pas voulu. Il l’a tué parce qu’il ne voulait pas de lui. Maintenant, je ne le donne plus ! Que dites-vous ? Que vous l’aimez ? Bon ! Mais pourquoi ne l’avez-vous pas défendu ? Vous avez attendu, pour lui dire que vous l’aimiez, qu’il ne puisse plus vous entendre. Quel pauvre amour que le vôtre ! Mais si vous craigniez le monde au point de ne pas oser défendre un innocent, vous deviez au moins me le rendre, à moi, sa Mère, pour lui permettre de défendre son Enfant. Elle savait qui il était et ce qu’il méritait. Quant à vous… vous l’avez eu pour Maître, mais vous n’avez rien appris. N’est-ce pas vrai ? Est-ce que je mens ? Mais vous ne voyez pas que vous ne croyez pas à sa Résurrection ? Vous y croyez ? Non. Pourquoi êtes vous là, en train de préparer bandes et aromates ? Parce que vous estimez que c’est un pauvre mort, aujourd’hui glacé, demain décomposé, et c’est pour cela que vous voulez l’embaumer. Laissez là vos pommades. Venez adorer le Sauveur avec le cœur pur des bergers de Bethléem. Regardez : dans son sommeil, c’est seulement un homme fatigué qui se repose. Comme il s’est fatigué de son vivant ! Il s’est exténué jusque dans ces dernières heures !… Maintenant, il repose. Pour moi, pour sa Maman, ce n’est qu’un grand Enfant épuisé qui dort. Son lit et sa chambre sont bien misérables, mais son premier berceau n’était pas plus beau, ni sa première demeure plus plaisante. Les bergers adorèrent le Sauveur pendant son sommeil d’enfant. Vous adorez le Sauveur pendant son sommeil de triomphateur de Satan. Alors, comme les bergers, allez annoncer au monde : “ Gloire à Dieu ! Le Péché est mort ! Satan est vaincu ! Paix sur la terre et dans les Cieux entre Dieu et l’homme ! ” Préparez les chemins pour son retour. Je vous envoie, moi que la maternité rend prêtresse rituelle. Allez. J’ai dit que je refuse. Je l’ai lavé de mes larmes, et cela suffit. Le reste est inutile, et ne vous imaginez pas le mettre sur lui. Il sera plus facile pour lui de se relever s’il est dégagé de ces bandes funèbres et inutiles. Pourquoi me regardes-tu ainsi, Joseph ? Et toi, Nicodème ? L’horreur de cette journée vous a-t-elle rendus hébétés ? Avez-vous perdu la mémoire ? Ne vous le rappelez-vous pas ? “ A cette génération mauvaise et adultère qui cherche un signe, il ne sera donné que le signe de Jonas… De même, le Fils de l’homme restera trois jours et trois nuits dans le cœur de la terre. ” Ne vous en souvenez-vous pas ? “ Le Fils de l’homme va être livré aux mains des hommes qui le tueront, mais le troisième jour il ressuscitera. ” Ne vous le rappelez-vous pas ? “ Détruisez ce Temple du vrai Dieu et en trois jours je le ressusciterai. ” Ce Temple, c’était son corps. Tu hoches la tête ? Tu me plains ? Tu me crois folle ? Mais comment ? Il a ressuscité des morts, et il ne pourrait pas se ressusciter lui-même ? 610.12 Jean ?
– Mère !
– Oui, appelle-moi “ mère ”. Je ne peux vivre à l’idée que personne ne m’appellera plus ainsi ! Jean, tu étais présent quand il a ressuscité la fille de Jaïre et le jeune homme de Naïm. Ils étaient bien morts, eux, n’est-ce pas ? Ce n’était pas seulement un lourd sommeil ? Réponds.
– Ils étaient morts. La fillette depuis deux heures, le jeune homme depuis un jour et demi.
– Et ils se sont levés à son commandement ?
– Ils se sont levés à son commandement.
– Vous avez entendu ? Vous deux, vous avez entendu ? Mais pourquoi hochez-vous la tête ? Peut-être voulez-vous dire que la vie revient plus vite chez un homme jeune et innocent. Mais mon Enfant est l’Innocent ! Il est l’éternellement jeune. Il est Dieu, mon Fils !… »
Marie jette un regard déchirant et fiévreux sur les deux hommes qui, accablés mais inexorables, disposent les rouleaux des bandes désormais trempées dans les aromates. Elle a étendu son Fils sur la pierre avec la délicatesse d’une mère qui dépose son nouveau-né dans son berceau. Elle fait deux pas, se penche au pied du lit funèbre, où Marie-Madeleine pleure à genoux. Elle la saisit par l’épaule, la secoue, l’appelle :
« Marie, réponds-moi. Ils pensent que Jésus ne peut pas ressusciter parce qu’il est un homme et qu’il est mort de blessures, mais ton frère n’était-il pas plus âgé que lui ?
– Si.
– N’était-il pas devenu tout entier une plaie ?
– Si.
– N’était-il pas décomposé avant même de descendre au tombeau ?
– Si.
– Et n’est-il pas ressuscité au bout de quatre jours d’asphyxie et de putréfaction ?
– Si.
– Et alors ? »
610.13 Un silence grave et prolongé lui répond. Puis avec un cri inhumain, Marie vacille en portant une main à son cœur. Ils la soutiennent, mais elle les repousse. Du moins, elle paraît les repousser, car en réalité elle rejette ce qu’elle est seule à voir. Et elle crie :
« Arrière ! Arrière, cruel ! Pas cette vengeance-là ! Tais-toi ! Je ne veux pas t’entendre ! Tais-toi ! Ah ! il me mord le cœur !
– Qui, Mère ?
– Oh, Jean, c’est Satan ! Satan qui dit : “ Il ne ressuscitera pas. Aucun prophète ne l’a annoncé. ” Dieu très-haut ! Aidez-moi tous, vous qui êtes des esprits bons et des personnes pieuses ! Ma raison vacille ! Je ne me rappelle plus rien. Que disent les prophètes ? Que dit le psaume ? Ah ! qui va me répéter les passages qui parlent de mon Jésus ? »
C’est Marie-Madeleine qui, de sa voix d’orgue, récite le psaume de David sur la Passion du Messie.
Marie, soutenue par Jean, redouble de larmes, qui tombent sur son Fils mort. Celui-ci en est inondé. La Mère s’en aperçoit, elle l’essuie et dit à voix basse :
« Tant de larmes… alors que, lorsque tu avais si soif je n’ai pas pu t’en donner une seule goutte. Et maintenant… je t’inonde ! Tu ressembles à un arbuste sous une épaisse rosée. Viens ici, que la Maman t’essuie, mon Fils! Tu as goûté à tant d’amertume ! Que sur tes lèvres blessées ne tombe pas aussi l’amertume et le sel des larmes maternelles!… ”
Puis elle appelle à haute voix :
« Marie ! David ne dit pas… Connais-tu Isaïe ? Dis-moi ses paroles… »
Marie-Madeleine récite le passage sur la Passion et finit dans un sanglot :
« …il a livré sa vie à la mort et fut compté parmi les malfaiteurs, lui qui a enlevé les péchés du monde et a prié pour les pécheurs.
– Ah ! Tais-toi ! Pas la mort ! Pas livré à la mort ! Non, non ! Ah ! que votre manque de foi, allié à la tentation de Satan, me met le doute au cœur ! Devrais-je ne pas te croire, mon Fils, ne pas croire à ta sainte parole ? Parle à mon âme ! Des rives lointaines où tu es allé délivrer ceux qui attendaient ta venue, que ton âme s’adresse à mon âme qui l’attend, à mon âme qui est ici, toute prête à l’écouter. Dis à ta Mère que tu reviens. Dis : “ Le troisième jour, je ressusciterai. ” Je t’en supplie, mon Fils et Dieu ! Aide-moi à protéger ma foi. Satan enroule ses anneaux autour d’elle pour l’étrangler. Il a détourné sa tête de serpent de la chair de l’homme, car tu lui as arraché cette proie, mais maintenant il a enfoncé ses crocs venimeux dans la chair de mon cœur et il en paralyse les battements, la force et la chaleur. Mon Dieu ! Ne permets pas que je me méfie ! Ne laisse pas le doute me glacer ! Ne donne pas à Satan la liberté de m’amener au désespoir ! Mon Fils ! Mets ta main sur mon cœur. Elle chassera Satan. Pose-la sur ma tête. Elle y ramènera la lumière. Sanctifie mes lèvres par une caresse, pour qu’elles aient la force de dire : “ Je crois ” même contre tout un monde qui ne croit pas. Ah ! quelle douleur c’est de ne pas croire ! Père ! Il faut beaucoup pardonner à ceux qui ne croient pas. Car, quand on ne croit plus… quand on ne croit plus… toute horreur devient facile. Je peux te l’affirmer… moi qui éprouve cette torture. Père, pitié des sans-foi ! Donne-leur, Père saint, donne-leur, au nom de cette Hostie consumée et de moi, hostie qui se consume encore, donne ta foi aux sans-foi ! »
610.14 Un long silence s’intalle.
Nicodème et Joseph font un signe à Jean et à Marie-Madeleine.
« Viens, Mère.»
C’est Marie-Madeleine qui parle pour chercher à éloigner Marie de son Fils et à séparer les doigts de Jésus entrelacés dans ceux de Marie qui les couvre de baisers en pleurant.
Marie, solennelle, se redresse. Elle étend une dernière fois les pauvres doigts exsangues, pose la main inerte de Jésus le long de son corps. Puis elle baisse les bras vers la terre et, bien droite, la tête légèrement renversée, elle prie et offre. On n’entend pas un mot. Mais par toute son attitude, on comprend qu’elle prie. C’est vraiment la Prêtresse à l’autel, la Prêtresse au moment de l’offertoire. “ Offerimus praeclarae majestati tuae de tuis donis, ac datis, hostiam puram, hostiam sanctam, hostiam immaculatam… ”.
Puis elle se tourne :
« Faites-le donc. Mais il ressuscitera. C’est inutilement que vous vous défiez de ma raison et que vous êtes aveugles à la vérité qu’il vous a révélée. C’est inutilement que Satan cherche à attaquer ma foi. Pour racheter le monde, il manque aussi la torture que Satan vaincu fait endurer à mon cœur. Je la subis et l’offre pour ceux qui viendront. Adieu, mon Fils ! Adieu, mon enfant ! Adieu, mon petit ! Adieu… Adieu… Saint… Bon… Très aimé et aimable… Beauté… Joie… Source de salut… Adieu… Sur tes yeux… sur tes lèvres… sur tes cheveux d’or… sur tes membres glacés… sur ton cœur transpercé… oh ! sur ton cœur transpercé… mes baisers… mes baisers… mes baisers… Adieu… Adieu !… Seigneur ! Pitié pour moi ! »
[...]
610.15 Une fois la préparation des bandes achevée, Nicodème et Joseph s’approchent de la table et dénudent Jésus même de son voile. Ils passent une éponge, me semble-t-il, ou un morceau de lin sur ses membres — qui dégouttent de partout pour les préparer très sommairement.
Puis ils enduisent d’onguents le corps tout entier. Ils l’ensevelissent vraiment sous une couche de pommade. Auparavant, ils l’ont soulevé pour nettoyer aussi la table de pierre sur laquelle ils étendent le linceul, dont plus de la moitié pend à la tête du lit. Ils posent Jésus sur le ventre, et enduisent tout le dos, les cuisses, les jambes, toute la partie postérieure. Ceci fait, ils le retournent délicatement, en veillant à laisser intacte la couche de pommade, puis ils font aussi l’onction de la partie antérieure, d’abord le tronc, ensuite les membres. D’abord les pieds, et en dernier lieu les mains qu’ils joignent sur le bas ventre.
La mixture des aromates doit être collante comme de la glu, car je vois que les mains de Jésus restent en place alors qu’auparavant elles glissaient toujours à cause de leur poids de membres morts. Les pieds, eux, gardent leur position : l’un plus droit, l’autre plus allongé.
Ils terminent par la tête. Après l’avoir enduite avec soin, de manière à ce que les traits disparaissent sous la couche d’onguents, ils lient le menton avec une bande pour maintenir la bouche fermée.
Marie gémit plus fort.
Puis ils soulèvent le côté du linceul qui pend et le replient sur Jésus, qui disparaît sous la grosse toile. Ce n’est plus qu’une forme couverte par une toile.
Après avoir vérifié que tout est comme il faut, Joseph pose encore sur le visage un suaire de lin et d’autres linges, qui ressemblent à de courtes et larges bandes rectangulaires, qui passent de droite à gauche au-dessus du corps, et maintiennent en place le linceul, bien adhérent au Corps. Ce n’est pas le bandage que l’on voit sur les momies, ni même à la résurrection de Lazare. C’est un embryon de bandage.
Jésus désormais est effacé. Même sa forme disparaît sous les linges. Cela ressemble à un long paquet de toile, plus étroit aux extrémités et plus large au milieu, appuyé sur la pierre grise.
Marie redouble de larmes.
Enseignement de Jésus
« La torture de Marie a continué par des assauts périodiques jusqu’à l’aube du dimanche. J’ai eu, dans la Passion, une seule tentation. Mais ma Mère, la Femme, a expié pour la femme, coupable de tout mal, de très nombreuses fois. Et Satan s’est acharné sur la Victorieuse avec une férocité décuplée.
Marie l’avait vaincu. Elle a connu la plus atroce tentation. Tentation contre sa chair de Mère. Tentation contre son cœur de Mère. Tentation contre son âme de Mère. Le monde s’imagine que la Rédemption s’est achevée avec mon dernier soupir. Non. Ma Mère l’a accomplie, en y ajoutant sa triple torture pour racheter la triple concupiscence, en luttant pendant trois jours contre Satan qui voulait l’amener à nier ma Parole et à ne pas croire en ma Résurrection. Marie fut la seule qui continua à croire. Si elle est grande et bienheureuse, c’est aussi en raison de cette foi.
Tu as aussi connu cela, ce tourment qui fait écho à mes angoisses de Gethsémani. Le monde ne comprendra pas cette page. Mais “ ceux qui sont dans le monde sans être du monde ” la comprendront et leur amour pour ma douloureuse Mère en sera renforcé. C’est pour cela que je te l’ai donnée.
Va en paix avec notre bénédiction. »
[...]
611.1 Joseph d’Arimathie éteint l’une des torches, jette un dernier coup d’œil et se dirige vers l’entrée du tombeau en tenant bien haut la torche allumée restante.
Marie s’incline encore une fois pour donner un baiser à son Fils à travers les linges. Elle voudrait dominer sa peine et la contenir en une forme de respect envers le Cadavre qui, déjà embaumé, ne lui appartient plus. Mais quand elle est toute proche du visage voilé, elle ne se maîtrise plus et tombe dans une nouvelle crise de désolation.
On la soulève de là non sans peine, et on l’éloigne plus difficilement encore de la couche funèbre. On remet en place les toiles dérangées, et c’est plutôt portée que soutenue qu’on emmène la pauvre Mère. Elle s’éloigne en tournant encore la tête, pour voir, pour voir son Jésus qui reste seul dans l’obscurité du tombeau.
611.2 Ils sortent dans le jardin silencieux dans la lumière du crépuscule. La relative clarté revenue après la tragédie du Golgotha commence déjà à s’affaiblir à cause de la nuit qui tombe. Et là, dans le verger de Joseph, sous les branchages épais bien qu’encore sans feuilles et à peine garnis des boutons blancs rosés des pommiers — étrangement en retard alors qu’ailleurs ils sont couverts de fleurs épanouies et même déjà fécondés en fruits minuscules —, la pénombre est encore plus avancée qu’ailleurs.
Ils roulent la lourde pierre du tombeau dans son logement. Les longues branches d’un rosier ébouriffé descendent du haut de la grotte vers le sol et semblent frapper à cette porte de pierre et dire : “ Pourquoi te fermes-tu devant une mère en pleurs ? ” Ils paraissent verser eux aussi des larmes de sang de leurs pétales rouges qui s’effeuillent, avec les corolles qui s’étendent le long de la pierre sombre et les boutons serrés qui frappent contre l’inexorable fermeture.
611.3 Mais bientôt cette porte du tombeau sera mouillée d’un autre sang et d’autres larmes. Marie, jusqu’alors soutenue par Jean et relativement tranquille malgré ses sanglots, se dégage de l’apôtre et, avec un cri qui, je crois, a fait trembler jusqu’aux fibres des plantes, elle se jette contre la porte, s’attaque à sa saillie pour la repousser. Elle s’écorche les doigts et se brise les ongles sans y parvenir, et elle fait pression jusque avec sa tête contre la saillie rêche. Son gémissement a quelque chose du rugissement d’une lionne qui s’évanouit sur le seuil de la trappe où sont enfermés ses lionceaux, pleine de tendresse et féroce dans son amour de mère.
Elle n’a plus rien de la douce Vierge de Nazareth, de la femme patiente que l’on connaissait jusque là. Elle est une mère, seulement et simplement la mère liée à son enfant par toutes les fibres de sa chair et de son amour. C’est la plus vraie “ maîtresse ” de cette chair qu’elle a engendrée, l’unique maîtresse après Dieu, et elle refuse que cette “ propriété ” lui soit dérobée. C’est la “ reine ” qui défend son diadème : son fils.
Toute la révolte et toutes les rébellions qu’en trente-trois ans toute autre femme aurait eues contre l’injustice du monde envers son enfant, toutes les férocités saintes et licites que toute autre mère aurait eues durant ces dernières heures pour frapper et tuer de ses mains et de ses dents les assassins de son enfant, tout ce que, par amour du genre humain, elle a toujours dompté, s’agitent maintenant dans son cœur, bouillonnent dans son sang. Mais malgré la douleur qui la fait délirer, elle reste douce, elle ne fait pas d’imprécations, elle ne s’acharne pas. Elle demande seulement à la pierre de s’ouvrir, de la laisser passer, car sa place est à l’intérieur, là où se trouve Jésus. Elle demande seulement aux hommes, impitoyables dans leur pitié, de lui obéir et d’ouvrir.
Après avoir frappé et ensanglanté de ses mains la pierre qui résiste, elle se tourne et s’appuie, les bras ouverts, en embrassant encore les deux bords de la pierre puis, avec sa grande majesté de Mère douloureuse, elle ordonne :
« Ouvrez ! Vous refusez ? Eh bien, moi je reste ici. Ce n’est pas possible à l’intérieur ? Alors ici, à l’extérieur. C’est ici que sont mon pain et mon lit. C’est ici qu’est ma demeure. Je n’ai pas d’autres maisons ni d’autre but. Quant à vous, partez. Retournez dans ce monde affreux. Moi, je reste là où il n’y a ni cupidité, ni odeur de sang.
– Tu ne peux pas, Femme !
– Tu ne peux pas, Mère !
– Tu ne peux pas, ma chère Marie ! »
Ils cherchent à lui détacher les mains de la pierre, effrayés par ces yeux dont ils ne connaissent pas la lueur qui les rend durs et impérieux, vitreux, phosphorescents.
611.4 Mais la violence n’est pas le fait des doux, et les humbles ne savent pas persister dans l’orgueil… Et Marie perd soudain la véhémence de sa volonté et le caractère impérieux de son commandement. Elle reprend son doux regard de colombe torturée, perd la majesté de son attitude. Elle fait un geste suppliant et elle joint les mains en implorant :
« Laissez-moi ! Au nom de vos morts, au nom des vivants que vous aimez, ayez pitié d’une pauvre mère !… Ecoutez… Ecoutez mon cœur. Il a besoin de paix pour perdre ce battement cruel. Il s’est mis à battre ainsi là-haut, sur le Calvaire. Chaque coup de marteau blessait mon Enfant… et retentissait dans mon cerveau et dans mon cœur… Ma tête est pleine du bruit des chocs, et mon cœur palpite au rythme des coups, sur les mains, sur les pieds de mon Jésus, de mon petit Jésus… Mon Enfant ! Mon Enfant !… »
Sa torture, qui paraissait calmée après sa prière au Père, près de la table de l’onction, reprend soudain. Tous pleurent.
« J’ai besoin de n’entendre ni cris ni coups. Or le monde est rempli de voix et de rumeurs. Toute voix me rappelle le “ grand cri ” qui a pétrifié le sang dans mes veines, et toute rumeur me semble être le son du marteau sur les clous. J’ai besoin de ne pas voir de visages d’hommes. Or le monde est plein de visages… Cela fait presque douze heures que je vois des visages d’assassins… Judas… les bourreaux… les prêtres… les juifs… Tous, tous des assassins !… Au loin ! Au loin !… Je ne veux plus voir personne… En tout homme, il y a un loup et un serpent. J’éprouve à l’égard de l’homme dégoût et peur… Laissez-moi ici, sous ces arbres paisibles, sur cette herbe fleurie… D’ici peu, il y aura les étoiles… Elles ont toujours été ses amies et les miennes… Hier soir, elles ont tenu compagnie à notre solitaire agonie… Elles savent tant de choses… Elles viennent de Dieu… Oh ! Mon Dieu ! Mon Dieu !… »
Elle pleure et s’agenouille.
« Paix, mon Dieu ! Il ne me reste que toi !
611.5 – Viens, ma fille ! Dieu te donnera la paix. Mais viens. Demain, c’est le sabbat pascal. Nous ne pourrions pas venir t’apporter de quoi manger…
– Je ne veux pas de nourriture ! Je veux mon Enfant ! Je me rassasie de ma douleur et me désaltère de mes larmes… Ici… Entendez-vous comme pleure ce petit duc ? Il pleure avec moi, et d’ici peu les rossignols en feront autant. Et demain, dans le soleil, ce sera au tour des calandres, des fauvettes et de tous les oiseaux qu’il aimait, et les tourterelles viendront avec moi pour frapper cette pierre et dire : “ Lève-toi, mon amour, et viens ! Amour qui te tiens dans les fentes du rocher, dans les retraites escarpées, que je voie ton visage, que j’entende ta voix ! ” Ah ! que dis-je ! Les assassins sournois ont eux aussi interpellé Jésus avec les mots du Cantique des Cantiques ! Oui, venez, filles de Jérusalem, voir votre Roi portant le diadème dont l’a couronné sa patrie le jour de son mariage avec la mort, le jour de son triomphe de Rédempteur !
– Regarde, Marie ! Les gardes du Temple arrivent. Partons, pour qu’ils ne crachent pas sur toi leur mépris.
– Les gardes ? Leur mépris ? Non : ce sont des lâches, des lâches. Et si je marchais sur eux, terrible dans ma douleur, ils fuiraient comme Satan devant Dieu. Mais je me souviens que je suis Marie… et je ne les frapperai pas comme j’en aurais le droit. Je resterai bonne… ils ne me verront même pas. Et s’ils me voient et me demandent : “ Que veux-tu ? ”, je leur rétorquerai : “ L’aumône de respirer l’air embaumé qui sort de cette fente. ” J’ajouterai : “ Au nom de votre mère. ” Tous ont une mère… le bon larron l’a dit aussi…
– Mais ces gens sont pires que des larrons. Ils vont t’insulter.
– Y aurait-il encore une insulte que je ne connaisse pas après celles d’aujourd’hui ? »
611.6 C’est Marie-Madeleine qui trouve la raison qui peut plier la Douloureuse à l’obéissance.
« Tu es bonne, tu es sainte, tu as la foi, et tu es courageuse. Mais nous, que sommes-nous ?… Tu le vois, la plupart ont fui, ceux qui restent tremblent. Le doute, qui est déjà en nous, nous dominerait. Toi, tu es la Mère. Tu n’as pas seulement des droits et des devoirs sur ton Fils, mais des devoirs et des droits sur ce qui appartient à ton Fils. Tu dois revenir avec nous, parmi nous, pour nous rassembler, pour nous rassurer, pour nous infuser ta foi. Tu l’as dit, après ton juste reproche à notre poltronnerie et à notre mécréance : “ Il lui sera plus facile de ressusciter s’il est débarrassé de ces bandes inutiles. ” Moi, je te le déclare : “ Si nous arrivons à nous unir dans la foi en sa Résurrection, il ressuscitera plus vite. Nous l’appellerons par notre amour… ” Mère, Mère de mon Sauveur, reviens avec nous, toi qui es l’amour de Dieu, pour nous donner cet amour que tu possèdes ! Veux-tu donc que la pauvre Marie de Magdala que Jésus a sauvée avec tant de pitié se perde de nouveau ?
– Non, on me le reprocherait. Tu as raison. Je dois revenir… aller à la recherche des apôtres… des disciples… de la famille… de tous… pour leur dire : “ croyez ” et “ il vous pardonne ”… A qui ai-je déjà dit ces mots ? … Ah ! A Judas. Il faudra… oui, il faudra le rechercher, même lui… car c’est le plus grand pécheur… »
Marie reste la tête inclinée sur la poitrine, elle tremble presque de dégoût, puis elle reprend :
« Jean, tu iras à sa recherche et tu me l’amèneras. Tu dois le faire, et je dois le faire. Père, que cela aussi soit pour la édemption de l’humanité. Allons. »
Elle se lève. Ils sortent du jardin à moitié obscur. Les gardes les regardent sortir sans intervenir.
611.7 La route, poussiéreuse et ravagée par la marée humaine qui l’a parcourue et frappée de ses pieds, de ses pierres et de ses matraques, fait une courbe autour du Calvaire pour rejoindre la route principale, parallèle aux murs. Les traces de l’événement y sont encore plus visibles. Par deux fois, Marie pousse un cri et se penche pour étudier le sol avec une mauvaise lumière, car il lui semble voir du sang et elle pense que c’est celui de son Jésus. Mais, à ce qu’il me semble, ce ne sont que des morceaux d’étoffe déchirés dans la mêlée de la fuite. Le petit torrent, qui court le long de la route, gazouille doucement dans l’épais silence qui envahit tout. La ville paraît abandonnée, tant il n’en provient que du silence.
Voici le petit pont qui conduit au rude chemin du Calvaire et, en face, la Porte Judiciaire. Avant de passer dessous et de disparaître, Marie se retourne pour porter un dernier regard vers le sommet du Calvaire… et elle verse des larmes désolées. Puis elle dit :
« Allons-y. Mais conduisez-moi. Je ne veux pas voir Jérusalem, ses rues, ses habitants.
– Oui, oui, mais pressons-nous. Ils vont fermer les portes et, comme tu vois, leur garde est renforcée. Rome craint des soulèvements.
– Elle a raison. Jérusalem est un repaire de tigres ! C’est une tribu d’assassins, une horde de brigands. Et ce n’est pas seulement vers les biens matériels, mais vers les vies humaines que ces usurpateurs tendent leurs griffes rapaces. 611.8 Cela fait trente-deux ans qu’ils dressent des pièges contre la vie de mon Enfant… C’était un agneau de lait et de rose, c’était un petit agneau aux cheveux d’or frisés… Il savait à peine dire “ Maman ”, faire ses premiers pas et rire de ses petites dents entre ses lèvres de clair corail, quand ils sont venus pour l’égorger… Ils prétendent maintenant qu’il avait blasphémé, violé le sabbat, poussé à la révolte, visé au trône, péché avec les femmes… Mais qu’avait-il fait, alors ? Quel blasphème pouvait-il avoir proféré s’il savait à peine appeler sa maman ? Que pouvait-il violer de la Loi, si lui, l’éternel Innocent, était alors aussi le petit innocent de l’homme ? Quelle révolte pouvait-il soulever s’il ne savait pas même faire un caprice ? A quel trône aurait-il visé ? Il avait son trône sur la terre et au Ciel, et il n’en demandait pas d’autre. Au Ciel, il avait le sein du Père, et sur terre il avait mon sein. Jamais il n’a eu un regard sensuel, et vous, qui êtes jeunes et belles, vous pouvez le certifier. Mais à cette époque… L’exercice de ses sens se bornait au besoin de tiédeur et de nourriture, et il était plein d’amour, oui, mais pour mon sein tiède, pour y poser son petit visage et dormir ainsi, et pour mon sein duquel mon amour s’écoulait en lait… Oh ! mon enfant !… Et ils voulaient ta mort ! C’est la vie, ton unique trésor, qu’ils voulaient t’enlever. Ils voulaient enlever sa mère au fils, son fils à la mère, pour nous rendre les plus misérables et les plus désolés de l’univers. Pourquoi ôter la vie au Vivant ? Pourquoi vous arroger le droit de retirer ce miracle qu’est la vie, le bien de la fleur et de l’animal, le bien de l’homme ? Mon Jésus ne vous demandait rien, ni argent, ni bijoux, ni maison. Il en avait une, petite et sainte, et il l’avait quittée par amour pour les hommes, ces hyènes. La demeure qu’a le petit de l’animal, il y avait renoncé pour vous, et c’est pauvre et seul qu’il a parcouru le monde, sans même le lit que lui avait construit le Juste, sans même le pain que lui cuisait sa Maman, et il a dormi là où c’était possible, il a mangé comme il l’a pu : chez des gens honnêtes comme tout fils d’homme, ou sur la couchette formée par l’herbe des prés, veillé par les étoiles. Assis à une table, ou partageant avec les oiseaux de Dieu les grains de blé et les fruits des ronces sauvages. Il ne vous demandait rien, mais, au contraire, il vous donnait. Il voulait seulement la vie pour vous donner la Vie par sa parole. Et vous, et toi, Jérusalem, vous l’avez dépouillé de la vie. Es-tu rassasiée et repue de son sang et de sa chair ? Ou cela ne te suffit-il pas encore ? Et toi, hyène après avoir été vampire et vautour, veux-tu te repaître de son cadavre, et, loin d’être rassasiée d’opprobres et de tourments, veux-tu encore t’acharner et jouir de déshonorer ses dépouilles et de revoir ses spasmes de douleur, ses tremblements, ses hoquets, ses convulsions en moi, la Mère de celui que vous avez tué ? 611.9 Sommes-nous arrivés ? Pourquoi vous arrêtez-vous ? Cet homme, que veut-il de Joseph ? Que dit-il ? »
En fait Joseph a été accosté par un des rares passants et, dans le silence absolu de la ville déserte, on entend très bien leurs paroles.
« On sait que tu es entré dans la maison de Pilate : tu as profané la Loi, et tu en rendras compte ! La Pâque t’est interdite ! Tu es devenu impur.
– Toi aussi, Elchias. Tu m’as touché, or je suis tout couvert du sang du Christ et de sa sueur de mort !
– Ah ! Horreur ! Ecarte-toi ! Eloigne de moi ce sang !
– N’aie pas peur. Il t’a déjà abandonné et maudit.
– Mais toi aussi, tu es maudit. Et maintenant que tu t’es acoquiné avec Pilate, n’espère pas pouvoir soustraire le cadavre. Nous avons pris des mesures pour que ce petit jeu cesse. »
Nicodème s’est approché lentement, tandis que les femmes se sont arrêtées avec Jean, en s’adossant à un portail fermé.
« Nous l’avons vu » répond Joseph. « Lâches ! Vous avez peur même d’un mort ! Mais de mon jardin et de mon tombeau, je fais ce que bon me semble.
– Nous verrons cela…
– Nous verrons. J’en appellerai à Pilate.
– Oui, tu forniques avec Rome, maintenant. »
Nicodème s’avance :
« Mieux vaut avec Rome qu’avec le démon, comme vous, déicides ! Et du reste, dis-moi : comment donc reprends-tu courage ? Il y a un instant tu fuyais, en proie à la terreur. C’est déjà passé pour toi ? Ce qui est arrivé ne te suffit-il pas ? Une de tes maisons n’est-elle pas brûlée ? Tremble donc ! Le châtiment n’est pas fini. Il vient, au contraire. Il te menace comme la Némésis des païens. Ni gardiens ni sceaux n’empêcheront le Vengeur de se lever et de frapper.
– Maudit sois-tu ! »
Elchias s’enfuit et va buter contre les femmes. Il le comprend, et lance une injure grossière à Marie.
611.10 Jean, sans un mot, fait un saut de panthère et le jette à terre, il le maintient avec ses genoux, lui serre les mains autour du cou et lui intime :
« Demande-lui pardon ou je t’étrangle, démon ! »
Il ne le lâche que lorsque l’homme, pressé et à moitié asphyxié par les mains de Jean, geint :
« Pardon. »
Mais son cri a attiré la ronde.
« Halte-là ! Qu’est-ce qu’il se passe ? Encore des séditions ? Arrêtez-vous tous, ou vous serez frappés. Qui êtes-vous ?
– Joseph d’Arimathie et Nicodème, autorisés par le Proconsul à ensevelir le Nazaréen mis à mort, qui reviennent du tombeau avec sa Mère, son disciple, ainsi que ses parents et amis. Cet homme a offensé la Mère de Jésus et on l’a obligé à demander pardon.
– C’est tout ? Il fallait l’étrangler. Allez ! Soldats, arrêtez cet homme. Que veulent-ils d’autre, ces vampires ? Même le cœur des mères ? Salut, juifs !
– Quelle horreur ! Mais ce ne sont plus des hommes… Jean, sois bon avec eux. Prends en compte le souvenir de mon Jésus — qui est aussi ton Jésus : il prêchait le pardon.
– Mère, tu as raison. Mais ce sont des criminels et ils me font perdre la tête. Ce sont des sacrilèges : ils t’offensent et je ne puis le permettre.
– Ce sont des criminels, oui, et ils savent qu’ils le sont. 611.11 Regarde comme il y en a peu dans les rues et comme ils s’esquivent furtivement ! Leur forfait accompli, les criminels sont pris d’inquiétude. Les voir fuir ainsi, entrer dans les maisons, se barricader par peur, me fait horreur. Je les vois tous coupables du déicide. Regarde là, Marie, ce vieil homme. Il est déjà au bord de la fosse et pourtant, maintenant que la lumière de cette porte qui s’ouvre l’éclaire, il me semble l’avoir vu défiler pour accuser mon Jésus, là-haut, sur le Calvaire… Il l’appelait larron… Larron, mon Jésus !… Et ce jeune, à peine plus qu’un enfant, lui adressait des blasphèmes obscènes en invoquant son sang sur lui… Le malheureux !… Et cet homme ? Il est si musclé et si fort, se sera-t-il abstenu de le frapper ? Oh ! je ne veux pas voir ! Regardez : sur leurs visages se superpose le visage de leur âme et… et ils n’ont plus figure d’hommes, mais de démons… Ils se montraient bravaches contre l’homme lié, le Crucifié… Et maintenant ils fuient, ils se cachent, ils s’enferment. Ils ont peur. De qui ? D’un mort. Pour eux, ce n’est qu’un mort puisqu’ils nient qu’il soit Dieu. De quoi donc ont-ils peur ? A qui ferment-ils leurs portes ? Au remords, à la punition. C’est inutile : le remords est en vous et il vous poursuivra éternellement. La punition n’est pas humaine. Et contre elle les verrous et les bâtons, les portes et les barreaux ne servent à rien. Elle descend du Ciel, de Dieu, vengeur de son Immolé, elle pénètre au-delà des murs et des portes, et vous marque de sa flamme céleste, pour le châtiment surnaturel qui vous attend. Le monde viendra au Christ, à Celui qui est le Fils de Dieu et le mien, il viendra à Celui que vous avez transpercé, mais vous, les Caïn d’un Dieu, vous serez marqués pour toujours comme l’opprobre de l’espèce humaine. Moi, qui suis née de vous, moi qui suis la Mère de tous, je dois dire que pour moi, votre fille, vous n’avez été que des parâtres. Dans la foule infinie de mes enfants, vous êtes ceux qui m’imposez le plus d’effort pour vous accueillir, car vous êtes souillés du crime envers mon enfant. Et vous ne vous en repentez pas en disant : “ Tu étais le Messie. Nous te reconnaissons et nous t’adorons. ”
Voici une autre ronde romaine. L’Amour n’est plus sur la terre. La Paix n’est plus dans le monde des hommes. Haine et guerre s’agitent comme ces torches fumeuses. Ceux qui dominent ont peur du déchaînement de la foule. Ils savent par expérience que, lorsque cette bête qui s’appelle homme a senti le goût du sang, elle devient avide de carnage… Mais ne les craignez pas. Ce ne sont pas de vrais lions ni de vraies panthères, ce sont des hyènes très lâches. Ils s’acharnent sur l’agneau sans défense, mais ils redoutent le lion armé de lances et son autorité. Ne craignez pas ces chacals rampants. Votre pas ferré les met en fuite et l’éclat de vos lances les rend plus doux que des lapins. 611.12 Ces lances ! L’une d’elles a ouvert le cœur de mon Fils ! Laquelle ? Leur vue est une flèche dans mon cœur… Et pourtant je voudrais les avoir toutes dans ces mains qui tremblent pour voir quelle est celle qui porte encore des traces de sang et dire : “ C’est celle-là ! Donne-la-moi, soldat ! Donne-la à une mère en souvenir de ta mère lointaine, et je prierai pour elle et pour toi. ” Aucun soldat ne me la refuserait, car ces hommes de guerre ont été les meilleurs devant l’agonie du Fils et de la Mère. Pourquoi n’y ai-je pas pensé, là-haut ? C’était comme si on m’avait frappé à la tête. Déjà, elle était abrutie par ces coups… Ah ! quels coups ! Qui me permet de ne plus les entendre ici, dans ma pauvre tête ? La lance… Comme je la voudrais !…
– Nous pouvons la chercher, Mère. Le centurion me paraît très bon avec nous. Je crois qu’il ne la refusera pas. J’irai demain.
– Oui, oui, Jean. Je suis pauvre, je n’ai que peu d’argent, mais je me dépouille jusqu’à mon dernier sou pour obtenir cette arme… Ah ! comment ai-je pu ne pas la demander ?
– Marie, ma chérie, aucun d’entre nous ne connaissait cette blessure… Quand tu l’as vue, les soldats étaient déjà loin.
– C’est vrai… Je suis abrutie par la douleur. Et les vêtements ? Je n’ai rien de lui ! Je donnerais mon sang pour les avoir… »
Marie verse de nouveau des larmes désolées.
611.13 Elle arrive ainsi dans la rue où se trouve le Cénacle. Il est temps, car elle est épuisée et se traîne vraiment comme une vieille femme. Et elle le dit.
« Courage ! Nous voilà arrivées
– Arrivées ? Le chemin qui, ce matin, m’a paru si long est donc si court ? Ce matin… était-ce ce matin ? Cela ne fait pas plus longtemps ? Que d’heures, que de siècles sont passés depuis que je suis entrée hier soir ici et depuis que j’en suis sortie ce matin ? Est-ce vraiment moi, une Mère de cinquante ans, ou bien une centenaire, une femme d’il y a longtemps, croulant sous les siècles qui pèsent sur mes épaules courbées et sur ma tête chenue ? Il me semble avoir vécu toute la douleur du monde. Cette croix est immatérielle, mais combien lourde ! Elle est de pierre. Peut-être encore plus lourde que celle de mon Jésus. Car je porte la mienne et la sienne avec le souvenir de sa torture et la réalité de la mienne. Entrons, puisqu’il le faut. Mais ce n’est pas un réconfort, c’est un accroissement de douleur. C’est par cette porte qu’est entré mon Fils pour son dernier repas. C’est par elle qu’il est sorti pour aller à la rencontre de la mort. Et il a dû mettre son pied là où le traître avait posé le sien, en sortant pour appeler ceux qui devaient s’emparer de l’Innocent. C’est contre cette porte que j’ai vu Judas… Oui, j’ai vu Judas ! Et je ne l’ai pas maudit. Je lui ai parlé au contraire comme une mère déchirée, déchirée pour son Fils bon et pour ce fils mauvais … J’ai vu Judas ! C’est le Démon que j’ai vu en lui ! Moi, qui ai toujours tenu Lucifer sous mon talon et, ne considérant que Dieu, n’ai jamais posé les yeux sur Satan, j’ai connu son visage en regardant le traître. J’ai parlé avec le Démon… Et il s’est enfui, car il ne supporte pas ma voix. L’aura-t-il quitté maintenant ? Je pourrais ainsi parler à ce mort et moi, qui suis mère, le concevoir à nouveau avec le sang d’un Dieu, pour l’enfanter à la grâce ? Jean, jure-moi que tu le rechercheras et que tu ne te montreras pas cruel envers lui. Je ne le suis pas, moi qui pourtant en aurais le droit… Oh ! Laissez-moi entrer dans cette pièce où mon Jésus a pris son dernier repas, là où la voix de mon enfant a prononcé en paix ses dernières paroles !
– Oui, nous le trouverons. Mais maintenant, regarde, viens ici, là où nous étions hier. Repose-toi. 611.14 Salue Joseph et Nicodème qui se retirent.
– Je les salue, oui. Oh ! je les salue, je les remercie, je les bénis !
– Mais viens, viens. Tu vas le faire à loisir.
– Non. Ici. Joseph… Ah ! je n’ai connu personne de ce nom qui ne m’aime pas… »
Marie, femme d’Alphée, éclate en sanglots.
« Ne pleure pas… Même ton Joseph… C’était par amour que ton fils se trompait. Il voulait me donner la paix humainement… Mais aujourd’hui… tu l’as vu… tous les Joseph sont bons avec Marie… Joseph, je te remercie, et toi aussi, Nicodème… Mon cœur se prosterne sous vos pieds fatigués à cause de tant de chemin fait pour lui… pour les derniers honneurs qui lui ont été rendus… Je n’ai que mon cœur à vous donner… et je vous le donne, amis loyaux de mon Fils… et… et pardonnez les paroles qu’une mère transpercée vous a dites au tombeau…
– Toi qui es sainte, c’est à toi de pardonner ! dit Nicodème.
– Sois bonne maintenant. Repose dans ta foi. Nous viendrons demain, ajoute Joseph.
– Oui, nous viendrons. Nous sommes à tes ordres.
– C’est le sabbat demain, objecte la gardienne de la maison.
– Le sabbat est mort. Nous viendrons. Adieu. Que le Seigneur soit avec nous. »
Et ils s’en vont.
– Oui, Mère, viens.
– Non. Ouvrez. Vous m’avez promis de le faire après les salutations. Ouvrez cette porte ! Vous ne pouvez la fermer à une mère, à une mère qui cherche à respirer dans l’air l’odeur du souffle, du corps de son enfant. Ne savez-vous pas que ce souffle et ce corps, c’est moi qui les lui ai donnés ? Moi, moi qui l’ai porté neuf mois, qui l’ai enfanté, allaité, élevé, soigné ? Ce souffle est mien ! Cette odeur de chair est mienne ! C’est la mienne, rendue plus belle chez mon Jésus. Laissez-moi la sentir une fois encore.
– Mais oui, ma chérie, demain. Aujourd’hui, tu es exténuée. Tu es brûlante de fièvre. Tu ne peux pas. Tu es malade.
– Oui, malade. Mais c’est parce que j’ai dans les yeux la vue de son sang et dans le nez l’odeur de son corps couvert de plaies. Que je voie la table où il s’est appuyé vivant et en bonne santé, que je sente le parfum de son corps juvénile. Ouvrez ! Ne me l’ensevelissez pas une troisième fois ! Déjà, vous me l’avez caché sous les aromates et les bandes, puis vous me l’avez enfermé sous la pierre. Maintenant pourquoi, pourquoi refuser à une Mère de retrouver son dernier vestige dans le souffle qu’il a laissé derrière cette porte ? Laissez-moi entrer. Je chercherai par terre, sur la table, sur son siège, les traces de ses pieds, de ses mains. Et je les baiserai, je les baiserai jusqu’à me consumer les lèvres. Je chercherai… je chercherai… Peut-être trouverai-je un cheveu de sa tête blonde, un cheveu qui ne soit pas couvert de sang. Savez-vous donc ce qu’est le cheveu d’un fils pour sa maman ? Toi, Marie, femme de Clopas, et toi, Salomé, vous êtes mères. Et vous ne comprenez pas ? Jean ? Jean ? Ecoute-moi. Je suis ta Mère : c’est Jésus qui m’a rendue telle. Lui ! Tu me dois obéissance. Ouvre ! Je t’aime, Jean. Je t’ai toujours aimé parce que tu l’aimais. Je t’aimerai plus encore. Mais, ouvre. Ouvre, te dis-je ! Tu ne veux pas ? Tu ne veux pas ? Ah ! je n’ai donc plus de fils ? Jésus ne me refusait jamais rien, parce qu’il était mon fils. Tu refuses. Tu ne l’es pas. Tu ne comprends pas ma douleur… Oh ! Jean, pardon… pardon… Ouvre… Ne pleure pas… Ouvre… Oh ! Jésus!… Jésus!… Ecoute-moi… Que ton esprit opère un miracle ! Ouvre à ta pauvre Maman cette porte que personne ne veut ouvrir ! Jésus ! Jésus ! »
Marie serre les poings et frappe la porte bien close. Son déchirement est au paroxysme. Elle finit par pâlir en murmurant :
« Oh ! mon Jésus ! Je viens ! Je viens ! »
Elle se renverse sans force dans les bras des femmes qui pleurent. Elles la soutiennent pour l’empêcher de tomber au pied de cette porte, et la transportent ainsi dans la pièce en face.