648.1 Sur la terrasse de la maison de Simon, éclairée par la pleine lune, se trouvent Pierre et Jean. Ils devisent à voix basse, en montrant la maison de Lazare, fermée et silencieuse. Ils discutent longuement en faisant les cent pas. Puis, qui sait pour quel motif, le débat devient plus animé et leurs voix, d’abord basses, prennent un ton plus haut et bien clair.
Pierre donne un coup de poing sur le parapet et s’écrie :
« Mais tu ne comprends pas que c’est ce qu’il convient de faire ? C’est au nom de Dieu que je te parle, écoute-moi, et ne t’obstine pas. Il faut agir comme je le dis. Ce n’est pas par lâcheté ou par peur, mais pour empêcher la totale extermination qui nuirait à l’Eglise du Christ. Désormais, on suit tous nos déplacements. Je m’en suis aperçu, et Nicodème m’a confirmé que j’avais bien vu. Pourquoi n’avons-nous pas pu rester à Béthanie ? Pour cette raison. Pourquoi n’est-il plus prudent de rester dans cette maison, chez Nicodème, Nikê ou chez Anastasica ? Toujours pour cette raison. Pour empêcher l’Eglise de mourir de la mort de ses chefs.
– Le Maître nous a assuré bien des fois que l’enfer même ne pourra jamais l’exterminer et prévaloir sur elle, répond Jean.
– C’est vrai. L’enfer ne prévaudra pas, comme il n’a pas prévalu sur le Christ. Mais les hommes, oui. Comme ils ont prévalu sur l’Homme-Dieu, qui a vaincu Satan, mais qui n’a pu triompher des hommes.
– Parce qu’il n’a pas voulu vaincre. Il devait racheter et donc mourir. Et de cette mort. Mais s’il avait voulu les vaincre ! Combien de fois n’a-t-il pas échappé à leurs pièges de toutes sortes !
– On dressera des pièges à l’Eglise aussi, mais elle ne périra pas totalement, dans la mesure où nous aurons assez de prudence pour empêcher l’extermination des chefs actuels avant que beaucoup d’autres prêtres, de tout rang, ne soient créés et formés à leur ministère par nous, qui avons été les premiers. Ne te fais pas d’illusion, Jean ! Les pharisiens, scribes, prêtres et membres du Sanhédrin feront leur possible pour tuer les pasteurs afin de disperser le troupeau. Ce troupeau est encore faible et craintif, celui de Palestine surtout. Nous ne devons pas le laisser sans pasteurs tant que beaucoup d’agneaux ne seront pas à leur tour devenus pasteurs. Tu as vu combien sont déjà morts. 648.2 Pense au monde qui nous attend ! L’ordre a été clair : “ Allez évangéliser toutes les nations, baptisez-les au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, et apprenez-leur à observer mes commandements. ” Sur la rive du lac, par trois fois il m’a commandé de paître ses brebis et ses agneaux, et il a prophétisé que, lorsque je serai vieux — et alors seulement —, je serai attaché et amené à confesser le Christ par mon sang et ma vie. Et bien loin d’ici ! Si j’ai bien compris l’un de ses entretiens, avant la mort de Lazare, je dois aller à Rome, et y fonder l’Eglise immortelle. D’ailleurs, lui-même n’a-t-il pas jugé préférable de se retirer à Ephraïm parce qu’il n’avait pas encore accompli son évangélisation ? C’est seulement au moment voulu qu’il est revenu en Judée pour y être pris et crucifié. Imitons-le.
On ne peut certainement pas dire que Lazare, Marie et Marthe aient été des personnes craintives. Tu vois pourtant que, même si cela leur a coûté beaucoup, ils se sont éloignés d’ici pour porter ailleurs la Parole divine qui, ici, aurait été étouffée par les juifs. Moi qui ai été choisi par Jésus pour être pontife, j’ai décidé. Les autres apôtres et disciples ont pris la même décision : nous allons nous disperser. Les uns iront en Samarie, d’autres vers la Grande Mer, d’autres encore vers la Phénicie, ou même toujours plus loin, en Syrie, dans les îles, en Grèce, dans l’Empire romain. Si là-bas la zizanie et le poison juif rendent stériles les champs et les vignes du Seigneur, nous partirons ailleurs et nous sèmerons dans d’autres champs et d’autres vignes, pour que la récolte, non seulement mûrisse, mais soit abondante. Si, dans ces lieux, la haine des juifs empoisonne les eaux et les corrompt, de sorte que moi — qui suis pêcheur d’âmes — et mes frères, nous ne puissions pas pêcher des âmes pour le Seigneur, nous irons dans d’autres eaux. Il faut être prudent et rusé en même temps. Sois-en sûr, Jean.
– Tu as raison. 648.3 Mais j’insisterai pour Marie. Je ne peux pas, je ne dois pas la quitter. Nous en souffririons trop tous deux. Et ce serait mal agir, de ma part… lui répond Jean.
– Reste donc. Et qu’elle reste, elle aussi, car il serait absurde de l’arracher d’ici…
– Marie n’y consentirait jamais. Je vous rejoindrai ensuite, quand elle ne sera plus sur la terre.
– Tu viendras, tu es jeune… Tu auras encore beaucoup de temps à vivre.
– Et Marie très peu.
– Pourquoi ? Est-elle malade, souffrante, affaiblie peut-être ?
– Oh non ! Le temps et les souffrances n’ont pas eu de pouvoir sur elle. Elle est toujours jeune d’aspect et d’esprit, sereine. Je dirais même bienheureuse.
– Alors, pourquoi dis-tu…
– Parce que je comprends que ce nouvel épanouissement en beauté et en joie est le signe qu’elle sent déjà proche la réunion avec son Fils. Je parle de sa réunion complète, car l’union spirituelle n’a jamais cessé entre eux. Je ne lève pas les voiles sur les mystères de Dieu, mais je suis certain qu’elle voit chaque jour son Fils, dans son vêtement glorieux. Et je pense que sa béatitude vient de là. Je crois qu’en le contemplant, son esprit s’illumine et arrive à connaître tout l’avenir, comme Dieu le connaît. Même le sien. Elle est encore sur la terre, avec son corps ; mais je pourrais dire, sans crainte de me tromper, que son esprit est presque toujours dans les Cieux. Si grande est son union avec Dieu, que je ne crois pas qu’il soit sacrilège de dire qu’elle a Dieu en elle, comme lorsqu’elle le portait en elle. Davantage encore. De même que le Verbe s’est uni à elle pour devenir Jésus Christ, elle est maintenant tellement unie au Christ qu’elle est un second Christ, au point d’avoir revêtu une nouvelle humanité, celle de Jésus lui-même. Si je dis une hérésie, que Dieu me fasse connaître mon erreur et me la pardonne. Elle vit dans l’amour. Ce feu d’amour l’enflamme, la nourrit, l’éclaire, et c’est encore ce feu d’amour qui nous la ravira, au moment fixé, sans douleur pour elle, sans corruption pour son corps… La douleur sera pour nous seuls… Pour moi surtout… Nous n’aurons plus notre Maîtresse, celle qui nous guide et nous réconforte… Et moi, je serai vraiment seul… »
Jean, dont la voix tremble déjà parce qu’il se retient de pleurer, éclate alors en sanglots déchirants, tels qu’il n’en avait jamais eus même au pied de la croix et dans le tombeau.
648.4 Pierre lui aussi, bien que plus paisiblement, se met à pleurer et, dans ses larmes, il supplie Jean de l’aviser, s’il le peut, afin qu’il soit présent au départ de Marie, ou du moins à sa sépulture.
« Je le ferai, si cela m’est permis, mais j’en doute beaucoup. Quelque chose me dit intérieurement que, comme Elie fut ravi par un tourbillon céleste sur un char de feu, il en sera de même pour elle. Je n’aurai pas le temps de m’apercevoir de son passage prochain qu’elle sera déjà au Ciel avec son âme.
– Mais son corps au moins restera. Celui du Maître est resté ! Or il était Dieu !
– Pour lui, c’était nécessaire. Pour elle, non. Lui devait, par sa résurrection, démentir les calomnies des juifs, et par ses apparitions convaincre le monde, devenu hésitant ou même négateur à cause de sa mort sur la croix. Marie n’a pas besoin de cela. Mais si je puis le faire, je te préviendrai. 648.5 Adieu, Pierre, pontife et mon frère dans le Christ. Je retourne vers elle, qui m’attend sûrement. Que Dieu soit avec toi.
– Et avec toi aussi. Demande à Marie de prier pour moi, et de me pardonner encore ma lâcheté de la nuit du procès de Jésus. C’est un souvenir que je n’arrive pas à effacer de mon cœur, il ne me laisse pas en paix… »
Des larmes coulent sur les joues de Pierre, qui achève :
« Qu’elle soit pour moi une Mère, une Mère aimante pour son fils prodigue et malheureux…
– Il n’est pas besoin que je le lui dise. Elle t’aime plus qu’une mère selon le sang. Elle t’aime en Mère de Dieu, et avec l’amour d’une Mère de Dieu. Si elle était prête à pardonner à Judas, dont la faute était sans mesure, peux-tu penser qu’elle ne t’ait pas pardonné à toi ? Paix à toi, mon frère. Je m’en vais.
– Et moi, je te suis, si tu le permets. Je veux la voir une fois encore.
– Viens. Je connais le chemin à prendre pour entrer à Gethsémani sans être vus. »
648.6 Ils se mettent en route et marchent, rapides et silencieux, en direction de Jérusalem, mais ils passent par la route haute qui rejoint l’Oliveraie du côté le plus éloigné de la ville.
Ils y arrivent quand déjà l’aube blanchit. Ils entrent à Gethsémani et descendent vers la petite maison. Marie, qui est sur la terrasse, les voit venir et elle descend à leur rencontre avec un cri de joie.
Pierre tombe vraiment à ses pieds, le visage contre terre :
« Mère, pardon !
– De quoi donc ? Aurais-tu péché en quoi que ce soit ? Celui qui me révèle toute vérité m’a seulement appris que tu es son digne successeur dans la foi. Comme homme, je t’ai toujours trouvé juste, bien que parfois impulsif. Que dois-je donc te pardonner ? »
Pierre pleure en silence.
Jean explique :
« Pierre n’arrive pas à trouver la paix parce qu’il a renié Jésus, dans la cour du Temple.
– C’est du passé. C’est effacé, Pierre. Jésus t’a-t-il donc fait des reproches ?
– Oh non !
– Etait-il moins affectueux avec toi qu’auparavant ?
– Non. En vérité, non. Au contraire !…
– Et ne t’a-t-il pas dit comment lui, et moi avec lui, nous t’avons compris et pardonné ?
– C’est vrai. Je suis toujours aussi stupide.
– Alors va et reste en paix. Je te l’assure, nous nous retrouverons tous, toi, les autres apôtres et diacres, et moi, au Ciel près de l’Homme-Dieu. Pour autant qu’il m’est donné de le faire, je te bénis. »
Puis, comme elle l’a fait pour Gamaliel, Marie pose les mains sur la tête de Pierre et y trace un signe de croix.
Pierre se penche pour lui baiser les pieds, puis il se lève, l’air bien plus serein qu’avant, et, toujours accompagné de Jean, il se dirige vers la haute grille, la franchit et s’éloigne, pendant que Jean, après avoir fermé l’entrée, revient trouver Marie.